Qu’est-ce que le terrorisme ? (2002)

samedi 2 septembre 2006.
 
Cet article a été publié dans le n° 7, numéro spécial intitulé "Un siècle de terrorisme" (octobre-novembre-décembre 2002), de la revue Guerre et histoire, (E-mail : hdg@edipol.com) présenté par François Delpla, pp. 6-13.

Le terrorisme n’a pas attendu le 11 septembre 2001 pour faire couler beaucoup de sang, et beaucoup d’encre. Le mot est couramment employé par les spécialistes des sciences politiques et par les historiens, qui le considèrent comme un concept scientifiquement valable pour désigner un phénomène spécifique. Pourtant, cet usage ne fait pas l’unanimité dans l’opinion publique. Deux objections lui sont fréquemment opposées. Suivant certains, le terrorisme ne serait qu’une forme particulière de guerre, celle des pauvres contre les riches et des faibles contre les puissants. D’autres vont jusqu’à penser que le terrorisme n’est qu’une désignation calomnieuse des mouvements de résistance légitime par les Etats dictatoriaux ou impérialistes qu’ils combattent à juste titre. Il faudrait donc traduire automatiquement « terrorisme » par « résistance », si les adeptes de ce point de vue ne se contredisaient pas en appelant « terrorisme » l’action violente des mouvements dont ils désapprouvent les buts politiques... Quoi qu’il en soit, le mot « terrorisme » serait dépourvu de contenu objectif, et son emploi serait un signe soit de naïveté, soit de partialité.

Les historiens, ainsi interpellés, ont deux manières de répondre à ces objections. La première consiste à définir précisément le contenu du concept de terrorisme, et à montrer en quoi il se distingue de celui de guerre. C’est ce qu’a récemment tenté l’écrivain et politologue américain Caleb Carr, dans son essai intitulé Les leçons de la terreur, Pour comprendre les racines du terrorisme [1]. Sa définition est la suivante : « Le terrorisme n’est que l’appellation contemporaine et la forme moderne de la guerre délibérément menée contre des civils afin d’anéantir leur détermination à soutenir des dirigeants ou des politiques que les agents de cette violence jugent inadmissibles » [2]. Les terroristes sont donc bien des combattants d’une forme de guerre, mais des combattants qui s’attaquent à des civils sans défense et non à d’autres combattants capables de riposter. C’est pourquoi leur action violente appelle une riposte militaire, mais celle-ci doit restée limitée en ne visant que les terroristes et en évitant le plus possible de s’en prendre aux populations qui en sont plus ou moins spontanément solidaires, pour ne pas mériter le même nom. Cette définition très large englobe des pratiques de guerre totale aussi vieilles que l’histoire, et qui sont aussi bien le fait des Etats que des mouvements de résistance, de révolte ou de révolution.

L’autre méthode consiste à retracer l’histoire du mot « terrorisme » pour voir s’il s’est toujours appliqué à des réalités semblables depuis son apparition. L’enquête sémantique part de la consultation des bons dictionnaires qui classent les différents sens d’un mot suivant l’ordre logique et chronologique de leur apparition. D’après le Robert, le mot « terrorisme » vient de « terreur », qui signifie en son sens premier « peur extrême qui affole, bouleverse, paralyse », et dans un sens dérivé : « peur collective qu’on fait régner dans une population, un groupe, pour briser sa résistance ; régime, procédé politique fondé sur cette peur, sur l’emploi des mesures d’exception et de la violence ». Ce dernier sens est apparu en français dans des circonstances historiques précises : « Sous la Révolution française, ensemble des mesures d’exception prises pour contraindre les Français à obéir aux lois du gouvernement révolutionnaire ; la période pendant laquelle ces mesures furent en vigueur, depuis la chute des Girondins , en juin 1793, jusqu’à celle de Robespierre, le 27 juillet 1794 (9 thermidor) ». De là sont issus les noms « terroriste » : « s’est dit après la chute de Robespierre de ceux qui avaient soutenu ou appliqué la politique de terreur », et « terrorisme » : « mot employé dans la période qui suivit la chute de Robespierre pour désigner la politique de terreur des années 1793-1794 ». Le Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre précise que la Terreur fut « mise à l’ordre du jour » le 5 septembre 1793 par le gouvernement révolutionnaire émanant de la Convention nationale, pour intimider les « ennemis de la Nation », alors que la guerre civile s’ajoutait à la guerre étrangère. Le Tribunal révolutionnaire créé en mars 1793 appliqua des lois répressives de plus en plus expéditives, qui supprimèrent toutes les garanties d’un procès équitable et remplacèrent la notion de coupable individuel par celle de « suspect » du seul fait d’appartenir à un groupe réputé contre-révolutionnaire.

Ce premier exemple d’un terrorisme d’Etat ne correspond guère à ceux que le mot évoque spontanément de nos jours. Mais dès 1795, l’expression « Terreur blanche » désigna les actes de vengeance commis par des bandes royalistes contre les anciens « terroristes », et elle fut reprise en 1815 pour désigner les mêmes violences commises par les ultra-royalistes contre les partisans de Napoléon après la deuxième restauration du roi Louis XVIII. Ainsi, les mots terreur et terrorisme devinrent des concepts assez souples pour s’appliquer aussi bien à des violences d’Etat qu’à celles de groupes d’opposants, que les uns et les autres soient de gauche ou de droite. Suivant le Robert, « terrorisme » en est venu à signifier en général « emploi systématique de mesures d’exception, de la violence, pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir...) » et spécialement : « ensemble des actes des actes de violence (attentats individuels ou collectifs, destructions) qu’une organisation politique exécute pour impressionner la population et créer un climat d’insécurité ».

Pourtant, l’évolution du mot en concept paraît avoir été tardive. Entre 1815 et 1871, les mots terrorisme et terroristes étaient le plus souvent employés dans le sens historique se rapportant à la Révolution française. En effet, l’ordre monarchique régnait normalement en Europe, et les mouvements d’opposition libéraux, démocratiques, nationaux ou sociaux s’efforçaient de prendre le pouvoir par des combats de rues, avec barricades et fusils, espérant que l’armée se rallierait au peuple ou que le chef de l’Etat cèderait, suivant le modèle du 14 juillet 1789. La terreur au sens général de Caleb Carr était généralement le fait des pouvoirs établis quand ils se décidaient à écraser les insurrections par tous les moyens de la force militaire. Pourtant, on observe déjà plusieurs exemples d’une pratique appelée à se banaliser plus tard : l’attentat visant à supprimer un chef d’Etat par les moyens les plus meurtriers, sans se soucier d’éviter les inévitables « bavures » : ainsi l’attentat royaliste de la rue Saint Nicaise contre Napoléon Bonaparte le 24 décembre 1800, celui de Fieschi contre Louis Philippe en 1835, et celui d’Orsini contre Napoléon III en 1858, qui manquèrent tous les trois leur cible en faisant un carnage dans la foule...

Mais après 1871 (date de l’écrasement de la Commune de Paris par l’armée versaillaise, qui mit fin au prestige du modèle révolutionnaire français), de telles pratiques longtemps marginales devinrent caractéristiques d’un nouveau type de terrorisme, employé par des mouvements révolutionnaires, socialistes ou nationalistes. La supériorité de plus en plus évidente de l’organisation et de l’armement des forces armées poussèrent des petits groupes de contestataires de l’ordre établi à frapper les responsables individuels de la répression par le couteau, le revolver et surtout la bombe. Les populistes russes [3] montrèrent les premiers l’exemple à partir de 1878, et réussirent à tuer le tsar Alexandre II en 1881 ; démantelé en 1887, le mouvement terroriste reprit son action en 1901 sous la forme du « détachement de combat » du Parti socialiste révolutionnaire. Entre temps, leurs méthodes avaient inspiré l’aile extrémiste des mouvements anarchistes qui multiplièrent les attentats contre les chefs d’Etats et les représentants des classes dirigeantes dans plusieurs pays capitalistes d’Europe et d’Amérique, créant ainsi l’illusion d’une internationale terroriste. Après la révolution russe manquée de 1905, les mêmes méthodes commencèrent à se répandre dans certains mouvements nationalistes des pays colonisés, comme les Indes britannique et l’Indochine française. Mais les groupes terroristes les plus virulents avant 1914 furent sans doute les sociétés secrètes nationalistes de la partie européenne de l’Empire ottoman. D’abord l’ORIM (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne), fondée en 1893, qui s’illustra le 28 avril 1903 par une salve d’explosions dans Salonique, synchronisées avec une tentative d’insurrection générale en Macédoine. Puis, à partir du coup d’Etat meurtrier du 11 juin 1903 à Belgrade, les sociétés secrètes panserbes (Omladina, Narodna Odbrana, enfin « L’unité ou la mort » - plus connue sous le nom de « Main noire » - dont le terrorisme anti-autrichien en Bosnie et Herzégovine aboutit à l’attentat du 28 juin 1914 à Sarajevo, qui provoqua la Première guerre mondiale. Mis aux service de nationalismes obsédés par la « purification ethnique » [4], le terrorisme était prêt à passer de la terreur sélective à la terreur massive, comme l’avaient prouvé les innombrables atrocités commises durant les guerres balkaniques de 1912 et 1913 par les armées et par les troupes irrégulières de tous les belligérants.

Pourtant, la Première guerre mondiale fut principalement un affrontement sanglant entre des armées régulières de forces approximativement égales. Les appels au soulèvement des nationalités opprimées par l’autre camp n’eurent pas grand succès, mis à part l’insurrection minoritaire des nationalistes irlandais radicaux contre les Anglais à Dublin en 1916 et la « révolte arabe » du Hedjaz contre les Turcs la même année. Les principales formes de guerre dirigées contre les civils furent le blocus maritime de l’Entente et la guerre sous marine des Puissances centrales, qui provoqua l’intervention des Etats Unis en 1917. La terreur fut pratiquée par les Allemands en Belgique et en France occupées en 1914 (contre des « « francs tireurs » imaginaires), et surtout par les Ottomans en 1915 contre la population arménienne de l’empire, sous prétexte de collaboration avec les envahisseurs russes. Mais en dehors de ces très importantes exceptions, les « lois de la guerre » qui protégeaient les combattants désarmés (blessés et prisonniers) furent assez bien respectées par les deux camps.

C’est la deuxième révolution russe de novembre 1917 (la prise du pouvoir central par le parti bolchevik de Lénine au nom des Soviets) qui remit la terreur à l’ordre du jour - comme en France en 1793 - en déclenchant une guerre civile. Lénine (dont le frère avait été pendu en 1887 pour complot contre la vie du tsar Alexandre III) avait toujours condamné le terrorisme des Socialistes révolutionnaires pour son inefficacité, parce qu’il voulait éliminer une classe dirigeante, et non des individus ; mais après s’être emparé du pouvoir par une sorte de coup d’Etat militairement organisé, il ne pouvait le conserver que par la terreur. « En principe, nous n’avons jamais rejeté la terreur », admettait-il franchement ; mais il mettait ses camarades en garde contre son abus : « notre devoir est d’avertir le plus énergiquement contre une fascination excessive de la terreur, contre une tendance à la considérer comme le moyen de lutte principal et fondamental, tendance que beaucoup sont enclins à suivre en ce moment » [5]. Le parti bolchevik, seul contre tous, gagna la guerre civile par les forces conjuguées de l’Armée rouge et de la Tchéka, implacable police politique et instrument d’extermination sociale. Il affronta victorieusement la « terreur blanche » des armées contre-révolutionnaires levées par les anciens officiers tsaristes, et même le terrorisme de ses anciens alliés les Socialistes révolutionnaires de gauche, qui tentèrent d’assassiner ses dirigeants durant l’ été 1918. Le nouveau régime fondé sur la terreur continua de l’employer contre les partis et les forces sociales hostiles à sa politique, puis à l’intérieur du parti dominant contre tous ceux que son chef Staline soupçonnait de vouloir ou de pouvoir prendre sa place. Après le mystérieux assassinat de Kirov en 1934, le crime de « terrorisme » figura en bonne place dans les actes d’accusation des procès de Moscou, instruments de la grande terreur des années 1937 à 1939.

Pendant l’entre-deux-guerres, le seul succès d’un mouvement nationaliste employant le terrorisme fut celui de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), qui obtint l’autonomie de la plus grande partie de l’Irlande avec le statut de Dominion en 1922, en acceptant le maintien de la souveraineté britannique sur la partie nord. Ce succès relatif (mais sans précédent) n’était pas dû au seul terrorisme, car les nationalistes radicaux encore minoritaires en 1916 avaient été rendus populaires par la férocité de la répression et avaient gagné la majorité des sièges aux élections de décembre 1918. Quand l’aile extrémiste de l’IRA refusa le partage de l’île, elle fut désavouée par la majorité puis échoua dans sa tentative de prendre le pouvoir par une guerre civile en 1923 ; réduite à un groupuscule, elle prolongea sans succès des attentats anti-britanniques en Irlande du Nord et dans le Royaume-Uni. Le terrorisme nationaliste persista dans les Balkans. L’ORIM réfugiée en Bulgarie continua sa lutte contre les Serbes qui avaient annexé la Macédoine au nouveau royaume de Yougoslavie, contre les dirigeants bulgares qui voulaient se rapprocher de celui-ci, et les règlement de comptes entre ses chefs [6]. La politique de terreur et de serbisation forcée du royaume yougoslave provoqua la naissance d’une nouvelle organisation terroriste croate, l’Oustacha, qui coopéra avec l’ORIM pour assassiner le roi Alexandre à Marseille en 1934. Les deux mouvements furent subventionnés et manipulés par l’Italie fasciste, qui aida également de nombreux groupuscules d’extrême droite prêts à mener des actions terroristes contre leurs ennemis ou pour le compte de l’Italie ; par exemple en France « la Cagoule » (le « Comité secret d’action révolutionnaire » d’Eugène Deloncle), tenta de provoquer un coup d’Etat militaire à l’imitation de l’Espagne franquiste par de faux attentats anti-patronaux. La guerre civile d’Espagne (1936- 1939), aboutissement d’une escalade de violences réciproques, fut accompagnée dans les deux camps de féroces épurations politiques dans la population [7].

Entre 1935 et 1945, l’enchaînement des guerres d’Ethiopie, d’Espagne et de la Deuxième guerre mondiale entraîna une banalisation définitive de la terreur et du terrorisme. Parce que les agressions des puissances fascistes provoquèrent des résistances armées, que les occupants et leurs collaborateurs locaux qualifièrent de « terrorisme » pour les discréditer ; mais les féroces représailles qu’ils leur opposèrent méritaient bien davantage ce nom. Et surtout parce que les belligérants des deux camps - d’abord l’Axe, puis les Alliés en riposte - recoururent systématiquement aux bombardements aériens visant non seulement des objectifs militaires et stratégiques, mais aussi les populations civiles des pays ennemis pour briser leur moral et leur combativité, puisque, disait Churchill, « le moral de l’Allemagne est un objectif militaire ». Après les bombardements terroristes des villes allemandes et japonaises, et après la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki par les premières bombes atomiques, les grands vainqueurs étaient mal placés pour condamner les crimes des vaincus, et pour empêcher les terroristes à venir d’imiter leur mauvais exemple avec de moindres moyens [8]. D’autant plus que désormais la paix entre les grandes puissances allait reposer sur l’équilibre de la terreur atomique, et sur la crédibilité de la menace de destruction mutuelle des populations ennemies.

Depuis 1945, le terrorisme a été pratiqué comme une arme parmi d’autres, combinée avec la guérilla et même la grande guerre, dans de nombreux conflits, notamment la guerre civile chinoise de 1946-1949 (prolongeant celle des années 1927-1936), et les deux guerres du Vietminh contre la France (1946-1954) et contre les Etats Unis (1960-1975), qui sont devenus des exemples classiques de la guerre révolutionnaire [9]. Il a été utilisé encore plus systématiquement par des mouvements nationalistes anticoloniaux comme le FLN algérien ou les organisations palestiniennes, pour pallier l’insuffisance originelle de leurs forces militaires ou pour compenser leur affaiblissement [10]. D’autre mouvements nationalistes, révolutionnaires ou islamistes n’ont jamais été assez forts pour employer une autre arme que le terrorisme. Les grandes puissances les dénoncent comme des organisations criminelles ou comme des instruments manipulés secrètement par des « Etats-voyous ». Mais la tactique des Etats Unis et de leurs alliés privilégiant les bombardements aériens pour ménager les vies de leurs soldats est, elle aussi, souvent qualifiée de « terroriste » par leurs adversaires. Existe-t-il donc des critères objectifs pour distinguer ce qui relève de la guerre et ce qui relève du terrorisme ?

La distinction n’est pas facile à faire, mais elle est possible. Le critère décisif n’est pas l’identité de tel ou tel belligérant, suivant qu’il dispose d’un Etat reconnu comme tel ou non, d’une armée puissante ou non, mais son comportement. En effet, le terrorisme est une certaine forme de guerre, mais toute guerre n’est pas du terrorisme. Le terrorisme est une forme de guerre qui ne respecte pas les « lois de la guerre » par lesquelles les Etats dits civilisés du XIXème et du début du XXème siècle s’étaient engagés à limiter leur usage de la violence dans leur intérêt mutuel, en épargnant les civils non armés et les combattants désarmés (blessés et prisonniers). Les combattants réguliers tuent d’autres combattants pour ne pas être tués par ceux-ci : ils sont en état de légitime défense réciproque. Au contraire, les terroristes s’attaquent à des adversaires sans défense ou à des innocents. C’est pourquoi leurs actes peuvent être qualifiés de crimes de guerre. Mais ils se considèrent eux-mêmes comme des justiciers ou des vengeurs des crimes antérieurs de leurs ennemis.

La délimitation n’est pas toujours évidente entre la guérilla, qui utilise la ruse ou la surprise pour frapper l’adversaire avant qu’il ait pu réagir, et le terrorisme. D’autant plus qu’elle ne s’en prend pas seulement à des soldats ennemis, mais aussi à des « traîtres » qui prennent leur parti ouvertement ou secrètement. On peut également remettre en question l’unité du terrorisme, qui rassemble sous le même concept des attentats sélectifs, visant des ennemis ou des « traîtres » identifiés comme tels, et des attentats aveugles frappant des innocents au hasard. Mais on peut répondre à cette objection que l’unité du terrorisme est assurée par l’acceptation sans scrupule des « dégâts collatéraux » [11], et que même les attentats aveugles ont une cible collective. L’histoire des mouvements terroristes montre généralement une dérive : ils commencent par tuer des ennemis et des « traîtres » pour leurs actes, puis pour leurs opinions, et enfin pour leur appartenance volontaire ou naturelle à un groupe considéré globalement comme ennemi.

Les terroristes se présentent de plus en plus souvent comme des volontaires de la mort (en arabe, fidayin) ou des martyrs (chouhada) ; mais, même dans le cas des attentats-suicides cet euphémisme camoufle le véritable but de leur action. Le terrorisme vise un double effet : tuer ses victimes directes, et paralyser la volonté de résistance des survivants et de tous ceux qui en sont solidaires en les terrorisant. Ce résultat est censé justifier le terrorisme, parce qu’il serait le seul moyen efficace de procurer la victoire à des mouvements trop faibles pour affronter militairement, à armes égales, leurs ennemis. En réalité, la terreur ne peut briser la combativité du camp adverse que si celui-ci se sent écrasé par une force incontestablement supérieure. Le terrorisme du faible contre le fort produit généralement l’effet inverse : il crée un désir de vengeance qui durcit la résolution de venir à bout des terroristes par tous les moyens. Certains stratèges du terrorisme anticipent cette réaction, en provoquant délibérément des représailles aveugles par des attentats aveugles pour accélérer le ralliement autour d’eux du peuple qu’ils prétendent défendre et venger. C’est pourquoi le FLN algérien est passé en 1955 et 1956 du terrorisme sélectif de ses débuts au terrorisme de masse ; mais il a du même coup retardé sa victoire en faisant de la masse des Français d’Algérie une force irréductiblement hostile à sa cause. La majorité des métropolitains se sont résignés à l’indépendance négociée avec le FLN pour mettre fin à la guerre, mais l’auraient-ils acceptée si le FLN avait pratiqué à Paris le même terrorisme qu’à Alger ? La Fédération de France du FLN a mieux servi sa cause en limitant son usage de la violence. De même, l’imitation de la stratégie de provocation du FLN par l’OAS contre les Algériens musulmans en 1962 à Alger et à Oran ne pouvait que se retourner contre elle, étant donné le déséquilibre du rapport des forces (10 musulmans contre 1 Européen) [12].

Ainsi, l’usage illimité de la violence ne peut donner la victoire qu’à ceux qui sont déjà les plus forts. Les plus faibles ont intérêt à le limiter pour inciter leur ennemi à consentir à un compromis. L’idée que le terrorisme puisse leur donner la victoire n’est qu’une croyance irrationnelle, une funeste illusion. Quant à l’argument de Frantz Fanon, suivant lequel la « violence absolue » serait nécessaire pour libérer et pour désintoxiquer les « damnés de la terre » [13] de l’agressivité accumulée en eux par de longues années d’oppression, c’est un triste sophisme : si sa théorie avait été juste, l’Algérie (par exemple) devrait être aujourd’hui le pays le plus libre et le plus heureux du monde.

Guy Pervillé

[1] Traduction française, Paris, Presses de la Cité, 2002, 266p.

[2] Caleb Carr, op. cit., p. 16.

[3] Franco Venturi, Il populismo russo, traduction française : Les intellectuels, le peuple et la Révolution, Paris, Gallimard, 1972, 1166p.

[4] Le nettoyage ethnique, Documents historiques sur une idéologie serbe, rassemblés, traduits et commentés par Mirko Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac, Paris, Fayard, 1993, 340 p.

[5] Cité par Caleb Carr, op. cit., p.175.

[6] Cf. le reportage d’Albert Londres, Les comitadjis, ou Le terrorisme dans les Balkans, Paris, Christian Bourgois (10-18), première édition dans Le Petit Parisien, octobre 1931.

[7] Cf. Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Paris, Plon 1938, Le livre de poche n° 819-820.

[8] « Donnez moi vos avions, je vous donnerai mes couffins » (servant à transporter des bombes), aurait dit au colonel Bigeard son prisonnier Larbi Ben M’hidi, chef du FLN d’Alger.

[9] Mais les écrits militaires de Mao et de Giap n’ont pas servi de modèle aux chefs du FLN, qui les connaissaient très mal et s’inspiraient d’exemples très divers. Cf. Charles-Robert Ageron, « Les guerres d’Indochine et d’Algérie au miroir de la ‘guerre révolutionnaire’ », dans L’ère des décolonisations, Paris, Karthala, 1995, pp. 47-66, et le témoignage de Hocine Aït-Ahmed, Mémoires d’un combattant, L’esprit d’indépendance, 1942-1952, Paris, Sylvie Messinger, 1983, p. 133.

[10] Selon les rapports de synthèse du Deuxième bureau de l’armée française, l’usage du terrorisme par le Vietminh et par le FLN était inversement proportionnel à la puissance militaire de ces organisations.

[11] Albert Camus, qui avait traité dans sa pièce Les justes les cas de conscience des populistes russes, dénonçait le terrorisme du FLN comme un crime : « sous la forme où il est pratiqué, aucun mouvement révolutionnaire ne l’a jamais admis et les terroristes russes de 1905, par exemple, seraient morts (ils en ont donné la preuve) plutôt que de s’y abaisser » (Avant-propos de Chroniques algériennes, Gallimard 1958, in Essais d’Albert Camus, présentés par Roger Quilliot, Gallimard, 1965, p. 894).

[12] Cf. Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 142-152, et 209-213.

[13] Les damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, première édition, Paris, Maspéro, 1961.



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