HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE (1989-1990)
La guerre d’Algérie a inspiré, en 1989 et 1990, de nombreuses publications, auxquelles ont fait écho de nombreux articles dans la presse : par exemple, celui d’Alain-Gérard Slama dans Le Point du 11-12-1989, et sa communication au colloque La guerre d’Algérie et les Français cité plus loin. En excluant les œuvres à caractère ouvertement romanesque, il reste au moins 25 à 30 titres parus en deux ans :
en 1989 :
AYOUN (Monique) et STORA (Jean-Pierre) - Mon Algérie. 62 personnalités témoignent. - Paris, Acropole, 300 p.
BATTY (Peter) - La guerre d’Algérie. - Paris, Bernard Barrault. 175 p.
BOURGRENET DE LA TOCNAYE (Alain) - Comment je n’ai pas tué de Gaulle. - Réédition chez l’auteur, 1989, 377 p.
BUONO (Christian) - Témoignage d’une babouche noire. - Préface de Henri Alleg, Paris. Nouvelle Édition Pleine Plume, 109 p.
CARRIÈRE (Jean-Claude) - La paix des braves. - Paris, Le Pré aux Clerc, 228 p.
ÉVENO (Patrick) et PLANCHAIS (Jean) - La guerre d’Algérie, dossier et témoignages réunis et présentés par... Paris, La Découverte et le Monde, 425 p.
FLEURY (Georges) - Le combat des harkis. - Paris, Éditions Sept Vents, 220 p.
HARBI(Mohammed) - 1954, La guerre commence en Algérie. - Bruxelles, Éditions Complexe, réédition, p. 209.
LE GOYET (Pierre) - La guerre d’Algérie. - Paris, Perrin, 502 p.
LYOTARD (Jean-François) - La guerre des Algériens. Écrits, 1956-1963 . Paris, Éditions Galilée, 285 p. Présentation de Mohammed Ramdani.
MOINET (Bernard) - Ahmed, connais pas. Paris, Éditions Athanor, p. 511.
RENAUD (Patrick Charles) - Au-delà du devoir. Préface du colonel Onimus. Prentera, 150 p.
SIGG (Bernard) - Le silence et la honte. Névroses de la guerre d’Algérie. Paris, Messidor - Éditions sociales, 160 p.
VIDAL-NAQUET (Pierre) - L’affaire Audin (1957-1978). Paris, Éditions de Minuit, 191 p.
VIDAL-NAQUET (Pierre) - Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie. Paris, La Découverte, 259 p.
YACONO (Xavier) - De Gaulle et le FLN (1958-1962). Versailles, L’Atlanthrope, 128 p.
en 1990 :
COURRIÈRE (Yves). - La guerre d’Algérie, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 2 t.
DAZY (René) - La partie et le tout. Le PCF et la guerre franco-algérienne. Paris, Éditions Syllepse, 106 p.
GAGET (Robert) - Commando Georges : des harkis de feu. Paris, Éditions Jacques Grancher, 300 p.
GANDY (Alain) - Salan. - Paris, Perrin, 438 p.
JAUFFRET (Jean-Charles) sous la direction de : La guerre d’Algérie par les documents. t. 1 : L’avertissement, 1943-1946. Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 550 p.
MAILLARD DE LA MORANDAIS (Alain) - L’honneur est sauf. Officier et prêtre en Algérie. Paris, Le Seuil, 367 p.
MAQUIN (Étienne) - Le parti socialiste et la guerre d’Algérie (1954-1958). Paris, L’Harmattan, 233 p.
MONTAGNON (Pierre) - Pas même un caillou. - Paris, Éditions Pygmalion, 240 p. Réédition.
ORR (Andrew) - Ceux d’Algérie. Le silence et la honte. Préface de Gérard Mordillat. Paris, Payot, 246 p.
RIOUX (Jean-Pierre) sous la direction de - La guerre d’Algérie et les Français. Colloque de l’Institut d’histoire du temps présent. Paris, Fayard, 700 p.
RISPAL (Jacques) - De la DST à Fresnes, ou trente et un mois de prison. Ecomusée de Fresnes, 85 p.
L’inclusion de livres qui ne sont pas entièrement consacrés à la guerre d’Algérie pourrait encore enrichir cette liste ; par exemple, des souvenirs de témoins et d’acteurs :
BERQUE (Jacques) - Mémoires des deux rives. Paris, Le Seuil, 1989, 288 p.
ROY (Jules) - Mémoires barbares. - Paris, Albin Michel, 1989, 564 p.
ASSOULINE (Pierre) - Singulièrement libre. Entretiens avec Raoul Girardet.
Paris, Perrin, 1990, 227 p.
Il est difficile de recenser sans retard toutes les publications faites en Algérie. Néanmoins, plusieurs livres importants sont à signaler :
ABDOUN (Mahmoud) - Témoignage d’un militant du mouvement nationaliste. Préface de Mahfoud Kaddache. Alger, Éditions Dahlab, 1990, 141 p.
BEN KHEDDA (Benyoucef) - La fin de la guerre d’Algérie. Les accords d’Évian. Deuxième édition revue et augmentée. Alger, OPU-ENAP, 1988, 126 p.
BEN KHEDDA (Benyoucef) - Les origines du 1er novembre 1954. Alger, Éditions Dahlab, 1989, 361 p.
BENZINE (Abdelhamid) - Lambèse. Alger, Dar-el-Idjtihad, 1989, 124 p.
HASSANI (Abdelkrim) - Guérilla sans visage, t. 1, Les premiers réseaux. Alger, ENAP-OPU, 1988, 237 p.
LONG (Olivier) - Le dossier secret des accords d’Évian. Une mission suisse pour la paix en Algérie. Préface de Max Petitpierre. Alger, OPU, 1989, 197 p.
BENNOUNE (Mahfoud) et EL KENZ (Ali) - Le hasard et l’histoire. Entretiens avec Belaïd Abdesselam. Alger, ENAG, 1990, 471 p.
L’évolution de l’historiographie algérienne mérite d’être étudiée sur une plus longue durée dans un prochain Annuaire de l’Afrique du Nord. Elle semble bien ne plus se contenter de récits édifiants de faits d’armes isolés de leur contexte. Abdelhamid Benzine évoque avec talent la vie des combattants emprisonnés avec lui à la prison centrale de Lambèse. Abdelkrim Hassani retrace l’histoire longtemps secrète du corps des transmissions par radio, fondé en 1956 en wilaya V par Ben M’hidi et Boussouf. Benyoucef Ben Khedda, après avoir réédité son opuscule sur les accords d’Évian, livre enfin le premier tome de ses Mémoires, retraçant la crise du MTLD, à laquelle il fut mêlé en tant que secrétaire général du parti. On peut espérer une suite sur la guerre, « si Dieu le veut ». Moins connu, Mahmoud Abdoun a néanmoins suivi de près toute l’évolution de l’ENA, du PPA du MTLD, puis du FLN d’Alger, avant d’être arrêté en 1957 comme responsable financier de la zone autonome. Enfin, les souvenirs de Belaïd Abdesselam, militant du PPA-MTLD puis du FLN, leader estudiantin, chargé des affaires économiques dans l’exécutif provisoire en 1962, père de la SONATRACH et de l’industrie algérienne après l’indépendance, sont d’un intérêt considérable, même s’ils ne concernent qu’en partie la période antérieure.
Ces publications, ainsi que la réédition du rapport du diplomate suisse Olivier Long sur sa mission de bons offices entre le GPRA et la France (déjà publié à Lausanne en 1988), attestent une volonté de faire connaître aux Algériens leur passé, que favorise la récente remise en cause du monolithisme politique établi depuis 1962. Pourtant, les études historiques proprement dites restent relativement rares sur la guerre, dont les enjeux de légitimité restent fondamentaux.
Les publications faites en France gardent à première vue leurs caractères traditionnels : les témoignages, plus ou moins élaborés et réfléchis, restent beaucoup plus nombreux que les récits journalistiques et que les recherches historiques.
Chez les partisans de l’Algérie française, Alain Bougrenet de la Tocnaye réédite sans remords son récit de l’attentat du Petit Clamart dont il fut l’un des principaux exécutants. Un ancien officier devenu écrivain militaire, Alain Gandy, retrace avec admiration la carrière du général Salan, officier colonial et républicain modèle avant de franchir le Rubicon malgré lui le 15 mai 1958 et de prendre la tête de l’OAS. Pierre Montagnon, ancien membre du « soviet des capitaines » qui dirigeait l’OAS d’Alger, réédite son premier témoignage paru en 1964. Il a pourtant changé, comme le prouve son dernier livre : La France coloniale, t. 2, Retour à l’Hexagone, sous-titré : des premières aspirations à l’indépendance aux inéluctables réalités de la décolonisation (Paris, Pygmalion, 1990), dont les analyses rejoignent souvent celles du général de Gaulle.
La littérature militaire à la gloire des « corps d’élite » continue sa production, qui trouve toujours ses lecteurs. Mais un fait nouveau est la multiplication des livres sur les harkis et leur sort tragique. L’écrivain militaire Georges Fleury insiste sur leurs faits d’armes dans le deuxième ouvrage qu’il leur consacre. Il préface également le récit romancé de Brahim Sadouni : Le drapeau, écrit d’un harki, dont la publication dans la collection « écritures arabes » des Éditions l’Harmattan paraît un signe d’une attitude nouvelle à leur égard (comme celle du roman de Mehdi Charef, Le harki de Meriem (Mercure de France)).
Bernard Moinet, ancien officier démissionnaire en 1962 en protestation contre l’abandon et le massacre de ses harkis, a réécrit et prolongé le récit de leurs souffrances en Algérie et en métropole qu’il avait publié sous le même titre en 1982, jusqu’aux journées algéroises d’octobre 1988, où il voit une sorte de revanche sur le FLN. Le récit est souvent émouvant et troublant, mais l’auteur nuit à sa crédibilité en restant obstinément fidèle à l’explication de la « rébellion » par la subversion du communisme international. L’introduction historique est remplie de telles erreurs, et illustrée d’une carte de la Méditerranée barrée par une flèche figurant la « poussée de l’Islam et de l’Union soviétique » à partir de l’Arabie séoudite. Cet amalgame laisse rêveur, et les citations de Lénine prophétisant que le chemin de la Révolution de Moscou à Paris passerait par Alger sont devenues ridicules.
Le général Robert Gaget, ancien chef du commando Cobra de Saïda (dont il a déjà raconté l’histoire chez le même éditeur en 1988) retrace l’action du colonel Bigeard dans ce secteur, et celle de l’autre commando d’anciens « rebelles » ralliés créé par le capitaine Georges Grillot. Le récit est intéressant par ce qu’il apprend sur les motivations des principaux membres du commando, leur organisation, leurs méthodes, leurs victoires dans le secteur et ses environs ; mais surtout sur les espoirs placés par Georges et par les siens dans la politique de l’Algérie algérienne et sur leur cruelle déception après le 19 mars 1962 : la plupart des hommes du commando, rassurés par de trompeuses promesses du FLN, furent victimes de vengeances parfois féroces (mais l’auteur admet que le nombre des morts a été exagéré). On retrouve dans ce livre des traces de la théorie de la subversion, notamment quand l’auteur impute aux « rebelles » la responsabilité principale de la misère, et quand il oppose sans nuance l’intégration désirable des harkis à celle des autres immigrés d’Algérie.
Le témoignage d’Alain Maillard de la Morandais, prêtre et auteur d’une thèse d’histoire sur les militaires français face à la torture, est inclassable. Issu d’une famille noble et traditionaliste de Nantes, il fut sensibilisé au problème moral de la torture et au danger des thèses intégristes qui prétendaient la justifier pendant ses études de théologie à Rome. A partir de l’été 1960, il en découvrit la sinistre réalité en tant que sous-lieutenant dans les SAS du Sud Oranais, notamment par le fait de harkis du commando Georges, couverts par leur chef. Ses protestations lui valurent d’être plusieurs fois déplacé par ses supérieurs, jusqu’à l’échec du putsch des généraux. Il rencontra ensuite, parmi les spahis, des officiers fidèles à l’idéal chevaleresque dont son meilleur ami avait été le modèle jusqu’à sa mort au combat en 1960. Le récit s’arrête curieusement à la fin juillet 1961, puis un épilogue évoque l’inauguration d’un monument en l’honneur des harkis à l’initiative de l’auteur, et en présence du général Georges Grillot. Ce témoignage montre que l’opposition à la torture n’impliquait pas nécessairement des préjugés hostiles à l’armée française.
C’est une toute autre guerre qu’évoque le scénariste de cinéma Jean-Claude Carrière. Après d’autres, il montre que la majorité du contingent la subissait comme une contrainte absurde en se désintéressant de son issue et en n’attendant que « la quille, bordel ! ». Le psychanalyste Bernard Sigg, auteur d’un rapport sur les « troubles psychiques de guerre d’apparition différée », apporte un éclairage plus sombre sur la même réalité, à partir d’un échantillon de 20 réponses à ses appels à témoignages. Ayant lui-même déserté le service de santé de la marine par opposition à cette guerre, et travaillé dans les hôpitaux psychiatriques algériens de 1962 à 1966, il s’implique dans son sujet, et le montre en citant à tort plus d’un million de morts algériens et en souhaitant la condamnation des autorités militaires et politiques responsables de pratiques répressives illégales, malgré l’amnistie générale décrétée par les accords d’Évian.
Le sous-titre du témoignage de Christian Buono : Ecole de guerre, 1954-1966, est trompeur. Il s’agit des souvenirs d’un instituteur communiste qui hébergea de hauts responsables du PCA (Larbi Bouhali, Paul Caballero, André Moine) jusqu’à son arrestation en 1957. Emprisonné à Barberousse (où il apprit par Henri Alleg la disparition de son beau-frère Maurice Audin), interné au camp de Lodi, libéré pour raison de santé, il plongea dans la clandestinité pour échapper à un nouvel emprisonnement après son procès en 1959, et y resta jusqu’à 1962, occupé à tirer des tracts. Devenu citoyen algérien, il fut expulsé de son pays après le coup d’État du colonel Boumedienne. Ce récit sans prétention montre bien la persistance à Alger de réseaux communistes clandestins, dont le rôle, essentiellement politique, a été très exagéré par la propagande anticommuniste.
René Dazy, philosophe de formation devenu journaliste, communiste critique exclu du parti en 1969, ancien membre du réseau Curiel d’aide au FLN, dédie aux « philosophes de la praxis », fidèles aux principes de Marx et de Lénine, son réquisitoire contre la politique algérienne du PCF. Il lui reproche son « gallo-centrisme », son « chauvinisme de grand parti », et son « nationalisme prolétarien », réservant au peuple algérien le rôle d’une force d’appoint pour la révolution à venir dans les pays capitalistes développés.
Jean-François Lyotard, autre philosophe marxiste, reproduit ses articles sur l’Algérie parus de 1956 à 1963 dans la revue Socialisme ou barbarie, vouée à la critique du dévoiement bureaucratique de la révolution (par les staliniens et par les trotskistes). Rallié à la cause nationale algérienne par son expérience de professeur à Constantine de 1950 à 1952, il soutint pratiquement les militants du FLN en France, tout en critiquant dans la revue « la nature de classe de la société indépendante que leur combat prépare ». Lucides et sans illusions, ses analyses préfigurent celles de Mohammed Harbi (ancien élève de l’auteur). On peut néanmoins s’étonner de le voir attribuer des intérêts et des volontés propres à l’impérialisme, au grand capital, à la bourgeoisie française, comme à des personnes ; et regretter l’absence d’interrogations morales, comme si la lutte des classes les rendait superflues.
L’historien Pierre Vidal Naquet a retracé, en deux publications simultanées, son engagement contre la torture. La première, L’affaire Audin rappelle les faits, de l’arrestation à la disparition camouflée en évasion du jeune militant du PCA, reproduit le livre rédigé en 1958 par Pierre Vidal-Naquet au nom du comité Audin, puis fait la « chronique d’un déni de justice », jusqu’à l’épuisement des derniers recours légaux par la veuve de Maurice Audin en 1978. Le deuxième ouvrage rassemble divers textes publiés par l’auteur au cours de sa longue lutte contre la torture en Algérie et en France, de 1957 à 1988. Il dresse un bilan positif sur un seul point : l’établissement de la vérité historique, malgré la « raison d’État », sur les crimes de l’armée et de la police française. Mais il reconnaît avoir péché par naïveté en s’imaginant que les criminels de guerre seraient châtiés un jour, en France et en Algérie. Il doit constater que le FLN a torturé et massacré (notamment des harkis en 1962), et que l’État algérien a perpétué la pratique de la torture qu’il avait formellement condamnée. Pourtant, il n’en déduit pas une remise en question de son soutien à sa cause. Les limites de cette autocritique témoignent d’une contradiction fondamentale entre un engagement moral qui se doit de condamner absolument toute forme de torture, et un engagement politique en faveur de l’un des deux camps qui la pratiquaient.
Les engagements d’intellectuels n’obéissent pas à un déterminisme simple. C’est ce que montre la comparaison entre les itinéraires de Pierre Vidal-Naquet et de Raoul Girardet, que leur commun souci de l’honneur de la France conduisit à des positions opposées. Ils s’accordèrent pour dénoncer les tortures infligées par des gendarmes à des membres de l’OAS et le massacre des harkis, mais l’historien de l’armée et du nationalisme français Raoul Girardet fut solidaire des Français d’Algérie et des militaires révoltés contre l’abandon. L’origine seule n’est pas un facteur décisif, comme le prouve l’évolution de deux intellectuels natifs d’Algérie. Jules Roy, fils de petit colon, officier de tirailleurs puis d’aviation, écrivain et ami d’Albert Camus, prit position pour la fin de la guerre et devint « étranger pour ses frères » de sang et d’armes. L’orientaliste Jacques Berque (fils du directeur des affaires indigènes Augustin Berque) trouva dans sa sympathie pour la culture arabe et islamique des raisons d’approuver la décolonisation.
Parmi les enquêtes journalistiques, la plus lue reste le reportage au style romanesque d’Yves Courrière, réédité périodiquement sous diverses formes. D’autres journalistes préfèrent s’effacer derrière les témoignages et les documents. Deux collaborateurs du Monde ont ainsi rassemblé en un dossier des articles publiés par ce journal pendant la guerre d’Algérie, complétés par d’autres documents d’époque, des articles rétrospectifs écrits par des journalistes ou des historiens, enfin des interviews de témoins réalisés par les auteurs durant l’été 1988, et d’utiles annexes (chronologie, bibliographie, glossaire et index). L’ensemble couvre d’une manière équilibrée les principaux aspects de la guerre, de ses origines à ses conséquences actuelles.
Le producteur de télévision britannique Peter Batty a réalisé pour Channel Four une série d’émissions faisant alterner des images d’actualités commentées et des interviews récentes d’acteurs et de témoins. Sa diffusion sur FR3 pendant l’été 1990 a soulevé des réactions diverses. L’auteur a eu le mérite de donner la parole à tous les camps, et d’aborder tous les aspects, même les plus déplaisants, du sujet. On n’en est pas moins surpris par le grand nombre d’approximations et d’erreurs dans les propos des témoins et dans les commentaires de l’auteur. La plus fâcheuse est l’affirmation répétée au début et à la fin, que cette guerre a causé la mort d’un million de musulmans. La plus comique, celle d’un journaliste américain selon qui, après le 8 mai 1945, un croiseur français bombarda Sétif à partir du golfe de Bougie ! L’absence d’historien dans ces émissions et dans le débat qui les suivit sur FR3, ainsi que dans l’édition du livre qui en fut tiré, se fait lourdement sentir.
Un autre journaliste britannique, Andrew Orr, a réalisé quarante interviews de personnages anonymes (bien que certains puissent être identifiés par les spécialistes d’après leurs initiales et la brève présentation qu’en fait l’auteur) ayant vécu la guerre à divers titres (civils, militaires, ou militants) et à différents niveaux. La principale qualité de cette enquête est la grande diversité des points de vue exprimés (malgré la préface très unilatérale de Gérard Mordillat). Le principal défaut : la transcription phonétique des noms de lieux, qu’on aurait pu orthographier correctement avec un dictionnaire ou un atlas ! Une autre enquête, celle de Monique Ayoun et de Jean-Pierre Stora, s’est au contraire adressée à 62 personnalités représentatives des rapatriés, plus ou moins connues pour leur réussite dans divers domaines (littérature, arts, journalisme...). Elle visait un thème plus large que la guerre : la mémoire du pays perdu.
Les études historiques récentes (outre la réédition de l’excellent petit livre de Mohammed Harbi sur le 1er novembre 1954) sont d’un apport inégal. L’ouvrage d’Étienne Maquin, reprenant une partie de sa thèse, ne tient pas toutes les promesses de son titre : c’est essentiellement une analyse linguistique du discours socialiste sur le problème algérien. En somme, un discours sur un discours sur la guerre d’Algérie, subtil, déroutant, pas toujours convaincant. Les tableaux qui résument en annexe l’évolution de ce discours ne sont pas inutiles pour aider à suivre la pensée de l’auteur.
Le petit livre de Xavier Yacono sur de Gaulle et le FLN est l’une de ses dernières publications avant son récent décès. Partant d’un bilan de la situation en juin 1958, et des buts du FLN, il démontre l’échec de la politique gaullienne de 1958 à 1962, et en suit les conséquences en Algérie et en métropole jusqu’à nos jours. La dernière partie reproduit le texte des accords d’Évian. L’auteur persiste à ne pas croire que le général de Gaulle avait prévu et préparé dès la conférence de Brazzaville la décolonisation de l’Empire français, et de l’Algérie en particulier, comme il l’avait affirmé dans sa conférence de presse du 11 avril 1961. Il insiste au contraire sur la discontinuité de cette politique, partie d’une tentative d’intégration pendant l’été 1958 pour évoluer vers une association de l’Algérie avec la France, puis vers l’acceptation de l’indépendance et l’abandon des conditions qu’elle y avait posées. En somme, ayant échoué à réaliser sa grande idée impériale, « l’organisation des colonies en un ensemble fédéral avec l’Algérie pour pièce maîtresse », de Gaulle, « en grand acteur, prit figure de décideur », et « préféra jeter le manche après la cognée en acceptant les abandons successifs que sut lui imposer un adversaire dont la principale force fut l’attitude de refus systématique ». Cette analyse insiste à juste titre sur la non-conformité du résultat final aux intentions initiales du Général. Elle a néanmoins le tort de ne pas tenir compte des nombreux témoignages qui attestent que de Gaulle était convaincu de l’inéluctabilité de l’indépendance au moins depuis 1954, voire dès 1944 : les discours intégrationnistes de l’été 1958 n’étaient donc pas sincères, quoi qu’en ait dit l’amiral Philippe de Gaulle. Sur le fond du problème, l’auteur conclut que la « loi du nombre » condamnait l’assimilation, l’intégration et l’association, et rendait l’indépendance inévitable ; « mais il n’était pas inévitable qu’elle prît la forme d’une débandade souvent tragique ».
Le colonel Pierre Le Goyet, militaire de carrière, a servi en Indochine et en Algérie, avant de travailler au Service historique de l’Armée de terre, puis de se consacrer à l’histoire militaire. Son récit de la guerre d’Algérie tente de l’expliquer, en s’élevant au-dessus des passions de ses camarades de combat sans renoncer à faire comprendre leur point de vue. Comme Xavier Yacono, l’auteur admet que l’indépendance était déjà inéluctable à terme dès 1958, à cause de la démographie galopante et de la force de l’Islam. De même, il explique la politique gaullienne par la crainte d’une guerre sans issue, fondée sur l’efficacité du terrorisme, dans lequel l’auteur voit la vraie cause de la diffusion de la torture et le facteur décisif de la victoire du FLN. Thèse discutable, car d’autres exemples prouvent que le terrorisme ne suffit pas à donner la victoire au plus faible s’il n’est pas le plus résolu. Bizarrement, l’auteur cite deux fois le même entretien du Général avec le député d’Oran Pierre Laffont, en le datant d’abord faussement d’avril 1960 puis justement de décembre 1960. Ce livre est malheureusement desservi par une rédaction trop hâtive, abusant du futur, des points d’interrogation et de suspension et des guillemets, estropiant trop de noms propres musulmans.
Enfin, deux publications apportent des innovations fondamentales dans l’historiographie française de la guerre d’Algérie. Le premier tome de la collection « La guerre d’Algérie par les documents », publié par le Service historique de l’armée de terre en 1990, est un événement sans précédent, dont on espère qu’il ne restera pas sans lendemain. Le général Bassac ancien chef du SHEAT, avait pris l’initiative de publier les principaux documents des 3.791 cartons d’archives militaires concernant l’Algérie de 1940 à 1964 conservés à Vincennes, légalement consultables trente ans après la fin de la guerre (sauf exceptions définies par la loi de 1979). Une équipe de trois officiers, dirigée par l’historien universitaire Jean-Charles Jauffret (spécialiste d’histoire militaire) a commencé par les événements de mai 1945, en les restituant dans leur contexte, depuis le Manifeste du peuple algérien jusqu’à la loi d’amnistie de mars 1946. Les documents sont clairement exposés, pertinemment présentés par Jean-Charles Jauffret en tenant compte des récents travaux d’historiens comme Charles Robert Ageron et Annie Rey-Goldzeiguer, et suivis d’utiles annexes. Aucun aspect n’est volontairement occulté, même si les documents militaires sont rares sur les crimes reprochés à la milice civile de Guelma. Les auteurs proposent un bilan de la répression inférieur à 3.000 morts, qui dément l’estimation de 6.000 à 8.000 : c’est encore beaucoup sur 40.000 insurgés, et en face d’une centaine de morts européens (y compris les militaires).
Cette publication ne prétend pas mettre fin aux controverses, mais elle fournit une source de première main, à confronter à d’autres archives et aux témoignages. Quarante-cinq ans après ces faits tragiques, des accusations de « génocide colonialiste » continuent d’être lancées contre la France. Le silence ne ferait qu’accréditer des affirmations incontrôlées en leur laissant le champ libre. On doit donc souhaiter que cette collection soit poursuivie jusqu’à son terme. Or le deuxième tome, allant de 1946 à 1954, a été suspendu depuis octobre 1990 par le nouveau chef du SHEAT. Il semble que les autorités supérieures n’aient pas encore compris la nécessité de mettre fin à la politique du secret d’État, pratiquée depuis 1962.
Contrairement à la Grande Guerre, épreuve positive pour le sentiment national français, et à la Deuxième Guerre Mondiale, dont le côté glorieux peut racheter le côté sombre, la guerre d’Algérie n’a pas été jugée digne de commémoration par les gouvernements qui se sont succédés depuis 1962 : ils n’ont rien fait pour encourager l’élaboration de son histoire, comme s’ils avaient compté sur l’oubli pour apaiser tous les maux. La persistance d’une historiographie abondante, éclatée entre plusieurs tendances toujours prêtes à s’affronter autour d’enjeux de mémoire, prouve qu’en réalité la société française a besoin de connaître son passé pour en affronter les conséquences. Au moins, l’absence d’une histoire officielle permet aux historiens qui le veulent de travailler sans entraves. En décembre 1988, pour la première fois en France, l’Institut d’histoire du temps présent a réuni un colloque sur La guerre d’Algérie et les Français, préparé par deux tables rondes sur les attitudes des chrétiens et des intellectuels français (Cahiers de l’IHTP, n° 9, octobre 1988, et n° 10, décembre 1988). Les actes du colloque ont été publiés avec diligence en avril 1990. Plus de 55 auteurs, sous la direction de Jean-Pierre Rioux et de Charles-Robert Ageron, ont exploré plusieurs champs de recherche : l’opinion publique métropolitaine, les institutions et la vie politique, l’évolution économique et sociale, les aspects internationaux, les séquelles et enjeux de mémoire jusqu’à nos jours. Ont seuls été exclus, faute d’accès aux archives publiques, la prise des décisions du sommet et l’évolution de la guerre sur le terrain.
Malgré ces limites imposées par des contraintes objectives, ce colloque a réuni une riche moisson grâce à la mobilisation d’une grande partie de la communauté historienne, dépassant largement le cercle étroit des spécialistes. Il a prouvé qu’une histoire de la guerre d’Algérie était possible. Charles-Robert Ageron en a tiré les conclusions suivantes. Le colloque a fourni des réponses claires à plusieurs questions. L’opinion publique de la métropole a très tôt (dès le printemps 1956) été lasse de la guerre, contrairement à ce que croyaient les partisans de l’Algérie française. Le rôle des intellectuels (quelles que soient leurs tendances) doit être relativisé en tenant compte de la faible diffusion de leurs prises de positions dans les masses. L’effet de la guerre sur les institutions n’a pas été ce que certains redoutaient à l’époque : au lieu de la fascisation ou de la communisation de la France, la fondation d’une nouvelle République, plus stable que les précédentes. Les migrations que son issue a provoquées (rapatriement massif des Français d’Algérie, immigration algérienne) ont accru la diversité culturelle et religieuse de la population de la métropole. Le colloque a également ouvert de nouvelles perspectives trop longtemps négligées. L’approche économique a démenti à la fois les prophéties apocalyptiques des adversaires de la décolonisation, celles des antimilitaristes de gauche et celles des cartiéristes : le poids de la guerre sur l’économie française a été surestimé, de même que les conséquences négatives de la « perte » de l’Algérie. L’isolement de la France dans son environnement international a pesé sur les décisions du général de Gaulle, mais il ne les lui a pas imposées. La mémoire de la guerre est éclatée en de multiples mémoires partielles et partiales, mais on ne peut croire en une volonté générale d’amnésie devant la multiplicité des témoignage, publiés ou inédits, écrits ou oraux.
Enfin, quelques pistes n’ont pas ou pas assez été explorées : le poids quantitatif des « médias » et l’efficacité des propagandes dans la formation de l’opinion ; la crise de l’armée française et ses séquelles, notamment l’OAS ; et pourquoi la France a-t-elle échappé au chaos dans lequel avait sombré l’Espagne après la perte de son empire colonial ?
Il reste donc à prolonger ce premier défrichement en élargissant le champ des recherches possibles, à mesure que les archives publiques s’entrouvriront, à partir de 1992 en principe. Il y a enfin du nouveau dans l’historiographie française de la guerre d’Algérie : on peut espérer que l’histoire va bientôt en prendre la relève.
Guy Pervillé