Annuaire de l’Afrique du Nord 1985

(Redaction : été 1986. Publication : 1987)
mardi 14 août 2007.
 

V. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE [1]

L’historiographie en langue française de la guerre d’Algérie continue en 1985 à manifester une tendance au rééquilibrage entre les nationalités de ses auteurs : on compte à peu près autant de publications en Algérie qu’en France, et pour la première fois le témoignage d’un responsable égyptien est traduit en français. Mais le principal événement de cette année est la parution précoce des actes du colloque international réuni à Alger du 24 au 28 novembre 1984 : Le retentissement de la Révolution algérienne. Alger, ENAI, et Bruxelles, GAM, 1985, 340 p. en français, 161 p. en arabe, photographies.

Saluons cette rapidité inhabituelle, même si la qualité de l’édition s’en ressent quelque peu. Bien que certainesdes 45 ou 50 communications n’aient pas été reproduites, 35 l’ont été en français ou en anglais et 11 en arabe, malheureusement sans ordre apparent. À condition de les reclasser suivant un plan logique, leur lecture attentive permet d’apprécier l’importance de l’apport de cette grande manifestation [2].

Le discours introductif du ministre de la culture et du tourisme, Abdelmadjid Meziane, était plus qu’un message de bienvenue : un discours d’orientation posant en point de départ une vérité politique (« Nous commençons par affirmer en toute simplicité que la Révolution algérienne est une révolution humaine par sa portée universelle, ses conséquences ») et invitant les historiens de toutes nationalités à en témoigner sans réticence, au nom de l’objectivité historique : « Il appartient donc à ces historiens de décrire objectivement ces transformations tout en révisant leurs méthodes un peu trop distantes, du fait de certaines réserves imposées par une terminologie héritée d’une époque où la Révolution algérienne était encore suspecte ».

La communication introductive de Mohammed Touili, directeur du Centre national des études historiques, développe systématiquement cette conception du colloque. Citant une déclaration de Larbi Ben M’hidi (« Il faut que le monde entier retentisse des échos de notre lutte »), il présente d’une façon claire et méthodique trois aspects de ce retentissement : les « résonances » du déclenchement et de l’essor de la lutte armée, ses « répercussions » dans la réalité internationale, enfin son « renom ». Dans cette dernière partie, l’intention apologétique est évidente. Mohammed Touili ne manque pas de citer le manifeste des 121 (« la cause du peuple algérien est la cause de tous les hommes libres ») et de présenter la Révolution algérienne comme un « combat exemplaire » (« par la situation à laquelle il doit faire face - par les buts qu’il s’assigne - par la ligne qu’il se trace - par les qualités morales qui permirent d’assumer cette mission »), pour finir sur une autre citation de Che Guevara : « Le combat du peuple algérien est celui de la liberté, non seulement des Algériens, mais de l’ensemble des hommes qui, sur tous les continents, souffrent de l’injustice et de l’oppression ».

On aurait donc pu craindre que ce colloque prenne le caractère édifiant d’une cérémonie d’hommage universel à l’exemplarité de la révolution algérienne. Mais cet aspect idéologique n’en a pas étouffé l’intérêt historique, grâce aux participants dont la plupart ont présenté des communications fondées sur un réel effort de mémoire, de recherche, ou de réflexion.

Plusieurs communications, apparemment en marge de l’axe du colloque, ont retracé des faits survenus en Algérie. Émouvant témoignage du père Joseph Kerlan, ancien curé de Souk Ahras expulsé en 1956, sur son ami Badji Mokhtar, l’un des organisateurs et des premiers martyrs de l’insurrection. Enquête de Camille Lacoste-Dujardin sur l’ « Opération oiseau bleu », maladroitement montée par les services secrets français en Kabylie en 1956. Témoignage d’Abdelkader Kalache sur un tournant décisif de la guerre : les manifestations de décembre 1960 à Alger. Analyse en arabe, par Anissa Barakat, de la littérature de combat en Algérie de 1954 à l’indépendance. L’étude de Djamila Amrane sur le développement de la lutte armée à travers la Dépêche quotidienne d’Algérie montre que même la presse colonialiste peut fournir une source d’information utile à l’historien. Mais le lecteur ne saura pas ce que voulait dire Karim Rouina sur le terrorisme à Oran, puisque Mohammed Touili l’avait interrompu sous prétexte que son propos n’était pas scientifique.

Trois autres communications ont mis en lumière le rôle particulier de l’émigration algérienne en France. Benjamin Stora, dans la construction du nationalisme algérien, à partir d’un chapitre inédit de sa thèse de sociologie [3]. Ali Haroun, sur l’ouverture d’un « deuxième front » en août 1958 par la Fédération de France du FLN, dont il était l’un des dirigeants. Mohammed Farès, sur la mobilisation des travailleurs algériens en France dans la dite Fédération et dans ses organisations parallèles, notamment l’AGTA.

Plusieurs autres ont étudié le retentissement de la révolution algérienne en France. Cherifa Ouagouag, dans un style elliptique et parfois obscur, présente la vision ethnographique de l’Algérie avant 1954, et sa remise en cause par la Révolution. Tayeb Chentouf, la réaction du journal Le Monde aux événements du 1er novembre. Annie Rey-Goldzeiguer, celles de la gauche française, surtout à partir de la presse communiste et socialiste. Charles-Robert Ageron a repris son étude classique de l’opinion publique métropolitaine à travers les sondages de l’IFOP [4]. Le journaliste Albert-Paul Lentin retrace en témoin privilégié (natif d’Algérie mais gaulliste et progressiste) l’évolution de la politique algérienne du général de Gaulle depuis 1943. L’Allemand Hartmut Elsenhans résume en français les apports de sa thèse [5], en interprétant celle de la politique française en Algérie comme l’échec d’une stratégie néo-coloniale. Enfin, l’Anglais Alistair Horne évoque « the impact of the Algerian National war of Liberation on the French Army », en insistant sur la théorie de la guerre subversive [6].

L’action internationale du FLN est présentée, en deux exposés complémentaires, par le juriste Abdelmadjid Belkherroubi [7] et le politologue Slimane Chikh [8]. D’autres passent en revue ses effets par pays ou par groupes de pays. Ainsi le journaliste suisse Charles-Henri Favrod rapporte des souvenirs apparemment décousus à propos du rôle de la Suisse et de ses « bons offices » dans les négociations franco-algériennes. L’africaniste irlandais Donald B. Gruise O’Brien évoque, en anglais, quelques thèmes de l’historiographie anglo-saxonne de la guerre d’Algérie (ébauchant pour finir une comparaison avec la guerre d’indépendance irlandaise) ; et son collègue britannique Michaël Brett en dresse un bilan plus complet et méthodique, insistant sur les divergences des appréciations quant à l’exemplarité de la révolution algérienne, sans oublier le problème du terrorisme. Feriel Fates, enseignante à l’Institut d’études politiques d’Alger, analyse le discours de Time-Magazine sur la guerre de libération algérienne (avec une bibliographie en annexe). Le Finlandais Tuomo Melasuo présente les politiques des États nordiques (soit neutres, soit membres de l’OTAN), les activités des organisations non-gouvernementales, et celles des Algériens et de leurs amis ; il conclut à une influence durable pour l’ouverture du monde nordique aux problèmes du développement du Tiers-Monde. Anna Bozzo, universitaire communiste italienne, étudie l’action du PCI, de la CGIL et de la gauche italienne, nouant des relations constructives avec le FLN et l’UGTA. Carmen Diaz-Llanos de Garrigues évoque plus rapidement « les sentiments du peuple espagnol à l’égard de la révolution algérienne ».

À l’Est, ou à son propos, les communications sont moins nombreuses. La politique de l’URSS - malgré la présence du Soviétique Robert Landa - n’apparaît pas, ni celle de la Chine. L’exposé de Helmut Nimchowski sur « la guerre de libération algérienne, l’opinion publique et les actions de solidarité en RDA » n’a pas été reproduit. Celui de l’Albanais Vladimir Hodja relève plutôt du message de solidarité politique (avec hommage au « sang d’un million-et-demi de martyrs », et citations rituelles du camarade Enver Hodja et de ses collègues du Parti) que du genre historique. Celui du Hongrois Nagy Laszlo frise l’imposture en prétendant présenter « l’état de l’opinion publique en Hongrie vis-à-vis de la guerre de libération nationale du peuple algérien » sans mentionner l’écrasement de l’insurrection nationale hongroise de novembre 1956 par l’armée rouge ! On aimerait pourtant savoir si les Magyars ont comparé la situation des deux peuples (comme l’ont fait leurs cousins finnois, selon Tuomo Melasuo).

Les répercussions de la Révolution algérienne dans le Tiers Monde sont plus abondamment évoquées, bien que le rôle capital de certains pays n’apparaisse guère (notamment l’Égypte, la Tunisie, le Maroc). Ahmed Tarabine rappelle, en arabe, le soutien du gouvernement syrien de 1954 à 1958. Ercümend Kuran montre, à travers le quotidien turc « Cumhuriyet », une contradiction croissante entre la sympathie spontanée de l’opinion publique et la politique euro-atlantiste de la Turquie, laquelle fut sensiblement infléchie après la révolution militaire de 1960. Le professeur indien M. S. Agwami exalte, en anglais, la solidarité anticolonialiste du peuple indien et son admiration pour les sacrifices du peuple algérien (« plus de un million de morts ») en citant habilement Gandhi pour éluder la contradiction flagrante entre la non-violence du Mahatma et les « méthodes révolutionnaires » employées en Algérie.

Le ministre algérien Mouloud Kassim Naït Belkacem souligne longuement (en arabe) « le rôle du 1er novembre dans la récupération par la Libye de son Fezzan, le Maroc et la Tunisie de leur indépendance, et toute l’Afrique de sa liberté », et l’universitaire Djilali Sari plus sobrement, en français, celui de la guerre de libération algérienne dans la libération du continent africain. Le père Alfred Berenguer, naturalisé algérien, évoque le retentissement de cette guerre en Amérique latine, en l’expliquant par un énorme contre-sens historique (« Toutes les nations du Nouveau Monde sont d’anciennes colonies qui ont bataillé beaucoup pour exister »), justement dénoncé par René Gallissot (« La révolution algérienne se distingue des mouvements d’indépendance américaines du XVIIIe et XIXe siècle qui ont été évoqués : ce sont les sociétés coloniales qui se sont détachées de la métropole ). Mais le sentiment de solidarité importe plus que les raisons vraies ou fausses qu’on lui trouve !

Un autre grand groupe de communications s’est efforcé de caractériser la révolution algérienne dans son ensemble. En arabe, le professeur Amar Bouhouche, de l’Université d’Alger, présente les « particularités de la révolution algérienne en comparaison avec les grandes révolutions du XXe siècle » ; et son collègue Yahia Bouaziz, d’Oran, situe « la position de la révolution algérienne parmi les révolutions mondiales, et son rôle dans la libération de l’Afrique ». Hamana Boukhari compare « la révolution algérienne et la révolution palestinienne ». Le Syrien Noureddine Hatoum définit « l’authenticité de la révolution algérienne ». Et le Tunisien Abdeljelil Temimi analyse « les principes de la révolution algérienne et leur mise en œuvre ».

Dans une communication non reproduite, le Soviétique Robert Landa en avait tenté une périodisation en 3 étapes de 1945 à 1954, et 4 phases de 1954 à 1962. Le Yougoslave Zdravko Pecar présente des « réflexions sur la révolution algérienne » retraçant l’évolution économique, sociale et politique de l’Algérie du XVIe siècle à 1962, pour souligner les caractères anti-colonialiste, socialiste, et non-aligné, de sa révolution. René Gallissot se demande « qu’est-ce que la révolution algérienne en comparaison avec les autres mouvements de libération nationale », et si « les révolutions du Tiers Monde sont des révolutions contre le Capital de Marx ». Moins ambitieusement Peter Berchtold (de Washington) compare (en anglais) les effets de la domination directe pratiquée par les Français en Algérie, à ceux de l’« undirect rule » cher aux Britanniques, et conclut en faveur de la première, qui aurait provoqué un « rassemblement du corps politique aboutissant à un pouvoir stable après l’indépendance ».

Seules deux communications, semble-t-il, ont traité des conditions d’une histoire véritable de la guerre d’Algérie. En arabe Mohammed Zeroual présente une « réflexion sur la collecte des sources de l’histoire de la révolution ». En français, André Mandouze formule des « préalables méthodologiques à une approche scientifique d’une guerre de libération ». Il y répond aux organisateurs en prenant acte de la volonté de l’Algérie « d’assumer en toute rigueur scientifique l’histoire de sa révolution ». Cette décision, supposant une maturité et un courage exceptionnels, l’engage à laisser travailler librement et inconditionnellement les historiens ; et le caractère international du colloque est « le gage d’un effort intense d’objectivité ». Cependant, l’objectivité ne signifie pas une impossible impassibilité (même si l’exigence de « sympathie » et d’« amour » formulée par André Mandouze offre matière à discussion). À ses yeux, le colloque se justifie en donnant lieu à un « échange original entre deux types de partenaires, les acteurs et les chercheurs », qui doit se prolonger par une collecte systématique de témoignages. André Mandouze illustre son propos en évoquant sa triple expérience d’acteur, de témoin, et d’historien [9]. Au milieu du colloque, il était intervenu pour formuler des constatations, qui auraient pu servir de conclusion à ses actes :
-  la prépondérance de l’apport documentaire et méthodologique sur la glorification des héros ;
-  la fin de la censure ayant occulté jusque-là certains aspects de la révolution algérienne ;
-  l’effort de nuancer les jugements portés sur les forces qui l’ont aidée ou combattue. On ne peut que souhaiter qu’il en soit bien ainsi.

Dans le cadre de la commission nationale de commémoration du 30e anniversaire de l’insurrection, le ministre algérien de l’information avait publié un dossier documentaire (n° 42) sur L’information durant la guerre de Libération (Alger, 1984, 150 p.). On y trouve d’abord un extrait du rapport sur la politique de l’information présenté à la 7e session du comité central du parti du FLN (15-17 juin 1982), évaluant « l’expérience algérienne en matière d’information » avant l’indépendance. Puis, sous la rubrique « études », cette expérience est analysée dans un ensemble d’articles et d’interviews déjà parus dans la presse algérienne des dix années précédentes, sauf le premier, écrit en juin 1984 par Redha Malek : « El Moudjahid organe idéologique de la Révolution ». L’ancien directeur de l’organe central du FLN souligne les impératifs qui avaient guidé celui-ci : fidélité aux principes de la révolution démocratique et populaire (« la Révolution par le peuple et pour le peuple ») ; et objectivité (venant en second lieu, car il ne semble pas avoir jamais révélé la vérité sur le massacre de Melouza, ou sur la mort d’Abane Ramdane, par exemple). Il affirme qu’El Moudjahid fut un « élément vivant dans la dynamique révolutionnaire du FLN », et a contribué à l’élaboration du programme que celui-ci adopta à Tripoli en mai 1962 : « Voilà qui fait justice de la thèse trop facile qui réduirait le rôle d’El Moudjahid à celui d’un simple organe de propagande, d’un amplificateur parfois outrancier de la Voix de la Révolution ». Au contraire, les idées qu’il a développées « se sont révélées d’une rare efficacité ». Une centaine de pages de documents, extraits de la plate-forme du congrès de la Soumman, d’El Moudjahid du temps de guerre, du bulletin politique du ministère de l’information ou des communiqués de l’agence APS complètent cet utile dossier.

Heureuse coïncidence, l’ouvrage de Souad Mokdad : Domination coloniale et rupture nationaliste (Alger, OPU, 1984, 190 p.) approfondit cette question. Après deux chapitres de sociologie marxiste de l’Algérie précoloniale et coloniale, il en consacre deux autres à une analyse structurale de l’idéologie du FLN, et d’El Moudjahid comme appareil idéologique de celui-ci. Ses conclusions dépassent celles de Redha Malek en soulignant le rôle des « intellectuels constitués en catégorie sociale par la guerre de libération nationale » : « intermédiaires et conciliateurs entre la paysannerie pauvre et la bourgeoisie », ils « prendront le pouvoir pour gérer cette lutte politique entre les deux classes » (p. 145). Si leur catégorie sociale « ne peut se définir par leur rapport à l’économique (faute d’intérêts propres à défendre) », ils ont eu un « effet pertinent » sur le politique et l’idéologique dont ils ont marqué l’orientation », grâce au « contrôle qu’ils ont eu sur les institutions politiques : le GPRA, le FLN ; militaires : l’ALN ; idéologiques : la radio et la presse » (p. 150). « Ce sont ces derniers qui, au nom de l’idéologie républicaine, dirigeront le mouvement de libération nationale » (p. 154). De telles analyses rendent un son neuf, et rompent nettement avec la phraséologie populiste et anti-intellectualiste habituelle en Algérie.

Les cahiers du CRIDSSH de l’Université d’Oran ont publié en 1985 le n° 13 de leur série Histoire sociale de l’Algérie (Études, sources et documents), sous le titre : Un seul but l’action armée. Répondant aux questions de Karim Rouina et de Boucif Boukorra, Belhadj Bouchaib y raconte sa jeunesse à Aïn Temouchent, son adhésion au mouvement national en 1933 (à l’âge de quinze ans), ses deux guerres sous le drapeau français (en 1940, et de 1942 à 1945), son élection comme 2e adjoint MTLD à la mairie d’Aïn Temouchent en 1937, son rôle dans l’OS (où il organisa le hold-up de la poste d’Oran en 1949) puis dans le « comité des 22 » à l’origine de l’insurrection, jusqu’à son arrestation qui en suivit de peu le déclenchement. Cette publication, malheureusement peu diffusée, est une heureuse contribution à l’enrichissement des sources de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne.

Le docteur Djamel Eddine Bensalem a publié sous le titre : Voyez nos armes, voyez nos médecins (Alger, ENAL 1985, 298 p.) une chronique de la zone 1 de la wilaya III, suivie de l’épopée de son chef, Si H’mimi. Cet excellent témoignage, très bien raconté, retrace l’engagement d’un étudiant en deuxième année de médecine de Montpellier, fils du docteur Aïssa Bensalem (président du Conseil général de Constantine, et membre du mouvement des 61 élus musulmans en 1955). Cet engagement le conduisit de Montpellier, où il militait dans l’UGEMA et le FLN avant la grève universitaire lancée en mai 1956, au service de santé du FLN-ALN en Tunisie, avant d’être recruté en mai 1957 par le colonel Amirouche, et de rejoindre à pied la zone 1 de la wilaya III, dont il fut le responsable sanitaire jusqu’à sa capture le 23 mars 1958. On y trouve maints détails du plus grand intérêt sur les convois d’armes et de recrues qui faisaient la navette entre la zone de Souk-Ahras et la Kabylie, la vie quotidienne des combattants de l’ALN et de son service de santé, leurs relations avec la population civile, sur les hasards des combats heureux ou malheureux (comme celui où fut capturé le docteur Laliam, médecin chef de la wilaya), les rapports entre le colonel Amirouche et ses « intellectuels », sur les origines de la « bleuite » (maladie que l’auteur ne croit pas purement imaginaire, puisqu’il rapporte des indices du défaitisme de l’étudiant en médecine Boudaoud) ; enfin sur les souffrances des prisonniers aux mains des Français. L’histoire de la zone 1 entre mars 1955 et mars 1962, racontée à l’auteur par son ancien chef Si H’mimi, permet de situer l’aventure du docteur Bensalem dans un ensemble plus vaste.

Ce récit témoigne éloquemment de la réalité du patriotisme algérien dans toutes les couches de la population - malgré certaines défaillances, dont il charge volontiers les messalistes et même les communistes. On pourra regretter la discrétion des allusions au massacre de Melouza (p. 171) et à la « nuit rouge de la Soummam » (p. 262), ainsi que l’absence de commentaire sur les « exploits » des fedayine repliés des villes : « 1re mission : abattre un Européen ; n’importe quel Européen ; pourvu que ce soit un Européen » (p. 213). Devons-nous juger cette sorte de guerre banale, ou « exemplaire » ?

Les mêmes éditions ont publié le livre de M’hamed Yousfi : L’OAS et la fin de la guerre d’Algérie (Alger, ENAL, 1985, 224 p.) qui fait suite à l’Algérie en marche, tome I (l’OS) et II (le FLN sans frontières), lesquels avaient échappé à notre attention. L’auteur est, comme Belhadj Bouchaïb, un ancien de l’OS, emprisonné de 1950 à 1955, avant de s’évader pour rejoindre le FLN-ALN, qu’il servit en wilaya V et au MALG de Boussouf. Son histoire de l’OAS (dédiée à ses victimes) est une médiocre compilation de deuxième main, mal écrite, dont l’utilité est si peu évidente qu’il a cru bon de se justifier : « Je demande au lecteur de ne pas s’attendre à découvrir une œuvre littéraire. L’auteur a simplement consigné les récits et les faits pour les relater avec l’optique d’un Algérien qui a participé à la guerre de libération de son pays. Car raconter est à la fois un devoir et un soulagement ». Ce livre nous en apprend donc davantage sur la mentalité du narrateur [10] que sur son sujet. Ne vaudrait-il pas mieux laisser le public algérien accéder aux meilleurs livres qui lui ont été consacrés [11] ?

Au nord de la Méditerranée, les publications sont beaucoup plus diverses. La plus inattendue est celle des Mémoires de Mohammed Fathi AI-Dib : Abdel Nasser et la Révolution algérienne, (Paris, l’Harmattan, 1985, 443 p., photos hors texte). L’ancien chef des services secrets égyptiens y sort de l’ombre pour tenir sa promesse au président Nasser : faire connaître l’importance de l’aide fournie par la révolution égyptienne à la Révolution algérienne, et à l’indépendance de tout le Maghreb arabe. Témoignage pour l’Histoire, mais témoignage engagé, qui dénonce devant la nation arabe tous ceux qui ont minimisé cette aide par intérêt personnel ou partisan. De nombreuses pages reprennent des rapports d’activités que l’auteur résume ou cite, en mentionnant les dates et le contenu détaillé de tous ses envois d’armes et de matériel. Mais de nombreux jugements quelque peu manichéens, expriment sa foi inébranlable dans le nationalisme arabe unitaire. Tous les partis nationalistes maghrébins et leurs dirigeants sont jugés sur leur fidélité au pacte d’unité d’action conclu au Caire le 4 avril 1954 ; et les Algériens, sur leur application de la Charte du FLN signée le 17 février 1955. Les Tunisiens et Marocains sont accusés d’avoir abandonné la lutte armée pour traiter séparément avec la France (sauf Salah Ben Youssef en Tunisie, et l’Émir Abd-el-Krim au Maroc). Quant aux partis algériens, et aux clans représentés dans la direction du FLN, ils n’auraient pas cessé de se disputer le pouvoir et de comploter contre les vrais militants révolutionnaires, dont Ahmed Ben Bella aurait été le plus pur représentant, vouant à l’Égypte et à son chef une amitié fidèle méritée par le sincère désintéressement de leur aide.

Cette version unilatérale, même si elle a le mérite de reposer sur une connaissance directe des acteurs, risque de susciter des objections. Fathi-Al-Dib ne semble pas craindre d’apporter de l’eau au moulin des partisans de l’Algérie française, qui expliquaient la « rébellion » par la « subversion » panarabiste du Caire. Pas plus qu’il ne parait redouter de choquer la susceptibilité nationale des Algériens en rappelant l’importance de leur dette envers l’Égypte et en sollicitant leur reconnaissance. Il n’hésite pas à opposer le « fanatisme kabyle » d’Aït-Ahmed à la foi de Ben Bella dans l’appartenance de l’Algérie à la nation arabe. Mais sert-il bien la cause de ce dernier en affirmant (p. 380) que « lui et ses camarades ne faisaient rien sans consulter le Caire » ?

Étant donnée la rareté des témoignages arabes sur la guerre d’Algérie, celui-ci présente un intérêt certain en dépit de ses limites. Malheureusement, la traduction est au-dessous de tout, en ce qui concerne la transcription des toponymes et des noms propres arabes (qui varie d’une ligne à l’autre !), et pour celle des noms français, trop souvent grotesque (le traité de protectorat signé à Bordeaux en 1881, Pineau confondu avec Pinay, le sénateur et gros colon « Bourget », le colonel « Joudard », etc.). Pour bien traduire un livre et pour l’éditer, encore faut-il en connaître le sujet !

Une confrontation s’impose avec le livre de Jean Vaujour : De la révolte à la révolution. Aux premiers jours de la guerre d’Algérie. (Paris, Albin Michel, 1985, 472 p., 120 F). Celui-ci ne se veut pas un plaidoyer pro domo, mais le témoignage d’un homme animé d’une haute idée du service de l’État, qui explique ses actes et ceux de ses subordonnés devant le tribunal de l’Histoire. Haut fonctionnaire du corps préfectoral, ancien résistant, membre du cabinet d’Henri Queuille en 1949-1950, l’auteur fut appelé en mars 1953 par le ministre de l’Intérieur Charles Brune à la direction de la Sûreté générale de l’Algérie, à la demande du gouverneur Roger Léonard, mais contre la volonté du sénateur Borgeaud (qui aurait préféré un « Algérien »). Esprit ouvert et bien informé, il décrit finement la situation politique en Algérie et en métropole, dans laquelle s’inscrivait sa mission. Il montre l’ampleur et la difficulté de la tâche : faiblesse numérique et manque de moyens des forces de police, manque de coordination et sourde rivalité entre les différents services (DST, Service des liaisons nord-africaines, PJ, Renseignements généraux ...), inféodation de certains à des influences politiques locales, qui les poussaient à accentuer l’aspect répressif de leur action. Il retrace ses efforts pour améliorer les moyens financiers et matériels, ainsi que la formation et l’esprit de service public de ses subordonnés, par la création d’une école de police à Hussein-Dey. Surtout, il rapporte les renseignements précis recueillis grâce à des informateurs bien placés sur la préparation de l’insurrection du 1er novembre 1954, et ses nombreuses tentatives d’alerter le gouvernement de Pierre Mendès-France, par la voie hiérarchique ou directement auprès du ministre de l’Intérieur François Mitterrand.

Avec le 1er novembre commença le temps des reproches. L’auteur a réfuté aisément - notamment dans une séance houleuse de l’Assemblée algérienne - celui de n’avoir rien su, rien dit, ou rien fait pour prévenir une action dont il ignorait la date exacte. Il s’attache encore à justifier desdécisions qui ont souvent été dénoncées comme de graves erreurs : la dissolution du MTLD le 7 novembre 1954, et l’opération « Orange amère » en décembre. Enfin, il se montre très sensible, en tant qu’ancien résistant, aux dénonciations publiques de la torture lancées dès janvier 1955 dans l’Express et dansl’ObservateurparFrançois Mauriac et par Claude Bourdet, auxquels il reproche de ne pas s’être d’abord adressés à lui. S’il proteste de ses bonnes intentions, et rappelle les cas de conscience de ses subordonnés, il ne peut démentir la diffusion de la torture policière en 1955, attestée par les rapports Wuillaume et Mairey (qu’il ne cite pas). Le remplacement de Roger Léonard par Jacques Soustelle en février 1955 entraîna quelques mois plus tard son rappel auprès du ministre de l’Intérieur Bourgès-Maunoury, qui lui fit quitter l’Algérie avec de sombres pressentiments le 2 juillet 1955.

Précis et lucide, écrit dans une langue élégante et classique, ce témoignage d’un homme de bonne volonté se lit avec un intérêt constant.

Le livre de Henry-Jean Loustau : Guerre en Kabylie (Paris, Albin Michel, 1985, 247 p., dont annexes, et photos hors texte) est le témoignage d’un soldat de vocation, qui tenait à l’armée plus qu’à sa propre vie, et pourtant la quitta en 1961 pour vingt années d’exil volontaire, après sa condamnation consécutive au « putsch » d’Alger. Son récit, commencé à Alger en 1961, terminé à Madrid en 1980, retrace avec précision deux épisodes de la guerre d’Algérie : l’expérience des « commandos noirs » dans l’Atlas blidéen en 1956-1957 (avec le colonel Barberot et Jean-Jacques Servan-Schreiber) ; puis les combats du 2e bataillon du 1er RIMA en Kabylie de 1959 à 1961, jusqu’aux journées algéroises de décembre 1960 et au « putsch des généraux » d’avril 1961. Épisodes guerriers, séparés par des missions au cabinet du ministre de la Défense nationale Bourgès-Maunoury et à celui du gouverneur de Nouvelle Calédonie (où l’auteur participa au renversement du gouvernement territorial du leader autonomiste Lenormand en mai 1958). Henry-Jean Loustau se révèle un nationaliste français et impérial, « demi-pied noir » par sa mère, lycéen révolté par la défaite de 1940, maquisard en Limousin, centurion en Indochine et en Algérie, dont la carrière et les opinions rappellent celles du capitaine Léger [12]. « Révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » d’une page à l’autre, hostile à tout ce qui n’est pas « national » à ses yeux (les politiciens, les intellectuels, ou la « fausse élite »), il semble tout ignorer de l’histoire de l’Algérie (exceptée la glorieuse armée d’Afrique), notamment l’existence et les origines du nationalisme algérien, alors qu’il voit le marxisme là où il n’existait guère. Le désenchantement non surmonté de cet officier de premier ordre colore son livre d’une amertume comparable à celle qu’exprime le colonel Argoud [13]. Les pages les plus intéressantes sont les dernières, où l’auteur amorce un dialogue avec une jeune Kabyle, fille de militant du FLN.

Très différente est l’enquête de Michel Lévine : Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961 (Paris, Ramsay, 1985, 309 p.), sur la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961. Ce livre se présente comme une chronique de la vie et de la mort des Nord-Africains de l’agglomération parisienne tout au long du mois d’octobre 1961, jour par jour et heure par heure. La trame du récit assemble des témoignages très inégaux en longueur et en précision, les uns extraits de sources écrites (tract, bulletins confidentiels, presse de gauche politique ou syndicale, plaintes au procureur de la République, débats parlementaires ou du Conseil municipal de Paris), les autres directement recueillis par l’auteur auprès de témoins algériens ou français. On serait tenté de qualifier ce livre d’histoire brute, s’il n’était pas ponctué de « points d’histoire » explicatifs, et s’il ne recourait pas à la méthode du dialogue romanesque pour faire comprendre le point de vue des policiers parisiens et de leur chef (sans le justifier). En dépit de cet effort d’interprétation, l’absence de synthèse laisse le lecteur sur sa faim, en proie à des interrogations troublantes que l’auteur a le mérite de provoquer. Toutes ces accusations contre la police française sont-elles vraies ? Et dans ce cas, comment expliquer un tel déchaînement de violence meurtrière ? À ces questions, Michel Lévine apporte quelques éléments de réponse : à la première, l’incrédulité rencontrée par le bilan officiel, la décision de former une commission parlementaire d’enquête, et l’ouverture sans aboutissement d’une centaine d’informations judiciaires ; et à la seconde, la belle et convaincante intervention du député Claudius-Petit (pp. 286-288). Cela ne suffit pas pour expliquer les causes profondes de cette tragédie - résultat de plusieurs années d’escalade du terrorisme et de la répression, encore aggravée en 1961 en dépit ou à cause de l’ouverture et de l’interruption des négociations d’Évian - mais cela suffit à en faire sentir toute l’horreur et l’absurdité.

Après le précieux petit ouvrage de Mohammed Harbi sur le déclenchement de la guerre d’Algérie [14] paraît dans la même collection celui de Jean Lacouture : Algérie, la guerre est finie (Bruxelles, Éditions Complexe, 1985, 207 p.). Celui-ci expose en détail tout le processus de la longue et difficile négociation qui conduisit le général de Gaulle et le GPRA, depuis leur entrée en scène dans l’été de 1958, jusqu’aux accords d’Évian, avant de présenter plus brièvement le « sabotage » de ceux-ci et d’en proposer un bilan à partir des jugements contradictoires qu’ils ont suscités, résumé de leur texte à l’appui.

La personnalité de l’auteur, qui fut témoin et chroniqueur sympathisant de la décolonisation, au Vietnam, au Maroc, au Caire, puis à la rédaction du Monde, donne à ce petit livre une saveur particulière de « choses vues », et entendues. Jean Lacouture met à contribution sa mémoire, ses interviews et ses articles de l’époque, confirmés ou non par la suite des événements. Il a su tirer parti de quelques ouvrages d’historiens, des témoignages publiés par des acteurs (le général de Gaulle et Ferhat Abbas, Robert Buron, Bernard Tricot), ou des intermédiaires (Charles-Henri Favrod, Albert-Paul Lentin), et les a complétés par quelques entretiens rétrospectifs (avec Claude Chayet, Saad Dahlab, Louis Joxe et Bernard Tricot).

La vivacité du style et la pertinence générale de l’analyse méritent d’être signalées, bien qu’elles aillent de soi de la part d’un grand journaliste. Mais, puisque celui-ci revendique la responsabilité de toutes les « fautes anciennes ou récentes », osons signaler quelques imperfections.

Les références ne sont pas assez fréquentes, et elles manquent à certaines affirmations de grande portée. Inversement, certains faits méconnus mais importants ne sont même pas mentionnés. Par exemple, l’auteur nous signale en incidente, et sans note, que le texte de l’allocution du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination a été communiqué dès le 10 à Ben Bella et à ses codétenus (p. 33). On n’en est que plus étonné de le voir s’en tenir à leur récusation apparente par le général de Gaulle, après leur désignation comme négociateurs par le GPRA. En effet, on sait aujourd’hui de sources diverses [15], que de Gaulle avait accepté d’associer Ben Bella à la négociation, et fait connaître au GPRA sa préférence pour une « Algérie algérienne » dès décembre 1959. Il n’est pas question ici de ces offres secrètes, ni des contacts noués au même moment par les ministres Michelet, Buron, et Boulloche. C’est regrettable, parce que ces épisodes encore très mal connus peuvent éclairer d’un jour nouveau les entretiens de Melun et l’affaire Si Salah.

De même, on aimerait en savoir davantage sur la note du Premier ministre transmise au GPRA par l’intermédiaire de Charles-Henri Favrod et d’Olivier Long au lendemain du référendum du 8 janvier 1961 (p. 58). Elle montre que de Gaulle a partagé la responsabilité de la relance de la négociation avec Michel Debré. Fait d’autant plus intéressant que ce dernier aurait proposé au général Jouhaud de proclamer une République française d’Algérie [16] en novembre 1960 ; et qu’on le voit par la suite répugner à faire aboutir la négociation à tout prix, insister pour que l’éventualité d’une rupture ne soit pas exclue.

Quant au déroulement de ces négociations, l’auteur en retrace bien les difficultés, dues à l’écart initial des positions des deux parties et à leurs divisions. Il montre que la France a fait les plus grandes concessions, sur la représentativité du GPRA, sur le préalable du cessez-le-feu, enfin sur l’appartenance du Sahara à l’Algérie. En revanche, il insiste à juste titre sur les efforts déployés par les négociateurs français afin d’obtenir des garanties (« sans égales dans le monde actuel ») pour la communauté européenne ; mais il ne souligne pas assez que la persistance, voire la recrudescence, du terrorisme du FLN leur enlevait à l’avance toute crédibilité. Ces circonstances atténuent la responsabilité qu’il attribue à l’OAS dans le « saccage » des accords d’Évian, et la pertinence du reproche qu’il fait à de Gaulle de ne pas avoir assez expliqué sa politique aux Français d’Algérie.

Jean Lacouture n’oublie pas de dénoncer la violation de la clause d’amnistie qui aurait dû protéger les « harkis » engagés du côté français, et de récuser leur identification simpliste à des « collaborateurs » (p. 176), tout en contestant les estimations arbitraires du nombre de victimes de l’épuration affirmées par les partisans de l’Algérie française. Mais il aurait pu au moins rappeler la responsabilité du gouvernement français dans leur tragédie.

Son bilan final des accords d’Évian a l’habileté de confronter les jugements contradictoires de leurs détracteurs français (Maurice Allais, Jacques Soustelle) et de leurs critiques algériens (Kaïd Ahmed, Mohammed Harbi) avant de donner la parole à deux de leurs artisans, Saad Dahlab et Bernard Tricot. Le propre d’un compromis est de faire des mécontents des deux côtés. Mais celui-ci ne pouvait être vraiment équilibré, puisqu’il transférait la souveraineté sur l’Algérie du plus fort au plus résolu, en ménageant seulement les transitions, et les apparences.

Des chrétiens dans la guerre d’Algérie (Lettre n° 316-317, Paris, Temps présent, mars 1985) est un numéro spécial du mensuel catholique progressiste Lettre (héritier de La Quinzaine et du Bulletin), consacré au rôle des chrétiens de gauche engagés contre la torture et pour l’indépendance du peuple algérien, jusqu’à une solidarité active avec les militants du FLN. L’intention de ses rédacteurs était de témoigner sur des événements dont ils furent partie prenante, et d’apporter leur contribution à l’initiative prise par le gouvernement algérien de susciter un débat entre acteurs, témoins et historiens de toutes nationalités, à l’occasion du colloque organisé à Alger en novembre 1984. Mais des faits plus récents ont redonné à cette entreprise un intérêt d’actualité que soulignent les éditoriaux (à propos de la Nouvelle-Calédonie, et des procès en diffamation intentés par M. Le Pen).

Le numéro regroupe des textes et des articles suivant trois axes. D’abord, des témoignages inédits de chrétiens d’Algérie (le docteur Pierre Chaulet, premier militant européen du FLN d’Alger, le père Kerlan, expulsé de Souk-Ahras en 1956) et de France (Elia Perroy, militante du groupe « Coopération » dans le treizième arrondissement de Paris, Pierre Deschaemaeker, prêtre lillois). Puis, un rappel, destiné aux plus jeunes, de la lutte des chrétiens contre la torture (avec de beaux textes de Pierre Henri Simon, de François Mauriac, et une étonnante dissertation thomiste d’un casuiste romain) ; pour le droit à l’indépendance (prises de position d’André Mandouze, de La Quinzaine, de l’équipe nationale démissionnaire de la Route, et de la Mission de France) ; enfin des exemples de solidarité vécue jusqu’à l’emprisonnement (Robert Barrat, le pasteur Mathiot, les pères Bernard Boudouresque et Robert Davezies - avec les témoignages de Sartre et d’Aragon en sa faveur ). En guise de conclusion, trois réflexions d’André Mandouze (« Témoin, acteur et historien »), d’Albert-Paul Lentin, et d’Hervé Hamon, sur ces « hommes frontières », les « chrétiens de gauche ».

L’intérêt des articles et des textes reproduits dans ce numéro spécial est constant, et suffit à en recommander la lecture. On pourra néanmoins regretter qu’il ne soit destiné qu’à un public limité, celui qui pourra s’y reconnaître. En effet, le ton général donné par l’éditorial de Jacques Chatagner : « Nous avions raison », risque de choquer par son triomphalisme apparent ceux qui ont vécu une expérience différente de la même guerre. Bien que les prises de positions citées de la Mission de France condamnent avec une égale vigueur la torture et le terrorisme, l’ensemble du numéro donne l’impression d’occulter presque totalement le deuxième terme. Or, si la torture est bien un défi, d’une ampleur et d’une gravité sans cesse grandissantes, à la conscience chrétienne - et tout simplement humaine - on peut en dire autant du terrorisme. Puisque, selon les déclarations des cardinaux et archevêques de France, « il n’est jamais permis de mettre au service d’une cause, même bonne, des moyens intrinsèquement mauvais », l’engagement de chrétiens au service d’une révolution qui poursuivait son but « par tous les moyens » devait leur poser des cas de conscience, lesquels n’apparaissent pas ici. Pourquoi ? Il serait plus convaincant d’en rendre compte.

Est-il impertinent de souhaiter que les anciens combattants et militants, au lieu de s’enfermer dans un discours d’auto-glorification, s’imposent l’effort d’une réévaluation critique de leur passé ? Des travaux comme celui de Claude Liauzu : Les intellectuels français au miroir algérien (Nice, Cahiers de la Méditerranée, 1984) - qui analyse la myopie des sciences sociales et les réticences de la FEN et de la Ligue des Droits de l’Homme face à la décolonisation, le rôle du mouvement étudiant dans la formation d’un nouveau « parti intellectuel », et retrace la trajectoire du « Tiers-mondisme » de la crise algérienne et à la crise actuelle - autorisent un tel espoir.

Guy Pervillé

[1] Rubrique réalisée par Guy Pervillé.

[2] Nous regrettons de ne pouvoir rendre compte des communications en arabe, sinon en citant leur titre.

[3] Sociologie du nationalisme algérien, Paris VII, 1984, en partie éditée sous le titre : Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, Paris, l’Harmattan, 1985.

[4] « L’opinion française devant la guerre d’Algérie », Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 231, 1977.

[5] Frankreichs Algerien Krieg, München, Karl Hanser Verlag, 1974 (inédite au français).

[6] Cf. A savage war of peace, London 1977, traduction française Histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel 1980.

[7] Cf. La naissance et la reconnaissance de la République algérienne, Bruxelles, 1972.

[8] Cf. L’Algérie en armes, Alger, OPU, et Paris, Economica, 1981.

[9] À propos notamment de son livre, La Révolution algérienne par les textes, Maspéro 1961, réédité en 1975 (Éditions d’aujourd’hui, Plan de la Tour, Var).

[10] On en jugera d’après la note 1, p. 91, qui reprend sans référence une affirmation polémique : « De source bien fondée, 150 prisonniers algériens firent l’objet de cette expérience. Attachés solidement à des pieux à une distance de 2 km du point de chute, ils périrent tous calcinés par les radiations » (de la première bombe atomique française).

[11] Par exemple, le récit impartial de Paul Hénissart, Les combattants du crépuscule, Grasset, 1971, ou le témoignage sincère de Henri Martinez, Et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine, Robert Laffont, 1982.

[12] Paul Alain Léger : Aux carrefours de la guerre, Paris, Albin Michel 1983.

[13] Antoine Argoud : La décadence, l’imposture et la tragédie, Paris, Fayard, 1974.

[14] La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1984.

[15] Cf. Amar Hamdani, Le lion des djebels, Paris, Balland, 1973, p. 287-288 ; Henri Jacquin, La guerre secrète en Algérie, Olivier Orban, 1977, pp. 253-254 ; Alain de Boissieu, Pour servir le Général, Pion, 1982, p. 128.

[16] Cf. Edmond Jouhaud, O mon pays perdu, Fayard 1977, pp. 163-179 ; et Serons-nous enfin compris ? Albin Michel, 1984, pp. 275-277.



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