Interview à l’APS pour l’anniversaire du 17 octobre 1961 (2024)

vendredi 1er novembre 2024.
 
Un journaliste de l’agence Algérie-Presse-Service m’a envoyé ces quatre questions quelques jours avant le 17 octobre 2024. Je lui ai répondu de mon mieux, mais par la suite je n’ai reçu aucun signe d’utilisation de mes réponses par l’APS. Je crois donc utile de faire connaître ces réponses, au moment où la France et l’Algérie paraissent de nouveau s’éloigner l’une de l’autre.

Question 1 : En votre qualité de professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université française, quel regard portez-vous, 63 ans après, sur les massacres du 17 octobre 1961 à Paris ?

J’ai déjà répondu à la même question sur le site Cnewsweb il y a trois ans, et vous pouvez vous reporter à ma réponse [1]. Cependant, il convient de l’actualiser pour tenir compte de l’actualité. La répression française de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 a été récemment commémorée sur la Seine par la délégation algérienne lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris en juillet dernier. Pourtant, cette journée tragique avait longtemps été oubliée parce que la Fédération de France du FLN soutenant le GPRA avait été vaincue dans la lutte pour le pouvoir entre Algériens durant l’été 1962, et il a fallu attendre les années 1990 pour que sa mémoire ressurgisse aussi bien en France qu’en Algérie. Mais le sens de cet événement douloureux continue de poser problème, puisqu’il a précédé de très peu le début de la période décisive des négociations entre le GPRA et la France qui a abouti aux accords d’Evian du 18 mars 1962. Pourquoi cela ? Deux interprétations continuent de s’opposer. Selon Jean-Luc Einaudi, encore soutenu par Gilles Manceron, cette répression très violente aurait été ordonnée par le Premier ministre Michel Debré afin de faire échouer les négociations. Mais selon Paul Thibaud, ancien compagnon de route de Pierre Vidal-Naquet, « A propos du 17 octobre 1961 (...), on n’a guère souligné la responsabilité du FLN. Le gouvernement français venait de décréter une trêve unilatérale des offensives en Algérie ; De Gaulle, par une concession essentielle sur le Sahara, venait de relancer la négociation. Il était donc absurde de déclencher en France la campagne d’attentats contre les policiers qui fut à l’origine du couvre-feu de Papon et de la manifestation du 17 octobre. Cette erreur du FLN n’excuse en rien les crimes commis contre les Algériens. Mais elle montre que les victimes ne sont pas toujours sans reproche ». Le livre de Marie-Odile Terrenoire, fille du ministre de l’information Louis Terrenoire, Voyage intime au milieu de mémoires à vif : le 17 octobre 1961, publié en 2017, va dans ce dernier sens [2].

Question 2 : La commémoration de ce 63ème anniversaire coïncide également avec la montée de l’extrême droite en France. Votre commentaire et analyse ?

La montée de l’extrême droite en France n’est pas une nouveauté : elle a commencé en 1983, quand le Front national, parti jusque-là groupusculaire fondé par Jean-Marie Le Pen, a commencé à bénéficier des votes de citoyens français déçus par la politique de la gauche au pouvoir depuis l’élection de François Mitterrand en 1981, parce qu’elle semblait renoncer à vouloir arrêter l’immigration d’Algérie et d’outre-mer. L’opposition giscardienne et chiraquienne était alors d’accord pour s’y opposer, et c’est seulement en 2002 que le président Chirac, réélu par surprise en tant que candidat unique des Républicains de droite et de gauche contre Jean-Marie le Pen, a renoncé à s’opposer à l’immigration [3]. La carte des électeurs du Front national, puis du Rassemblement national, a montré une bonne corrélation avec celle des rapatriés d’Algérie, mais aussi et surtout avec celle des anciennes régions industrielles situées à l’est d’une ligne Montpellier-Le Havre où les immigrés étaient nombreux, avant de s’étendre à presque toute la France rurale et désindustrialisée [4].

Question 3 : Ne pensez-vous pas que cette situation risque d’être préjudiciable aux relations de partenariat privilégié que l’Algérie et la France veulent bâtir ?

Oui, mais le problème est de savoir si ce projet commun de « partenariat privilégié » existe vraiment. Le président Boumedienne avait fait cette proposition au président Giscard d’Estaing en 1975, mais il n’a pas supporté que la France veuille s’entendre en même temps avec le Maroc. Puis le président Bouteflika l’a proposée de nouveau au président Chirac dans son discours du 14 juin 2000, et ce dernier a proposé en 2003 la négociation d’un traité d’amitié franco-algérien sur le modèle du traité d’amitié franco-allemand de 1963, mais celui-ci a échoué à cause du vote de la loi du 23 février 2005 visant à satisfaire les revendications mémorielles des Français et des « Français musulmans » d’Algérie, alors que l’Algérie cherchait à obtenir de la France une déclaration de repentance pour tous les crimes commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962. Depuis 2020, le président Tebboune a proposé à plusieurs reprises au président Macron l’élaboration d’une politique mémorielle commune, mais les réponses françaises ont été plusieurs fois jugées insuffisantes, malgré les réunions d’une commission franco-algérienne d’historiens, et le choix fait récemment par Emmanuel Macron d’accepter la solution marocaine du conflit du Sahara occidental semble de nouveau condamner le rapprochement franco-algérien.

Question 4 : Pourquoi, à votre avis, la réconciliation des Mémoires entre l’Algérie et la France coince toujours ?

La raison fondamentale est celle que je vous ai donnée dans mon interview du 1er novembre 2021 : la revendication algérienne de repentance n’a été acceptée par aucun président de la République française, parce qu’un président de la République française ne s’adresse pas uniquement au chef de l’Etat algérien : quand bien même il le souhaiterait, il ne peut pas tenir le même discours de repentance face aux groupes mémoriels rivaux qui coexistent tant bien que mal en France [5]. L’Algérie a depuis son indépendance la même politique mémorielle qui est celle du gouvernement et de la nation entière, fondée sur la glorification de la guerre de libération nationale et sur la disqualification de tous ceux qui ont refusé d’y participer. Au contraire la France a longtemps été incapable d’avoir une politique mémorielle commune susceptible de rassembler tous les Français, puis elle a tenté d’en réaliser une à partir de la fin des années 1990, mais sans y parvenir. A la place d’une telle politique, tous les présidents depuis Jacques Chirac et surtout depuis l’élection d’Emmanuel Macron ont contribué à élaborer une politique plus réaliste - même si elle est intellectuellement peu cohérente - qui consiste à reconnaître les mémoires de tous les groupes qui se sont opposés pour ou contre l’indépendance de l’Algérie en espérant qu’ils finiront par dialoguer entre eux et qu’ils aboutiront à plus long terme à une réconciliation entre Français. La réconciliation entre Français et Algériens est encore plus difficile à réaliser.

Guy Pervillé.

[1] http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=476.

[2] Voir sur mon site : « A propos d’un nouveau livre sur le 17 octobre 1961 » (2017) (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=416 ).

[3] Voir sur mon site : « A propos de la victoire d’Emmanuel Macron : la polarisation droite-gauche, l’émergence du Front national et les conséquences de la guerre d’Algérie en France, de 1962 à nos jours » (2017) (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=393).

[4] Voir la quatrième édition de mon Atlas de la guerre d’Algérie, paris, Autrement, 2024, pp 78-79.

[5] http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=483 .



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