IV. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE
L’historiographie de la guerre d’Algérie ne donne aucun signe d’épuisement, à en juger d’après le nombre des publications.
En France, les plus nombreuses appartiennent au genre de la littérature militaire (même en excluant les romans), qui garde son public nostalgique du « baroud » colonial ou des guerres oubliées. Certaines retracent l’itinéraire des soldats incompris ou perdus, que leurs combats ont peu à peu éloignés de la métropole qu’ils avaient contribué à libérer. Deux biographies à signaler cette année. Le gros ouvrage d’Erwan Bergot : Bigeard (Paris, Perrin, 1988, 548 p. et photos hors texte) ne consacre qu’une part minoritaire à l’épisode algérien de la carrière de son héros, homme du peuple sorti du rang par sa valeur militaire (et un certain sens de la publicité) qui devint général, ministre et député.
Au contraire, l’Algérie joue un rôle central dans le livre de Laurent Beccaria, Hélie de Saint Marc (Paris, Perrin, 1988, 316 p. et photos hors texte). Ce jeune historien, né en 1963, a enquêté pendant trois ans pour réaliser son mémoire de 3e cycle à l’IEP de Paris, sur le destin qui conduisit un fils de bonne famille, déporté dès l’âge de 21 ans pour faits de Résistance, officier de légion couvert de décorations, à être condamné à 10 ans de réclusion criminelle pour avoir engagé son régiment dans le putsch d’Alger. Favorisé par ses liens de famille avec son personnage, l’auteur a su mettre en œuvre toutes les ressources de l’histoire contemporaine, rassemblant témoignages et documents auprès de dizaines de témoins et les complétant par une abondante bibliographie, faisant ainsi l’histoire de toute une génération de « soldats perdus » à travers un cas particulier. La mise en forme définitive marie très heureusement le style de l’écrivain à la méthode de l’historien, en faisant alterner le récit vivant et pittoresque du narrateur avec les citations du personnage central et de ses compagnons. Elle crée une atmosphère de sympathie qui n’est pas de la complaisance, mais qui incite à la réflexion sur la grandeur et la servitude des militaires confrontés à des cas de conscience sans précédent. En somme, cette première œuvre est une grande réussite, un beau livre que l’on aimerait avoir écrit.
D’autres sont entièrement consacrés à l’Algérie. Signalons la réédition de celui du colonel Henri Le Mire, Histoire militaire de la guerre d’Algérie, (Paris, Albin Michel, 1988, 482 p. et photos hors texte), en regrettant que cette simple réimpression de la version publiée en 1982 ne tienne aucun compte des publications postérieures, en particulier pour le bilan très discutable des pertes algériennes (cf. AAN 1982, p. 939).
Celui de Patrick de Gméline, Commandos paras de l’air, Algérie 1956-1962 (Paris, Presses de la Cité, 1988, 272 p. et photos hors texte) illustre une fois de plus la tendance répétitive de l’historiographie militaire à privilégier les « troupes de choc ». Récit vivant à base de témoignages, il rend un juste hommage à la thèse fondamentale de Henri Féraud : Les commandos de l’air, Paris, Nouvelles éditions latines, 1986 (cf. AAN 1986, p. 922).
Après Hélicoptères et commandos marine (Paris, Lavauzelle, 1984, cf. AAN 1984 p. 1102), l’ancien pilote René Bail publie un nouvel album de photos originales, L’Oranie 1954-1962 (Rouen, Heimdal, 1987, 86 p.), montrant le pays, ses habitants et la guerre, avec des commentaires si engagés en faveur de l’Algérie française que l’éditeur a cru bon, fait rare, de s’en démarquer par un avertissement.
Une place à part revient au livre de Ahmed Kaberseli, Le chagrin sans la pitié, Dieppe, 1988, 258 p. Rédigé dans un style plus oral qu’écrit, édité par son auteur avec de petits moyens, il mérite l’attention par son sujet. Ahmed Kaberseli, président d’une association de « rapatriés français musulmans » (qui édite un bulletin, Le clin d’œil) veut « montrer aux Français le crime qui a été commis pendant qu’ils dormaient », et leur « réciter indéfiniment la litanie des petits enfants égorgés, des femmes violées, des hommes saignés à blanc « pour casser leur confort moral comme on casserait des cailloux » jusqu’à ce qu’ils aient honte ».
Il commence à présenter les « Français musulmans » et leur triste situation pour revendiquer la place qui leur est due dans la communauté nationale. Mais l’argument suivant lequel tous les Algériens, même les « rebelles » étaient juridiquement français jusqu’au 3 juillet 1962 affaiblit son propos en rabaissant une nationalité assumée au niveau d’une citoyenneté imposée et rejetée les armes à la main. De même, en regrettant que ses coreligionnaires en quête d’identité oscillent entre l’assimilation absolue et le refuge dans la tradition ancestrale (certains allant jusqu’à se dire algériens) faute de concevoir la possibilité d’être à la fois musulmans et français, il sème un doute sur sa propre représentativité.
Il rappelle ensuite à grand renfort de citations la manière dont le FLN a traité les harkis et leurs familles depuis le 1er novembre 1954, les garanties insuffisantes des accords d’Évian, les promesses gouvernementales et les actes qui les ont cruellement démenties. Enfin, il stigmatise l’omniprésence de la désinformation et de la trahison de l’ « intelligentsia dominante » de gauche, multipliant les portraits féroces et les jugements sans nuances.
L’excès de polémique nuit à la crédibilité du propos. Ahmed Kaberseli est mal inspiré d’insister sur le nombre de juifs naturalisés de fraîche date parmi les « porteurs de valises », même s’il fait l’éloge des juifs d’Algérie militants de l’OAS. Il est encore plus imprudent en regrettant que cette organisation ne se soit pas mieux fait « respecter » en se montrant plus dure en métropole, par des attentats et des prises d’otages visant le pouvoir politique, afin d’obtenir soit un partage de l’Algérie, soit « l’instauration d’une sorte de fascisme en France », ou d’obliger le gouvernement à intervenir militairement au secours des harkis. Est-ce vraiment la bonne méthode pour gagner la sympathie de la majorité des Français ?
Il faut néanmoins lire les témoignages reproduits en annexe (sans indication de leurs sources), ainsi que deux essais de bilan dressés à la fin de 1962, le premier concluant à un total de 25 à 30.000 morts, et le second à 150.000, l’un et l’autre par extrapolation à partir de témoignages localisés.
Du côté du pouvoir, la publication des Mémoires de Michel Debré était très attendue. Le premier tome, Combattre, paru en 1984, n’apprenait presque rien sur les rapports du futur Premier ministre du général de Gaulle avec l’Algérie, sinon qu’il la découvrit en septembre 1941, au retour d’une brève mission au Maroc. Les 2 tomes suivants, Agir (1946-1958), 460 p. et Gouverner (1958-1962), 480 p. (Paris, Albin Michel, 1988) sont les plus instructifs. Dans l’un, consacré à son engagement gaulliste contre la IVe République, il dément en quelques pages (pp. 276-281) toute implication dans le mystérieux complot qui aboutit le 16 janvier 1957 au tir d’un obus de bazooka par un « contre-terroriste » français d’Alger contre le bureau du général Salan, où le commandant Rodier fut tué à sa place. Ténébreuse affaire que le général Salan, après avoir rencontré à Madrid en 1961 son assassin potentiel Philippe Castille, imputa publiquement à Michel Debré. Curieuse coïncidence, un ancien du SDECE, Bob Maloubier, a publié en même temps Bazooka, la confession de Philippe Castille (Paris, Filipacchi, 1988, 305 p.).
Michel Debré reconnaît avoir rencontré le général Cogny et le général Faure, tous deux impliqués dans les complots d’Alger, mais il affirme leur avoir dit exclure « toute forme illégale de changement de pouvoir ». Pourtant, dans ce deuxième tome, il omet de citer son article paru dans L’Écho d’Alger du 6 décembre 1957 où il affirmait : « L’abandon de la souveraineté française en Algérie est un acte illégitime - c’est-à-dire qu’il met ceux qui le commettent et qui s’en rendent complices hors-la-loi, et ceux qui s’y opposent, quel que soit le moyen employé, en état de légitime défense ». Son récit des événements qui conduisirent au retour du général de Gaulle laisse percer son impatience croissante d’une légalité de plus en plus formelle alors que la légitimité du pouvoir lui semblait de moins en moins assurée.
Il le reconnaît plus nettement dans le troisième tome, en citant indirectement son article de L’Écho d’Alger, au début du long chapitre où il retrace toute son action relative à l’Algérie et au Sahara de 1958 à 1962. Voulant à la fois le maintien de l’Algérie « dans ou avec » la France, et le redressement de la France par la fin de la IVe République, il n’envisageait pas d’avoir à choisir entre l’Algérie française et la Ve République. Pourtant il dément avoir changé d’avis sous l’influence du général de Gaulle. Comme lui, il était convaincu avant 1958 que l’Algérie n’était pas la France (t. 3, pp. 199-200) mais qu’elle devait rester associée à la France dans l’intérêt des deux pays. Il dément avoir tenté de freiner l’évolution de la politique gaullienne vers l’indépendance, en revendiquant une communauté de vues et une co-responsabilité dans toutes les décisions essentielles (p. 194). Il ne reconnaît que des divergences tactiques, comme celle sur l’addition du membre de phrase concernant la République algérienne, « laquelle existera un jour », dans l’allocution du 4 novembre 1960, qui lui fit envisager pour la première fois sa démission (p. 264).
Plus grave à ses yeux, la renonciation au Sahara, annoncée le 5 septembre 1961 sans concertation préalable avec le Premier ministre lui fit de nouveau envisager son départ, qu’il ajourna par dévouement jusqu’à la fin de la guerre (pp. 296-297). Le 17 mars 1962, il donna son approbation, avec le général de Gaulle, à la signature des accords d’Évian, et démissionna après le succès du référendum du 8 avril 1962.
Comme le Général, il s’était efforcé pendant plus de deux ans de faire naître « une Algérie nouvelle, c’est-à-dire autonome puis indépendante mais tolérante et liée à la France de manière organique » (p. 309). Mais le double refus de la « rébellion » et des « dirigeants de la communauté française » ayant rendu cette solution chimérique, à partir du deuxième semestre de 1961 une conclusion s’imposait, dont il assuma la co-responsabilité avec la même peine que le Général, pour dégager la France et son armée. Curieusement, il révèle qu’il n’a plus jamais reparlé de l’Algérie et du Sahara avec le général de Gaulle, et refuse de juger les décisions postérieures à la ratification des accords d’Évian, même si « l’on a su dans le secret de l’État que j’étais défavorable aux consignes d’abstention trop vite données à notre armée et au raccourcissement du délai prévu pour le référendum, et que j’aurais souhaité une volonté plus efficace de transférer en métropole les soldats musulmans qui avaient servi sous notre drapeau » (p. 310).
Cette version donne à l’action gouvernementale de Michel Debré une cohérence que beaucoup lui avaient alors contestée. Elle est confirmée dans l’ensemble par les Mémoires de son ami Raymond Triboulet : Un gaulliste de la IVe, et Un ministre du Général (Paris, Plon, 1985, 352 p. et 1986, 364 p.), qui insiste sur la longue poursuite de l’association par le Président et son Premier ministre. Elle l’est, avec des nuances, par son autre ami Pierre Chatenet : Décolonisation, Souvenirs et réflexions (Paris, Buchet-Chastel, 1988, 246 p.), bien qu’il insiste sur la précocité de la résignation du Général à l’indépendance de l’Algérie et fasse état de « différences de pensées et surtout d’approches » entre celui-ci et Michel Debré.
Mais elle serait plus convaincante si elle ne passait pas sous silence plusieurs faits connus par d’autres sources. D’abord les ouvertures secrètes du général de Gaulle proposant au GPRA l’indépendance de l’Algérie algérienne dans un « Commonwealth français » dès décembre 1959 [1] : le Premier ministre en fut-il informé ? D’autre part, les propositions de proclamer une République française d’Algérie faites au général Jouhaud en novembre 1960 par des émissaires se réclamant de Michel Debré, Roger Frey, Alexandre Sanguinetti, Jacques Foccard et Pierre Lefranc [2]. Enfin les tentatives du Premier ministre pour susciter d’autres interlocuteurs que le FLN par des contacts secrets avec des membres de l’OAS (qui aboutirent à une purge interne en janvier 1962 [3]), et du MNA (qui fondèrent le Front algérien d’action démocratique, et servirent d’appât pour l’arrestation du général Salan [4]).
On cherchera des compléments d’information sur ces opérations secrètes dans le livre de Constantin Melnik, 1 000 jours à Matignon. De Gaulle, l’Algérie, les services spéciaux (Paris, Grasset, 1988, 310 p.) où l’ancien « conseiller technique » de Michel Debré pour les questions de sécurité et de renseignement ne ménage personne, ni le Premier ministre, ni le Président de la République [5].
Du côté des opposants français à la guerre, est paru le témoignage de Robert Barrat, Les maquis de la liberté. Un journaliste au cœur de la guerre d’Algérie (Paris, Édition Témoignage chrétien, et Alger, Entreprise algérienne de Presse, 1988, 238 p.). Après un propos liminaire de Denise Barrat sur son mari trop tôt disparu, le livre regroupe un manuscrit inachevé écrit par Robert Barrat fin 1960 début 1961 pour retracer et justifier son engagement, suivi de documents : articles (dont la fameuse interview des chefs « rebelles » Abane et Ouamrane qui lui valut sa première arrestation en septembre 1955), fac-similés, photographies, et des témoignages d’amis sur sa personnalité rayonnante. L’argumentation d’ensemble est assez convaincante : pour mettre un terme à la guerre d’Algérie, il fallait en identifier les vraies causes, et tirer leurs conséquences logiques en négociant avec l’adversaire. Un seul passage suscite des objections, que les événements postérieurs n’ont fait que renforcer : l’identification entre la résistance et le terrorisme (pp. 101-103). Il est paradoxal de voir un chrétien non-violent, justement conscient des limites de l’action non-violente, en venir à ne pas condamner le terrorisme parce qu’il serait inévitable dans la situation coloniale. Pourtant, il ne se désintéressait pas du sort des Français d’Algérie, qu’il proposait de garantir par une réciprocité de traitement avec celui des Algériens en France. Son silence après l’indépendance de l’Algérie s’explique-t-il par son respect de la liberté des Algériens (selon Denise Barrat), ou par sa conscience d’une discordance entre le rêve et la réalité ? Rétrospectivement, ce témoignage sincère laisse l’impression d’un cœur généreux, vrai saint laïque d’après ses amis, mais peut être trop sensible aux raisons de ses interlocuteurs algériens pour avoir su conserver une distance critique suffisante dans l’action.
Parmi les auteurs algériens, ceux qui veulent s’exprimer le plus librement continuent de faire publier leurs écrits en France. Le plus virulent de ton est celui de Mohammed Ben Yahia, La conjuration au pouvoir (Paris, Éditions de l’Arcantère, 1988, 214 p.). Ancien maquisard de l’ALN, l’auteur raconte d’abord son engagement nationaliste. Né près de Bougie en 1930, et grandi dans cette ville, dans une famille kabyle profondément musulmane, éveillé au nationalisme algérien à l’école française et à celle du scoutisme musulman pendant la Deuxième guerre mondiale, marin de commerce pour découvrir le monde et pour échapper au service militaire français, il déserte son bord en Égypte en 1953 pour rejoindre la mythique armée de l’émir Abdel-Krim et, à défaut, la délégation du MTLD au Caire. Adhérent de la première heure au FLN, il achemine des armes à travers la Libye sous les ordres d’Ahmed Ben Bella, puis est chargé par Ahmed Mahsas de créer une école militaire en Tunisie ; enfin il se porte volontaire en 1957 pour rejoindre avec un convoi d’armes sa Petite Kabylie natale.
À partir de là, son récit est à comparer avec celui du docteur Bensalem Djamel-Eddine, Voyez nos armes, voyez nos médecins (Alger, ENAL, 1985, cf. AAN 1985, pp. 832-833) arrivé quelques mois plus tard par la même voie dans la même région. Alors que celui-ci insistait sur la force du patriotisme (malgré quelques défaillances et abus), et célébrait l’épopée du fondateur de la zone 1 de la wilaya III, Si H’mimi, Mohammed Ben-Yahia le présente comme un chef indigne, dont la violence arbitraire avait provoqué la mise en auto-défense contre l’ALN de la plupart des villages après la « nuit rouge de la Soummam » en 1956. II impute à la mauvaise influence de tels hommes sur le colonel Amirouche le déchaînement des purges injustifiées (la « bleuite ») dont il eut la chance de sortir vivant après des mois de détention et de tortures, et dénonce l’opportunisme du colonel Mohand Oul Hadj, qui n’osa pas les désavouer après la mort d’Amirouche. Organisateur du comité des officiers libres de la wilaya III, il demanda en vain sa destitution par le GPRA, en octobre 1959, et n’échappa aux embûches de Si H’mimi que pour tomber aux mains de l’armée française, ce qui lui sauva peut être la vie.
Revenu en Algérie en juillet 1962, il aida Ben Bella et Boumedienne à enlever la Petite Kabylie à Mohand Oul Hadj (partisan de Krim), et entra dans le corps préfectoral, avant de se brouiller avec le premier en 1965, puis avec le second en 1967. Il dénonce l’arbitraire et la corruption du pouvoir, qui le poussèrent à tomber dans un piège en organisant (avec la bénédiction de Ferhat Abbas) la réception d’un parachutage d’armes marocaines au cap Sigli en 1979 : action qu’il paya d’une nouvelle détention jusqu’en 1984.
Ce récit sincère et direct d’un homme ayant connu de près tous les grands noms de la Révolution algérienne (dont aucun ou presque n’en sort grandi) laisse l’impression accablante d’un État sans loi, fondé sur la violence, et dont ont su profiter les ambitieux, les carriéristes et les affairistes. Mais le titre, insuffisamment justifié, fait regretter l’absence d’analyses politiques et sociales précises. Et le populisme islamique de l’auteur, qui prêchait aux paysans l’avènement d’une Algérie « claire et limpide comme l’eau de roche », n’ayant pas « d’autre constitution que l’Islam et d’autre leader que le Prophète » (p. 97) paraît bien naïf.
L’ouvrage de Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, (Paris, l’Harmattan, 1988, 334 p. et photos hors texte), a le mérite d’être le premier à réparer une injuste occultation : celle du rôle décisif d’Abane Ramdane, l’un des plus énergiques et intelligents des chefs de l’insurrection algérienne, mort assassiné au Maroc sur l’ordre de ses collègues militaires du CCE le 27 décembre 1957. Reconstituer sa vie si mal connue, et faire toute la lumière possible sur sa fin (déguisée en « mort au champ d’honneur » par la raison d’État), ce fut la tâche dont l’auteur (ambassadeur d’Algérie au Burundi) s’est honnêtement et scrupuleusement acquitté. Son enquête auprès de nombreux témoins nous fait part de tout ce qu’il a pu recueillir sur le milieu où son héros naquit en 1920 (une famille de commerçants entreprenants d’Azouza en Grande Kabylie), sa première enfance, ses études primaires, et secondaires au collège de Blida, l’éveil de sa conscience politique avant et pendant la Seconde guerre mondiale, sa mobilisation dans l’armée française entre 1942 et 1946, son abandon d’une carrière administrative de secrétaire de commune mixte pour entrer en révolution en 1947. Permanent du MTLD puis de l’OS, arrêté en 1950, il passa cinq ans dans les prisons françaises à tremper son caractère et à exercer son intelligence pour son action future. Recruté en 1955 par Krim et Ouamrane comme chef politique du FLN d’Alger, il s’imposa en quelques mois comme le principal penseur et organisateur de la Révolution, non sans provoquer des ressentiments qui se coalisèrent contre lui à l’extérieur après l’échec de la « bataille d’Alger » en 1957.
Non sans raison, l’auteur présente Abane comme le plus grand artisan de l’unité (par le ralliement des centralistes, de l’UDMA, des Oulémas, et de communistes au FLN), et à terme de l’indépendance de la nation algérienne. Il explique sa mort comme le résultat des jalousies suscitées par son caractère de chef, son dédain pour ceux qui n’avaient pas ses capacités intellectuelles, et son intransigeance envers des ambitions et des procédés qu’il jugeait dangereux pour la liberté future des Algériens. On peut en effet admettre qu’il est mort assassiné « parce que, seul, il a osé s’élever contre le flot montant de l’ambition et du despotisme » (p. 306).
Mais la démonstration de l’auteur gagnerait à être formulée avec plus de concision : il aurait pu condenser la même matière en deux fois moins de pages. Certaines phrases poussent la complication jusqu’au galimatias : « Même si on avait pu consulter son âme martyre, Abane aurait accepté, la mort dans l’âme, que son cadavre ou celui d’un tout autre ne puisse jamais contrarier la lutte héroïque de tout un peuple » (p. 299). Est également de trop la référence mythique à « quelque un million et demi de martyrs » (p. 279).
Inversement, certains points mériteraient d’être plus développés. Khalfa Mameri a raison de mentionner un facteur essentiel de la stratégie d’Abane : « l’accélération voulue de la répression » par la provocation (pp. 136-137 et 263). Mais il aurait pu en citer le meilleur exemple : le tract de février 1956 menaçant le gouvernement Mollet de « représailles terribles sur la population européenne » s’il faisait guillotiner les patriotes algériens condamnés à mort [6]. Menace qui fut réalisée dans les rues d’Alger après les premières exécutions le 19 juin 1956. Ces représailles provoquèrent à leur tour les bombes « contre-terroristes » de l’été, auxquelles le CCE décida de répliquer par d’autres bombes à la fin de septembre 1956. La responsabilité d’Abane dans le déclenchement de la « bataille d’Alger » est donc plus grande que l’auteur ne le dit.
De même, il paraît sous-estimer la responsabilité de son héros dans l’établissement des méthodes dictatoriales dont il fut victime. L’ordre de « soumettre à la question » un volontaire au zèle suspect (p. 148) méritait un commentaire plus critique. On s’étonne aussi de ne pas voir citer le tract de décembre 1955 par lequel Abane menaçait d’égorgement tous les élus non démissionnaires, les candidats et les agents électoraux, et invitait chaque Algérien à « abattre son traître » [7]. Est-ce là le fait d’un homme « incapable de tuer une mouche » (p. 289) ?
Les publications faites en Algérie sont plus difficiles à recenser sans retard. La brève étude de l’universitaire Djilali Sari, Huit jours de la bataille d’Alger (28 janvier-4 février 1957), Alger, ENAL, 1987, 141 p. photos et annexes, commémore la grande grève organisée par le CCE pour démontrer la représentativité du FLN. Elle confronte les versions de la presse algéroise à celle du Monde, à des témoignages recueillis par l’auteur, et à des documents inédits des archives de la préfecture d’Alger. Elle conclut au réel succès de la grève, contrairement aux allégations officielles françaises. Mais elle paraît forcer la démonstration en affirmant la nature volontairement pacifique de cette « manifestation non violente ». La propagande française avait-elle imaginé le caractère insurrectionnel de la grève, annoncé dans les directives du FLN que Khalfa Mameri reproduit dans son propre livre (pp. 318-320) et qu’il tient pour authentiques (pp. 254-256 et 261) ? Cette importante question mérite un débat contradictoire. Par ailleurs, il faut regretter la mauvaise qualité de l’édition (fautes typographiques, mots oubliés).
L’agence Algérie Presses Service a publié sous le titre Éclats de novembre. Des hommes dans la Révolution (Alger, ENAL, 1987, 248 p.) un « matériau journalistique » publié en 1984 pour le 30e anniversaire du début de l’insurrection. Ces articles sont regroupés en cinq chapitres, d’un intérêt croissant : 1 - Quelques hauts faits (témoignages ponctuels, de ton épique) ; 2 - Des martyrs (notices biographiques de héros connus ou inconnus) ; 3 - Novembre et les mass-média ; 4 - Novembre dans la vie culturelle ; 5 - Novembre et la communauté internationale. En annexe une chronologie, et en tête la proclamation du 31 octobre 1954. Mieux vaut oublier la préface de Kamel Bendimered, chef d’œuvre de mauvais style involontairement burlesque.
Le livre de Zdravko Pecar, Algérie, témoignage d’un reporter yougoslave sur la guerre d’Algérie (Alger, ENAL, 1987, 435 p. et 18 p. de photos) apporte un point de vue étranger, mais qui reflète presque exactement celui des combattants de l’ALN extérieure. C’est la traduction du recueil des reportages de l’auteur publié en Yougoslavie en avril 1959. Celui-ci fut correspondant de l’agence Tanyoug et du journal Borba au Caire de 1954 à 1958. II fit un séjour de plusieurs mois au printemps 1958 dans la zone de Souk-Ahras (entre la frontière tunisienne et la ligne Morice). Ses articles (reproduits dans El Moudjahid) sont une bonne propagande de guerre, fondée sur les récits des djounouds et des réfugiés, complétés par les lectures de l’auteur favorables à la décolonisation. Son expérience d’ancien partisan de la Deuxième guerre mondiale lui inspire des comparaisons tactiques, et une profonde sympathie pour ses hôtes algériens (notamment le commandant Abderrahmane Bensalem, ancien sous-officier de l’armée française). Mais faute de recoupements avec des sources de l’autre bord (sauf le discours alarmiste du député-pilote Pierre Closterman devant l’Assemblée nationale le 13 mai 1958), il ne peut conserver un esprit critique suffisant. Ainsi, il appelle la ligne Morice « ligne de vie de l’Algérie », sans voir son rôle de « sonnette » signalant le lieu et l’heure de chaque franchissement aux troupes d’intervention, et sans prévoir la crise du moral de l’ALN consécutive aux lourdes pertes de la « bataille des frontières ».
En guise de préface, un article du même auteur écrit en juillet 1960, (et qui servit de document de travail à l’école des cadres créée par le colonel Boumedienne) dresse un bilan plus qu’optimiste sur « l’Algérie, cinquième révolution populaire dans le monde » (après les révolutions française, russe, yougoslave, et chinoise). Il affirme l’identification de l’ALN au peuple dont elle est issue : ce caractère de la guerre de libération nationale « empêche par lui-même la naissance d’une caste de soldats » et « implique l’impossibilité pour elle de dégénérer dans le sens d’une suprématie militaire ». Des témoignages comme celui de Mohammed Benyahia font douter de la lucidité de telles analyses théoriques. Faut-il conclure que les chefs de l’armée algérienne sont intervenus dans la vie politique en 1962 et en 1965 en tant que militants, non en tant que militaires ?
La forme laisse également à désirer : les noms antiques transcrits du latin au français par l’intermédiaire du serbo-croate sont méconnaissables, et les noms modernes de lieux ou de personnages ne sont guère mieux traités. On peut lire alternativement ligne « Maurice » ou « Morris » (pour Morice), « Slimane l’assaut » et « Lasso », et voir citer « le colon italien Borzo » (pour Borgeaud, nom d’origine suisse romande). Les Éditions algériennes auraient dû corriger ces erreurs comiques.
En guise de conclusion provisoire à ce recensement inévitablement incomplet, signalons le témoignage d’Olivier Long, Le dossier secret des accords d’Évian. Une mission suisse pour la paix en Algérie (Lausanne, Édition 24 heures, 1988, 198 p.). Ce rapport de mission rédigé en 1962 par le diplomate suisse qui servit d’intermédiaire pour organiser les rencontres franco-algériennes est malheureusement très difficile à obtenir en France, malgré son très grand intérêt [8].
Guy Pervillé
[1] Amar Hamdani, Le lion des djebels, Paris, Balland, 1973, pp. 287-288 ; et Alain de Boissieu, Pour servir le général, Paris, Plon, 1982, p. 128.
[2] Edmond Jouhaud, Ce que je n’ai pas dit, Paris, Fayard, 1977, pp. 163-180.
[3] Ibid., pp. 253-256.
[4] Ibid., pp. 250-253.
[5] Voir également Maurice Papon, Les chevaux du pouvoir, 1958-1967. Le préfet de police du général de Gaulle ouvre ses dossiers, Paris, Plon, 1988, 539 p., sur la lutte contre le FLN et l’OAS à Paris.
[6] Reproduit par Henri Alleg, La guerre d’Algérie, t3, p. 531 (Paris, Temps actuels, 1981).
[7] Reproduit par Mouloud Feraoun, Journal, pp. 50-51 (Paris, Le Seuil, 1962), cf. Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre, p. 151 (Paris, Garnier, 1980).
[8] Compte rendu par Maurice Vaïsse dans Relations internationales n° 58, été 1986, pp. 286-288.