Jean-Paul Brunet, Charonne, lumières sur une tragédie (2003)

vendredi 2 mai 2008.
 
Je reproduis ici deux comptes-rendus du livre de Jean-Paul Brunet, Charonne, lumières sur une tragédie (Paris, Flammarion, 2003, 336 p.), celui que j’ai rédigé pour la Revue historique en 2003, et la version plus longue que j’avais dû condenser.

Jean-Paul Brunet, Charonne, lumières sur une tragédie . Paris, Flammarion, 2003, 336 p, 22 €.

La sanglante répression de la manifestation anti-OAS du 8 février 1962 à Paris, qui fit neuf morts parmi les manifestants au métro Charonne, a marqué la mémoire de la gauche française au point de recouvrir presque entièrement un autre épisode sanglant de la fin de la guerre d’Algérie : la répression encore plus brutale de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961. C’est à ces deux tragiques événements qu’est consacré le dernier livre de Jean-Paul Brunet, professeur émérite à l’Université de Paris IV. Le plan de l’ouvrage surprend. En effet, l’auteur commence par revenir, dans ses deux premiers chapitres, sur le 17 octobre 1961, sujet de son livre précédent (Police contre FLN, Flammarion, 1999). C’est donc au bout d’une centaine de pages qu’il fait entrer le lecteur dans le vif du sujet annoncé.

Jean-Paul Brunet commence par dénoncer les erreurs de méthode commises par Jean-Luc Einaudi, l’auteur des livres considérés comme faisant autorité sur le 17 octobre 1961 par une grande partie des médias et du public [1]. Il lui reproche également sa partialité, qu’il explique par un passé maoïste non renié . Et il souligne le danger de la construction d’une identité collective sur des bases erronées par les jeunes franco-algériens qui ont sifflé la Marseillaise au Stade de France. Puis il fait le point sur le drame d’octobre 1961, en résumant les principaux apports de son livre précédent et en le complétant par ceux de publications postérieures. Il dénonce l’ostracisme que ce livre a subi dans une grande partie de la presse du fait de son estimation prudente du nombre des morts (entre 30 et 50, au lieu de presque 400 selon Einaudi) ; et il riposte aux reproches que lui a faits Pierre Vidal-Naquet, d’avoir exclu les témoignages algériens et d’avoir voulu a priori minimiser le nombre des victimes sur la foi de celui de Maurice Papon.

Pour comprendre le ton polémique de ce retour en arrière, il faut savoir que Jean-Paul Brunet a fait l’objet d’un procès d’intention avant même la sortie de Police contre FLN, dès qu’il eut obtenu des dérogations refusées à Jean-Luc Einaudi, de la part de celui-ci et des historiens qui le soutiennent (dont Pierre Vidal-Naquet est le plus prestigieux). Et qu’il est traité d’une manière inéquitable par l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli », dont le site Internet accorde le titre d’historien sans aucune réserve à Einaudi (qui ne le revendique pas), et de mauvaise grâce à « l’historien » (entre guillemets) Brunet [2].

Après cette mise au point, le livre revient à son sujet et suit une progression chronologique. Il présente les manifestations contre la guerre d’Algérie organisées par les syndicats et les partis de gauche en 1960 et 1961, insistant sur la manifestation fondatrice du 27 octobre 1960 à la Mutualité, et sur celle du 19 décembre 1961 contre l’OAS, qui rencontra une très violente répression policière. Puis il analyse le malaise de la police (dont les principaux syndicats critiquaient l’intransigeance des autorités envers les manifestants ) et la montée des tensions provoquée par l’escalade terroriste de l’OAS, qui motiva l’appel à manifester le 8 février. Le déroulement de la manifestation et sa répression d’une rare violence sont ensuite retracés avec une très grande précision, à partir des archives policières et judiciaires complétées par des sources syndicales et par une enquête auprès de témoins et d’acteurs. La charge meurtrière près du métro Charonne est reconstituée avec une extrême minutie, en s’appuyant sur des cartes, des plans et des croquis en annexe. Les derniers chapitres sont consacrés aux victimes, à l’impact de l’événement sur l’opinion publique, et au problème des responsabilités.

Jean-Paul Brunet démontre brillamment la rigueur et l’efficacité de sa méthode, mais aussi l’indépendance de son jugement. Il n’hésite pas à dénoncer les mensonges qu’ils constate, et dément les fausses explications de la violence policière par des provocations de commandos communistes ou par une opération de noyautage de l’OAS. Au delà des responsabilités du préfet de police et de ses subordonnés, il désigne comme les plus lourdes celles du général de Gaulle, qui a imposé dans toute la hiérarchie policière sa conception intransigeante de l’autorité de l’Etat, et qui a voulu maintenir une symétrie artificielle entre un prétendu péril communiste et la menace de l’OAS. Ainsi, Jean-Paul Brunet fournit la preuve éclatante qu’il n’est pas un historien officiel, « un privilégié dont on a testé l’échine souple », mais au contraire « un professionnel sans parti pris » [3].

Guy Pervillé.

PS : J’avais commencé par rédiger ce compte-rendu sans tenir compte du volume demandé par la Revue historique, et j’ai donc dû l’abréger pour la publication. Je crois utile de joindre la version complète, que voici.

La sanglante répression de la manifestation anti-OAS du 8 février 1962 à Paris, qui fit neuf morts parmi les manifestants au métro Charonne, a marqué la mémoire de la gauche française au point de recouvrir presque entièrement un autre épisode sanglant de la fin de la guerre d’Algérie : la répression encore plus brutale de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, redécouverte depuis une douzaine d’années seulement. C’est à ces deux tragiques événements qu’est consacré le dernier livre de Jean-Paul Brunet, professeur émérite à l’Université de Paris IV.

Le plan de l’ouvrage a de quoi surprendre le lecteur. En effet, l’auteur commence par revenir, dans ses deux premiers chapitres, sur le 17 octobre 1961, sujet de son livre précédent (Police contre FLN, Flammarion, 1999), avant d’aborder le sujet annoncé en couverture par une présentation synthétique des manifestations contre la guerre d’Algérie à Paris d’octobre 1960 à décembre 1961. C’est donc au bout d’une bonne centaine de pages, au début du deuxième tiers du livre, qu’il fait entrer son lecteur dans le vif de son sujet. Pourquoi ne pas avoir évoqué le 17 octobre 1961 à sa place dans la progression chronologique ? Ce plan inhabituel méritera une explication.

Le premier chapitre, intitulé « 17 octobre 1961, la construction d’une légende », est une critique véhémente des erreurs de méthode que Jean-Paul Brunet reproche à Jean-Luc Einaudi, l’auteur des deux livres les plus connus et considérés comme faisant autorité sur cette question par une grande partie des médias et du public [4]. Il entame son réquisitoire en démontrant l’inanité d’une rumeur suivant laquelle un rapport de l’Inspection générale des services de police aurait fait état de 140 morts à la suite de la manifestation du 17 octobre. Puis il critique les listes de morts et de disparus proposées par Jean Luc Einaudi, qui comportent une majorité de décès antérieurs à la manifestation, ajoutent indûment les cadavres non identifiés aux disparus, comptent parmi ces derniers des personnes transférées en Algérie, et contiennent des doubles comptes dus à des variantes orthographiques dans les diverses listes cumulées par celui-ci [5]. Il leur reproche surtout d’attribuer « très vraisemblablement à l’action de la police » presque tous les cas de mort violente d’Algériens, en ignorant les enquêtes de police judiciaire qui concluent le plus souvent autrement, et il en donne plusieurs exemples convaincants. Il critique ensuite le fantasme des disparitions ou dissimulations massives de cadavres, qu’il estime pratiquement impossibles. Puis il démonte la fabrication d’un mythe d’enfant héroïque et martyr (la jeune Fatima Bedar, retrouvée noyée dans le canal Saint-Denis) sur des base très fragiles. Jean-Paul Brunet reproche à Jean-Luc Einaudi, en plus de son amateurisme, sa partialité qu’il explique par un passé maoïste non renié : « quand à ces déficiences se joint une passion militante débridée, un esprit de « repentance » aveugle qui aboutit à mettre au compte de la police française tous les crimes du FLN et à multiplier par huit ou dix le nombre des Algériens tués le 17 octobre 1961, la catastrophe est totale » [6]. Et il conclut en soulignant la gravité de l’enjeu politique de cette déformation du passé : la construction d’une identité collective sur des bases erronées par une partie des jeunes franco-algériens, ceux qui ont sifflé la Marseillaise au Stade de France.

Le deuxième chapitre fait le point sur le drame d’octobre 1961, en résumant les principaux apports du livre précédent de Jean-Paul Brunet, et en le complétant par ceux de publications postérieures d’autres auteurs [7]. Jean-Paul Brunet commence par présenter les forces en présence : le FLN, à propos duquel il justifie l’emploi des termes « terrorisme » et « visées totalitaires », et la police, dont il souligne les dérives répressives, et même de droit commun dans certains cas. Il décrit avec des exemples précis ces dérives policières (vols, extorsions de fonds et destruction des papiers d’identité), et admet l’éventualité d’expéditions punitives de « commandos para-policiers » en dehors des heures de service. Mais il refuse d’imputer à un recrutement sélectif privilégiant l’extrème-droite le racisme policier, reflet de celui de la société entière ; et il recherche une voie moyenne entre les graves accusations portées par le FLN et ses amis contre les harkis de la Force de police auxiliaire et les dénégations de leurs responsables (sans leur accorder une entière confiance). Retraçant la manifestation du 17 octobre, il souligne d’abord la très grande disproportion des forces en présence : 1.658 policiers et CRS contre 20.000 ou 30.000 manifestants, ce qui permet d’expliquer - sans l’excuser - la violence policière par la crainte d’être débordé ; il reconnaît que les conditions d’accueil des très nombreux manifestants arrêtés dans les centres de détention ont été « effroyables et indignes d’un pays civilisé », tout en contestant la vraisemblance des témoignages faisant état de gazages et d’empoisonnements. Avant d’aborder la question cruciale du nombre des morts, il dénonce l’ostracisme dont son livre précédent a été l’objet dans une grande partie de la presse du fait de son désaccord avec Jean-Luc Einaudi sur ce point, et il réfute les critiques de Pierre Vidal-Naquet en stigmatisant son attitude : « Quand se convaincra-t-on que la raison d’Etat n’est pas seulement la raison de l’Etat, mais qu’un de ses avatars peut être l’altération de la vérité sous le couvert de l’idéologie dominante ? Quand donc les esprits libres d’hier se rendront-ils compte qu’ils sont devenus ou risquent de devenir les bien pensants d’aujourd’hui ? » [8] Puis il reprend la démonstration qui l’avait conduit dans son livre précédent à situer ce nombre entre une trentaine et une cinquantaine de morts (avec une probabilité décroissante), et lui apporte de légers correctifs. Il maintient également son hypothèse suivant laquelle les morts violentes d’Algériens dans les mois précédents seraient en majorité imputables au FLN. Enfin, il nuance les responsabilités de Maurice Papon, sans les minimiser. Subordonné au ministre de l’Intérieur, au Premier ministre et au Président de la République, rien ne permet de l’accuser d’avoir dépassé leurs instructions, ni d’avoir « pris les devants d’une répression féroce, ni excité ses troupes, qui n’en avaient nul besoin » [9]. Mais la responsabilité personnelle du préfet de police semble nettement engagée par le fait d’avoir absout d’avance tous les excès pour ne pas se couper de la base policière exaspéré par les attentats (alors qu’il traitait les syndicats avec le plus grand autoritarisme), par celui d’avoir préféré l’arrestation des manifestants à leur dispersion, et surtout d’avoir laissé commettre les pires violences à froid dans les centres de détention et laissé leurs victimes sans soins pendant plusieurs jours. Jean-Paul Brunet termine ce chapitre par une interrogation sur ce qu’aurait pu faire dans les mêmes circonstances le successeur de Maurice Papon, Maurice Grimaud, qui a su maîtriser la violence de ses hommes en mai 1968.

Le lecteur novice ne peut manquer d’être étonné par ce retour en arrière, et par ces règlements de comptes d’une rare véhémence. Il faut rappeler que Jean-Paul Brunet a fait l’objet d’un procès d’intention avant même la sortie de Police contre FLN, dès qu’il eut obtenu des dérogations refusées à Jean-Luc Einaudi, de la part de celui-ci et des historiens qui le soutiennent (dont Pierre Vidal-Naquet est le plus prestigieux). Et qu’il est traité d’une manière inéquitable par l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli », dont le site Internet accorde le titre d’historien sans aucune réserve à Jean-Luc Einaudi (qui ne le revendique pas lui-même), et de mauvaise grâce à « l’historien » (entre guillemets) Brunet [10]. Or, la qualité d’historien ne dépend pas de certains titres universitaires, ni d’une orientation politiquement correcte, mais du respect des principes fondamentaux de la méthode historique. Tous les historiens devraient s’entendre aisément pour ne rien affirmer de plus que ce qu’ils sont en mesure de prouver par des preuves convaincantes (et non par l’intime conviction du chercheur ou par l’argument d’autorité), et pour se garder tout autant de l’exagération que de la minimisation. Jean-Luc Einaudi a joué un rôle capital en contribuant à briser la chape de silence qui recouvrait les victimes du 17 octobre 1961, en affrontant deux fois le préfet Papon devant les juges, en forçant les pouvoirs publics à désavouer la politique de l’oubli. Mais les historiens doivent désormais se préoccuper d’autres dangers : ceux de l’exagération, de la déshistoricisation [11] ou de la mythification. Nul n’étant infaillible [12], la coopération sans exclusive de tous les historiens est nécessaire à l’élaboration de la vérité historique. Il est urgent de reconstituer la communauté scientifique des historiens malheureusement divisée par des querelles idéologiques.

Après cette mise au point, le livre revient à son sujet et suit une progression chronologique. Il présente les manifestations contre la guerre d’Algérie organisées par les syndicats et les partis de gauche en 1960 et 1961, insistant sur la manifestation fondatrice du 27 octobre 1960 à la Mutualité (initiative de l’UNEF relayée par plusieurs syndicats, mais désavouée par la CGT et le PCF), et sur celle du 19 décembre 1961 contre l’OAS, qui rencontre une très violente répression policière, dont le pouvoir impute abusivement la responsabilité à des provocateurs communistes. Puis il analyse le malaise de la police (dont les principaux syndicats critiquent l’intransigeance des autorités envers les manifestants ) et la montée des tensions provoquée par l’escalade terroriste de l’OAS, qui motive l’appel à manifester le 8 février. Le déroulement de la manifestation et sa répression d’une rare violence sont ensuite analysées avec une très grande précision, à partir des archives policières et judiciaires complétées par des sources syndicales et par une enquête auprès de témoins et d’acteurs. La charge meurtrière près du métro Charonne est reconstituée avec la plus grande minutie, en s’appuyant sur des cartes, des plans et des croquis en annexe. Jean-Paul Brunet démontre brillamment la rigueur et l’efficacité de sa méthode, mais aussi l’indépendance de son jugement. Etant donné qu’il ne conteste pas le nombre des morts (tous communistes ou sympathisants) auxquels il consacre tout en chapitre, il ne laisse aucune prise à un nouveau procès d’intention. Il n’hésite pas à dénoncer les mensonges qu’ils constate à tous les niveaux, et dément les fausses explications de la violence policière par des provocations de commandos communistes ou par une opération de noyautage de l’OAS. Au delà des responsabilités de Maurice Papon, il désigne clairement celles bien plus graves du général de Gaulle, qui a imposé et diffusé dans toute la hiérarchie administrative et policière sa conception intransigeante de l’autorité de l’Etat, et qui a voulu maintenir une symétrie artificielle entre un prétendu péril communiste et la menace de l’OAS. Ainsi, Jean-Paul Brunet fournit la preuve éclatante qu’il n’est pas un historien officiel, « un privilégié dont on a testé l’échine souple », mais tout au contraire « un professionnel sans parti pris » [13].

[1] Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Le Seuil, 1991, et Octobre 1961, un massacre à Paris, Fayard 2001.

[2] « La méthodologie de « l’historien » Brunet laisse particulièrement à désirer ». Voir le site : http://17octobre 1961.free.fr/pages/dossiers/biblio.htm.

[3] Bloc-notes de Bernard Langlois, in Politis, 27 février 2003.

[4] Jean-Luc Einaudi, La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Le Seuil, 1991, et Octobre 1961, un massacre à Paris, Fayard 2001.

[5] On constate également plusieurs cas probables de doublons dus à l’inversion de l’ordre nom-prénom.

[6] Brunet, op. cit., p. 40.

[7] Notamment les mémoires de maîtrise de Linda Amiri, dirigé par Benjamin Stora, et de Pierre Brichard, dirigé par René Gallissot.

[8] Brunet, op. cit., p. 62.

[9] Brunet, op. cit., p. 71.

[10] « La méthodologie de « l’historien » Brunet laisse particulièrement à désirer (...) ». Compte-rendu de Police contre FLN dans la rubrique Bibliographie du site : http://17octobre 1961.free.fr/pages/dossiers/biblio.htm.

[11] « Octobre 1961, fusionné avec février 1962, est devenu une illustration de l’éternel fascisme contre lequel la gauche éternellement s’affirme. Il est intéressant de remarquer que ce travail de déshistoricisation d’octobre 1961 est aujourd’hui repris et accentué par certains de ceux qui s’attachent à en réveiller la mémoire, avec cette différence que c’est plutôt le racisme que le fascisme qui désormais qualifie le crime », écrit Paul Thibaud, « Retour sur une tragédie », in L’Express, 11 octobre 2001.

[12] Le témoignage de Monique Hervo, assistante sociale au bidonville de Nanterre, a obligé Jean-Paul Brunet à rectifier son attribution au FLN du meurtre de l’épicier Delouche, victime de policiers tortionnaires, voleurs et assassins (Brunet, op. cit., pp. 64-65).

[13] Bloc-notes de Bernard Langlois, in Politis, 27 février 2003.



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