VI. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
Vingt ans après la fin de la guerre d’Algérie, son historiographie continue de s’accroître au même rythme : plus d’une dizaine de titres nouveaux cette année encore. On y retrouve l’habituelle moisson de témoignages militaires et civils, français et algériens. Mais la principale nouveauté est la publication de la première synthèse proprement historique due à des auteurs français.
Le livre de Bernard Droz et d’Évelyne Lever est, en effet, la première étude d’ensemble de nature proprement historique, publiée en France par des Français. Il doit ce caractère non seulement à la formation et aux titres de ses auteurs (l’un maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Paris, l’autre ingénieur de recherches au CNRS), mais à leur projet et à leur méthode. Leur travail est fondé sur le dépouillement d’un large éventail de témoignages et de récits, et sur l’exploitation des résultats des principales recherches d’histoire et de sciences politiques effectuées en France et ailleurs, sources présentées dans une utile bibliographie. Il tend à fournir une première synthèse, aussi objective et dépassionnée que possible, sans prétendre apporter une vérité définitive avant l’ouverture des archives publiques. Ce projet a été largement réalisé, et le livre qui en est sorti vient combler une regrettable lacune. On peut le recommander pour une sérieuse initiation, en particulier aux enseignants du secondaire confrontés aux nouveaux programmes de terminale.
Bien entendu, cette volonté d’objectivité n’écarte pas le risque de choquer des convictions et des passions. Pas plus que les autres historiens qui ont réfléchi au problème algérien, les auteurs de ce livre n’imputent cette guerre à l’agression sournoise de la « subversion » communiste, ni ne croient que l’Algérie aurait pu rester française sans la « trahison » de quelques responsables. Ils situent les vraies responsabilités dans la politique coloniale menée pendant plus d’un siècle au nom de la France, à Alger et à Paris. Mais ils ne sont pas fermés à toutes les affirmations des partisans de l’Algérie française - notamment celles des militaires - et ils n’acceptent pas sans examen toutes celles du FLN. Cette attitude critique s’inspire de celle de Charles André Julien et de Charles Robert Ageron.
L’ouvrage suit un plan logique en trois parties (la genèse d’une guerre, et son évolution sous la IVe et la Ve République), en combinant dans chacune l’étude des facteurs militaires, politiques, économiques et sociaux, en Algérie et en France. Il n’est pas possible de résumer ici les apports de ces chapitres si denses. Mais dans un travail aussi riche de faits précis et d’analyses pertinentes, on ne s’étonnera pas que certains pointa puissent être discutés.
Par exemple, Bernard Droz a raison d’estimer que l’intégration, reposant selon Jacques Soustelle sur le double postulat de la totale appartenance de l’Algérie à la France, et de son originalité culturelle, n’était pas qu’un « replâtrage de la vieille assimilation » (p. 71). Mais il eût été bon de préciser que la différence entre ces deux politiques portait sur la méthode plutôt que sur le but. De même, la politique de Guy Mollet semblait bien reprendre l’intégration en se définissant par les deux principes de la « personnalité algérienne » et du maintien de « liens indissolubles » avec la France (p. 91) ; mais elle s’en distinguait en considérant l’Algérie comme une entité distincte, et en refusant de lui imposer son nouveau statut (sinon par la double impossibilité de l’assimilation et de l’indépendance). Peu évidente en 1956, cette évolution le devint en 1957, pendant la discussion du premier projet de « loi-cadre ». Contrairement à Bernard Droz, nous voyons une grande différence entre « un territoire et un département, une assemblée territoriale et un conseil général, un représentant de la République et un préfet »(p. 163), signifiant que le statut de l’Algérie devait s’inspirer de celui des « territoires d’outre-mer », orientés vers l’autonomie interne par la loi Defferre de 1956. Cette évolution vers le fédéralisme avait de quoi inquiéter les « ultras » et la droite, et leur faire regretter l’intégration.
De même, Évelyne Lever ne sert pas la crédibilité de ses analyses en laissant trop paraître sa réprobation envers les « activistes » civils et militaires et tout particulièrement envers les actions « criminelles » de l’OAS. Elle risque ainsi de laisser à certains lecteurs l’impression qu’elle juge des actes semblables suivant deux poids et deux mesures, en réservant la plus grande sévérité aux vaincus refusant leur défaite. On s’étonne également qu’elle attribue au seul Jean-Jacques Susini l’initiative des ultimes négociations entre « Algériens », en oubliant le rôle controversé de Jean Sarradet, dont les projets avaient provoqué une grave crise au sein de l’OAS en janvier 1962 [1].
La conclusion esquisse à grands traits le difficile « bilan d’une guerre », qui aurait gagné à être développé plus en détail, et sur certains points avec davantage de nuances. Le bilan des pertes humaines évite de cautionner le mythe du million (ou plus) de morts algériens, et s’en tient prudemment à « un chiffre gravitant autour de 500.000 morts », conforme aux estimations sérieuses des sources algériennes bien informées, mais largement supérieur à celle de Xavier Yacono [2]. Celui du coût financier et économique de la guerre pose correctement les données du problème, du côté français seulement.
Celui des responsabilités politiques de la durée et de l’intensité du conflit est le plus délicat. Les auteurs distinguent à juste titre les capacités des deux régimes qui se sont succédés en France. Ils jugent sévèrement la « cécité » et le « manque de courage » de la plupart des dirigeants de la IVe République. Mais s’il peut être vrai que ceux-ci ont laissé passer à trois reprises (en 1955 et 1956) l’occasion de traiter avec le FLN à meilleur compte qu’en 1961 et 1962, il s’agit-là d’une possibilité purement théorique. En réalité, la nature des institutions, la composition de l’Assemblée nationale et l’état de l’opinion publique française, en Algérie et en France, ne leur permettait pas, alors, d’accepter un compromis qui aurait fait courir au pays le risque d’une guerre civile ou d’une dictature. La IVe République ne pouvait guère faire autre chose que ce qu’elle a fait. Même le général de Gaulle, qui croyait dès son retour au pouvoir l’indépendance tôt ou tard inévitable, ne pouvait faire table rase de tous les obstacles. Il dut les surmonter progressivement, et ne put éviter une guerre civile cruelle, quoique d’ampleur limitée. Parmi ces obstacles, les auteurs mentionnent brièvement les « exigences parfois déraisonnables » du GPRA, dont la prétention à représenter le peuple algérien n’allait pas de soi avant décembre 1960, et dont le terrorisme systématique a considérablement gêné jusqu’au 19 mars 1962 la recherche de la paix. Pourquoi donc leur accorder moins d’importance qu’à « l’intrusion politique de l’armée », imposée par la logique de ce type de guerre et permise par les abdications antérieures du pouvoir civil, ou qu’à l’action de l’OAS pour « créer l’irréparable », comme s’il n’avait pas été créé dès le 20 août 1955 ?
On contestera moins le scepticisme des auteurs sur les chances de durée des accords d’Évian, condamnés dès leur signature par l’aile intransigeante du FLN en tant que « plate-forme néo-colonialiste », même sans la « folie meurtrière de l’OAS ». On admettra, enfin, que les vrais responsables de la « perte » de l’Algérie ne sont pas ceux qui ont compris l’impossibilité de la maintenir sous la souveraineté de la France [3], mais ceux qui n’ont rien fait pour qu’elle devienne française quand il en était, peut-être, encore temps, et qui lui ont refusé le droit d’évoluer pacifiquement vers un autre destin.
Les publications sur l’armée française continuent d’être nombreuses. La plus ambitieuse est l’ouvrage du colonel Henri Le Mire, Histoire militaire de la guerre d’Algérie (Albin Michel, 402 p. dont annexes et photos hors-texte). Celui-ci exploite de nombreux témoignages, connus ou inédits, d’officiers ayant servi à différents niveaux et dans différents secteurs en Algérie, pour en tirer un panorama de l’évolution militaire du conflit. En dépit d’un certain effort de synthèse, il s’agit d’une évocation des faits d’armes et des héros du côté français plutôt que d’une analyse explicative. Comme la plupart des ouvrages de ce genre [4], il laisse l’impression d’une quasi-victoire sur le terrain, dédaignée et rendue vaine par l’incompréhension ou la mauvaise volonté du pouvoir civil, pourtant incarné par un militaire, le général de Gaulle. Il explique, une fois de plus, les raisons de la révolte d’une partie des cadres de l’armée contre sa politique. Mais il ne permet pas de comprendre pour quelles raisons celui-ci n’a pas cru en la « solution militaire du problème algérien ». Ces raisons sont pourtant connues par les Mémoires d’espoir du général de Gaulle, confirmées par ses discours et par de nombreux témoignages. On peut d’ailleurs les retrouver par une étude critique du tableau des pertes des deux camps, donné en annexe par Henri Le Mire, d’après un article du Général Jacquin [5]. Le bilan des pertes des « forces de l’ordre » est le moins contesté. On y remarque pourtant une affirmation douteuse, à savoir que celles-ci auraient perdu 7.000 tués (sur 16.500 au total) après avril 1961. Or, comme le montant de ces pertes s’élevait déjà à 7.972 tués au 1er octobre 1958, il faudrait croire qu’il n’aurait été que de 1.528 entre ces deux dates, ce qui paraît invraisemblable. Plus grave, le nombre des civils Français-musulmans disparus avant le 19 mars 1962 est arrondi arbitrairement à 50.000 (au lieu de 14.000 officiellement enregistrés), de même que celui des disparus après le « cessez-le-feu » est fixé à 150.000. Au contraire, les pertes subies par l’autre camp sont limitées aux 141.000 « rebelles » recensés par les statistiques militaires, alors que Paul Delouvrier et le général de Gaulle avaient jugé nécessaire de les majorer à 200.000 morts. Ainsi, le tableau présente un bilan de 219.500 musulmans abattus par l’ALN, contre 158.000 victimes de son côté, en y comprenant celles des purges internes (15.000) et des accrochages avec les forces tunisiennes et marocaines (2.000). Mais il parvient à un total de 377.500 morts musulmans, qui dépasse largement l’ordre de grandeur jugé vraisemblable par Xavier Yacono dans son article déjà cité sur « les pertes algériennes de 1954 à 1962 », lequel conclut à un maximum de 300.000 morts, mais probablement moins. Le bilan numérique du général Jacquin, repris par Henri Le Mire, semble donc sollicité de façon à confirmer la thèse de la « pacification » contre la « subversion », clairement démentie par les statistiques non corrigées sur lesquelles de Gaulle avait fondé son appréciation pessimiste des chances d’une reconquête durable. Il est bon de dénoncer le « bobard » du million de morts algériens. Encore faut-il se garder de répéter la même exagération, fût-ce à un niveau inférieur.
L’ouvrage du colonel Le Mire est complété, dans un domaine plus limité, par celui de Marc Flament : Les hélicos des djebels, Algérie, 1965-1962 (Paris, Presses de la Cité, 285 p., photos hors texte). L’ancien photographe de Bigeard y présente une évocation nostalgique d’une arme nouvelle qui a conquis en Algérie ses titres de noblesse, tant dans le transport des troupes aéroportées et dans l’évacuation des blessés que comme arme d’assaut. On remarquera néanmoins que les anciens « fellaghas » ne voient dans cette forme de guerre fondée sur la supériorité du nombre et de la technique, aucun motif d’admiration [6].
Pourtant, même les vainqueurs payaient souvent chèrement leurs victoires. Cela se voit dans les récits du colonel Le Mire et de Marc Flament, dans celui du capitaine Pierre Sergent consacré à la geste de son unité d’élite : Le 1er REP en Algérie (Presses de la Cité). C’est encore plus vrai des rappelés et appelés du contingent, moins bien équipée, encadrés et entraînés. Sur ces parents pauvres de l’armée française, les témoignages se multiplient. Celui de Pierre Lamarque : Tombeau pour quelques soldats. Chroniques algériennes (Éditions France-Empire 1982, 205 p.), réunit trois récits typiques, ne relevant ni de l’histoire, ni de la littérature. Il veut seulement rappeler comment « loin de la métropole indifférente ou hostile, deux millions de jeunes gens, habillés à la hâte en soldats, mais que rien ne motivait, on fait leur devoir, avec courage et fierté. Ils ont obéi, ils ont eu peur, et sont souvent tombés au « champ d’honneur ».
Ce thème, souvent traité sous une forme littéraire [7], se retrouve dans le recueil de textes et de photographies publié par Jean-Jacques Servan-Schreiber : La Guerre d’Algérie (Paris-Match, Édition n°1, 239 p.). On y trouve un album des meilleures photos parues dans Paris-Match, rapidement commentées, encadré entre de larges extraits de Lieutenant en Algérie, et une postface (« Vingt ans après ») un peu trop bavarde et complaisante pour son auteur, agrémentée d’une lettre inédite d’Ahmed Ben Bella.
L’aventure sanglante et vaine de l’OAS en Algérie continue d’inspirer de nouveaux témoignages. Celui de Micheline Susini : De soleil et de larmes (Robert Laffont, 259 p.) apporte un éclairage inattendu sur la vie privée de quelques-uns de ses chefs. L’auteur a vécu simultanément, et avec la même passion, le drame collectif de son peuple et un amour sans espoir pour Jean-Jacques Susini. La première partie de son livre retrace l’engagement au service de l’OAS d’une jeune fille de milieu modeste - ses parents étaient sympathisants communistes - révoltée par le terrorisme du FLN et n’ayant à défendre que son soleil et sa mer. Agent de liaison et secrétaire de Susini (l’un des chefs de la branche Action Psychologique et Propagande), elle partage bientôt sa vie, ainsi que, moins intimement, celle de « soldats perdue » promis à une fin tragique : Dovecar, Le Pivain, Degueldre. Elle connaît l’action des commandos par leurs récits, ou quand ils frappent dans son voisinage.
Elle est particulièrement bien renseignée sur les discussions et sur les dissensions de ses chefs. On apprend avec intérêt que Jean-Jacques Susini ne se faisait aucune illusion, dès le début, sur ses chances de victoire (pp. 122 et 147-150). On note sa version des responsabilités de la fusillade de la rue d’Isly : la manifestation aurait été ordonnée contre l’avis de Susini, Degueldre et Ferrandi, par un tract du chef du secteur de Hussein-Dey, le colonel Vaudrey, et de son adjoint Sarradet. La fusillade aurait été provoquée par un mystérieux tireur embusqué. Jean Sarradet, déjà impliqué en janvier 1962 dans des contacts avec les autorités (p. 182), aurait été, par son tract, l’instrument conscient de cette meurtrière provocation (p. 208). On note également le désaccord entre Susini et Pérez, au sujet du terrorisme systématique ordonné par celui-ci, puis entre Godard et Susini quand ce dernier jugea nécessaire de négocier avec l’Exécutif Provisoire. Le récit des rencontres et des pourparlers exprime une sympathie paradoxale envers Jacques Chevallier et même Abderrahmane Farès. L’auteur finit par quitter l’Algérie avec son grand amour, après avoir assisté à ses côtés au triomphe du FLN.
Ce témoignage est utilement complété par celui de Henri Martinez : Et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine, Oran 1962 (Robert Laffont, 371 p.). Beaucoup plus détaillé, ce récit d’un jeune homme engagé à 19 ans dans un commando Delta d’Oran permet de mieux cerner la psychologie des combattants de base. Issu d’un milieu également modeste, il s’engage dans l’OAS en octobre 1961 pour les mêmes raisons, qu’il expose avec un lyrisme passionné : attachement à sa famille, à son quartier, à sa terre natale, horreur et révolte devant le terrorisme aveugle qui frappe autour de lui, devant l’abandon et la répression auxquelles se livrent les « forces de l’ordre ». Sa réaction n’est pas celle du « contre-terrorisme » qu’il voit naître spontanément dans son milieu, mais celle du combat. Contacté, il s’intègre dans un commando de dix hommes (connus seulement par leur nom de guerre) qui deviennent pour lui une deuxième famille. Il apprend à surmonter sa peur, et à tirer sans scrupule ni remords sur tous les ennemis et les « traîtres » que ses chefs lui désignent : terroristes du FLN et leurs complices, gendarmes mobiles représentant un pouvoir détesté, « barbouzes » envoyés de France pour briser la résistance par tous les moyens. Ses idées politiques sont simples : se battre pour le droit de vivre dans son pays, l’Algérie, comme les Israéliens et les Hongrois. Il désapprouve l’action de l’OAS en métropole, et l’orientation trop française de l’état-major de l’OAS d’Alger. Mais, après le « cessez-le-feu » et l’arrestation du général Jouhaud, le rêve du « réduit oranais » est condamné par le rapport des forces. Ayant perdu la moitié de son effectif, le commando finit par se dissoudre, et le jeune « Henri » Martinez, ayant eu la chance de ne pas être capturé ni identifié, se démobilise en se laissant mobiliser par les autorités pour aller faire son service militaire dans l’ingrate métropole. Vingt ans après, ce livre brûlant de passion veut restituer une vérité longtemps cachée par l’auteur (même à sa propre mère), pour témoigner devant l’Histoire, trop tentée d’accabler les vaincus.
L’autre camp multiplie également les publications comme pour rattraper un long retard. Le ton en est souvent lyrique, comme celui de Abdelhamid Baitar, Je suis algérien. Chants et récits d’un moudjahid d’Alger, SNED, 116 p.) ou du moins tend à glorifier les héros, comme Pages glorieuses (Alger, SNED, 135 p. et 15 p. de photos), recueil de récits d’acteurs et de témoins, réunis par le journaliste Boussad Abdiche, et présentés par l’écrivain Mouloud Achour. Parmi ceux des combattants de l’ALN, le plus important est la nouvelle version des souvenirs de Yacef Saadi : La bataille d’Alger, t. 1 : L’embrasement (Éditions Etc, 247 p.). Écrit en collaboration avec Hocine Mzali, il conserve le style caractéristique de nombreux cadres semi-instruits de l’insurrection, oscillant entre des tournures familières et des expressions grandiloquentes, souvent employées mal à propos.
Les considérations historiques et politiques générales sont moins intéressantes que le récit des actes de Yacef et de ses compagnons, contés sur un ton hésitant entre la franchise et l’apologie. L’auteur raconte sa jeunesse dans la Casbah d’Alger, entre la vie laborieuse des siens et les combines du « business » (pendant l’occupation anglo-américaine), sa découverte précoce du nationalisme et du militantisme dans l’OS, son engagement de la première heure dans le FLN-ALN, son action pour mobiliser le « milieu » contre la police et contre le MNA, et la pénétration de ses commandos dans tous les milieux sociaux, même les plus favorisés. On savait déjà que les relations de Yacef avec Abane avaient été délicates après son arrestation de mai 1955 à Paris [8] et qu’il s’était beaucoup mieux entendu avec Ben M’Hidi, qui s’installa dans la Casbah en novembre 1956 pour superviser les groupes armés. On attendait surtout des explications sur les causes du passage du terrorisme sélectif au terrorisme aveugle contre la population française. Yacef justifie les trois jours de chasse au faciès européen dans les rues d’Alger qui suivirent les premières exécutions de patriotes condamnés à mort (19 juin 1956), comme un coup de semonce pour la dissuader de soutenir la répression et l’inciter à rester neutre ! Il récuse l’accusation de racisme, sous prétexte qu’il n’avait pas l’intention de tuer tous les Français d’Algérie. Il voit dans les représailles du contre-terrorisme (tentative d’incendie de la Casbah le 14 juillet, bombe rue de Thèbes le 10 août) la justification après coup de sa méfiance antérieure envers ceux-ci (sauf quelques exceptions individuelles ralliées au FLN). Cette apologie est incohérente, et inadmissible. Tuer n’importe quel Français d’Algérie était le plus sûr moyen de les dresser tous en bloc entre le FLN. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas visé uniquement les personnalités qui avaient réclamé publiquement l’exécution des condamnés à mort ? Sans doute Yacef n’a-t-il fait qu’exécuter les menaces formulées dans un tract de février 1956 [9]. Peut-on croire cependant qu’il ait agi sans nouvel ordre de ses chefs, comme il le laisse entendre ? En tout cas, de tels actes contredisaient et condamnaient à l’avance la politique d’ « isolement de l’ennemi colonialiste qui opprime le peuple algérien » définie dans la plate-forme du congrès de la Soummam. La direction du FLN-ALN s’est-elle laissée entraîner dans le « cycle infernal » des attentats et des représailles, ou bien a-t-elle choisi délibérément la stratégie de la provocation ? Ces questions fondamentales restent sans réponse. On apprend seulement à la fin que Yacef impute l’assassinat d’Amédée Froger à une provocation des « ultras », ce qui n’est pas impossible, sans être prouvé.
Parmi les trop rares Mémoires des dirigeants politiques algériens, une place à part revient à ceux d’Abderrahmane Farès : La cruelle vérité. L’Algérie de 1945 à l’indépendance (Plon, 251 p. dont annexes). En effet, la carrière de leur auteur, de la présidence de l’Assemblée algérienne « colonialiste » à celle de l’Exécutif provisoire franco-algérien, fut un tour de force permanent. Homme nouveau, devenu notaire grâce à son intelligence, à son travail et à l’amitié de quelques Français d’Algérie, député socialiste, puis délégué « indépendant » à l’Assemblée algérienne, Abderrahmane Farès réussit à obtenir la confiance des gouverneurs généraux, celles d’élus du premier collège tels que Jacques Chevallier et Alain de Sérigny (alors cofondateurs de l’inter-groupe des « libéraux »), sans perdre, assure-t-il, celle des leaders nationalistes (Ferhat Abbas, Bachir Brahimi et Saad Dahlab). En septembre 1955, il osa prendre position publiquement pour l’intégration, « idéal de toute [sa] vie ». Non qu’il y crût encore, affirme-t-il, mais pour forcer les responsables français à démasquer leur manque de sincérité. Justification a posteriori, qui ne convainc pas tout à fait, et qui convainquit difficilement le FLN, à en juger d’après le témoignage de Yacef.
Quoi qu’il en soit, peut-être entraîné par l’engagement des jeunes de sa famille (notamment le docteur Yahia Farès, mort au maquis en wilaya IV), l’ancien président de l’Assemblée algérienne employa désormais son talent de médiateur comme agent d’influence du FLN, sous le couvert du comité de soutien aux étudiants algériens en grève [10]. On peut admettre sans réserve que ses entretiens avec le colonel Trinquier au sujet de l’intégration ne visaient qu’à sonder les intentions des dirigeants français [11]. Seul membre de la Fédération de France du FLN à s’être vu offrir un portefeuille dans le gouvernement de Gaulle en juin 1958, il le refusa pour mieux jouer son rôle d’intermédiaire entre celui-ci et le GPRA. Son arrestation tardive, en 1961, lui servit à compléter ses titres militants pour faciliter sa nomination à la tête de l’Exécutif provisoire en mars 1962. C’est alors qu’il donna toute sa mesure en négociant de son propre chef, et non sans courage, l’accord FLN-OAS avec Jean-Jacques Susini. Resté malgré lui à la tête de l’administration algérienne après le 1er juillet et jusqu’à la formation du gouvernement Ben Bella, puis élu président de la commission des finances de l’Assemblée nationale constituante, il eut ensuite l’occasion d’apprendre à ses dépens que ses talents de politicien libéral n’avaient plus leur emploi dans l’Algérie socialiste. L’intérêt de l’ouvrage est relevé par d’importantes annexes documentaires.
Nous apprenons trop tard la publication posthume des carnets de Ali Hamoutène : Réflexions sur la guerre d’Algérie (Éditions Publisud, Paria, 153 p.) Ces écrits d’un collègue et ami de Mouloud Feraoun, assassiné avec lui par l’OAS le 15 mars 1962, méritent d’être attentivement confrontés au Journal de celui-ci publié dès 1962.
Le recueil de textes du cardinal franco-algérien Léon-Étienne Duval : Au nom de la vérité (Éditions Cana, 1982, 198 p.), choisis par Denis Gonzalez et présentés par André Nozière, complète heureusement le livre que ce dernier a publié en 1972 [12]. Il permet de mieux comprendre comment l’archevêque d’Alger, prélat austère, strictement fidèle aux directives de Pie XII, a pu devenir un objet de scandale pour la majorité des catholiques d’Algérie. Peu après son installation sur le siège de Monseigneur Leynaud, en 1954, il en heurta beaucoup en attirant l’attention des fidèles sur la misère des Musulmans, en la désignant comme la cause profonde des troubles, et en dénonçant les méthodes répressives illégales et immorales. Mais, contrairement à des accusations infondées, il condamna le terrorisme avec la même vigueur. Pourtant, la plupart de ses diocésains lui reprochèrent son refus de soutenir la cause de l’Algérie française, et sa condamnation de ceux qui l’identifiaient à celle de la Chrétienté contre l’Islam et le communisme (Robert Martel utilisant le cœur à la croix, emblème du père de Foucauld), alors qu’il défendait les chrétiens accusés de complicité avec le FLN. En effet, la position officielle de Monseigneur Duval (défense de la morale chrétienne et de « l’honneur de Dieu », refus de compromettre l’Église et ses prêtres dans l’action politique) n’est pas entièrement convaincante. Il apparaît dans ces textes que leur auteur avait fait dès 1955 une analyse politique, concluant que seule l’autodétermination de l’Algérie pourrait y rétablir une paix durable. Il se serait donc refusé à entretenir les fidèles dans la « redoutable illusion » de l’Algérie française. Position très comparable à celle du général de Gaulle, qu’elle a peut être conforté dans sa résolution [13].
Le point de vue communiste n’est pas absent des publications de l’année. Les Cahiers d’histoire de l’Institut de Recherches Marxistes ont consacré la plus grande partie de leur n° 9 (1982) à un dossier intitulé : Communistes algériens, communistes français : guerre d’Algérie. Le but de l’entreprise est exposé dans la présentation de Roger Bourderon : défendre et illustrer l’action des deux partis communistes, et rendre hommage à des militants courageux qui ont chèrement payé leur engagement [14]. Roger Martelli présente d’abord les principaux textes du PCF sur l’Algérie, de juin 1954 à février 1955, pour réfuter leur utilisation tendancieuse par des auteurs qui lui reprochent d’avoir condamné l’insurrection en tant qu’ « actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux » (formule dans laquelle le FLN vit un écho de la position communiste de mai 1945). Suivent d’intéressants entretiens avec les animateurs de la presse communiste spécialisée : Élie Mignot pour Soldat de France, organe antimilitariste et anticolonialiste du PCF pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie (avec deux extraits) ; Henri Alleg, sur Alger républicain, journal communiste ouvert aux partis nationalistes ; enfin Alfred Gerson (du PCF), Lucien Hanoun et André Moine (du PCA), sur La Voix du soldat, feuille clandestine destinée au contingent. Ce dernier entretien montre fort bien les limites de l’action internationaliste des communistes algériens et français, qui ne fut jamais cautionnée par le FLN. Enfin, le dossier reproduit l’épilogue des trois volumes de La guerre d’Algérie publiés en 1981 sous la direction de Henri Alleg. Ce texte serait plus convaincant s’il ne commençait par une fâcheuse contre-vérité (l’affirmation qu’un million d’Algériens ont été tués par les Français), qui lui donne un caractère plus idéologique qu’historique. Entre le mythe et l’histoire, il faut choisir enfin.
Guy Pervillé
[1] Sur Jean Sarradet, voir le témoignage de son amie Anne Loesch : La valise et le cercueil, Plon 1963, 271 p.
[2] « Les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, n° 34, 1982-2, p. 119-134.
[3] Non que la victoire militaire fut impossible, mais parce que sa durée était plus que douteuse pour de multiples raisons, dont le général de Gaulle était bien conscient.
[4] Le plus proche de celui-ci est l’ouvrage collectif : Soldats du djebel, SPL, 1979, publié sous le direction de François Porteu de la Morandière, dont Henri Le Mire fut l’un des principaux rédacteurs.
[5] « Le prix d’une guerre », Historia Magazine-La guerre d’Algérie, n° 371-112, pp. 3205-3213. Déjà condensé sous forme de tableau dans Soldats du djebel, op. cit., p. 374.
[6] Cf. Mohammed Téguia, L’Algérie en guerre, Alger, OPU, 1981.
[7] Cf. Erwan Bergot, La guerre des appelés en Algérie, Presses de la Cité, 1980, et le roman de Claude Klotz : Les appelés, Jean-Claude Lattès 1982, 259 p.
[8] Yacef signale un désaccord politique entre Abane et le groupe Ouzegane-Lebjaoui au sujet de l’admission des centralistes. M. Lebjaoui n’en dit rien dans ses Vérités sur la révolution algérienne, Gallimard, 1970.
[9] Reproduit par Henri Alleg, La guerre d’Algérie, Temps actuels, 1981, t. 3, p. 531.
[10] Cf. Lebjaoui, op. cit. supra.
[11] Cf. Roger Trinquier, Le temps perdu, Albin Michel 1978, 442 p.
[12] Algérie, les chrétiens dans la guerre, Éditions Cana 1979, 327 p.
[13] Voir les messages adressés par Monseigneur Duval aux responsables de la politique française, notamment au général de Gaulle en 1958.
[14] Le choix de la citation liminaire de Pascal est particulièrement malencontreux : combien de « témoins » se sont fait égorger en Algérie sans être crus ?