V- HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE [1]
Le vingt-cinquième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie a été marqué, en France, par un grandiose rassemblement de rapatriés à Nice, et par plusieurs numéros spéciaux de périodiques : Le Monde - Dossiers et documents n° 146, juillet-août 1987 ; un Historama hors série ; le Crapouillot n° 93 (dénonçant avec une pugnacité d’extrême-droite « les bobards de la guerre d’Algérie »). Pourtant, le bilan quantitatif de l’historiographie proprement dite parait modeste : nous avons recensé une dizaine de titres (y compris quelques oublis des années précédentes). Mais l’absence invraisemblable de toute publication faite en Algérie prouve l’insuffisance de notre recensement. Quoi qu’il en soit, tentons de classer les titres retenus suivant un ordre logique, allant des témoignages ou des analyses limitées aux synthèses plus ambitieuses.
Le livre de Marie-Jeanne Rey : Mémoires d’une écorchée vive (Paris, Éditions de l’Atlanthrope, 1987, 459 p., préface de Michel de Saint Pierre) exprime avec une émouvante sincérité le point de vue des Français d’Algérie : c’est la protestation d’innocence d’un peuple condamné à mort (en la personne de n’importe lequel de ses membres) sans savoir pourquoi. L’auteur raconte son enfance heureuse dans un village de colonisation en Kabylie, puis l’intrusion de la guerre qui vient perturber sa vie rangée d’élève du lycée Fromentin d’Alger, lui faisant manquer son « bac » par excès d’agitation patriotique, travailler comme institutrice dans la Casbah et dans les faubourgs musulmans en pleine « bataille d’Alger », et rencontrer son futur mari, un gendarme venu de métropole. Elle atteste la cordialité des relations entre les familles européennes et leurs femmes de ménage musulmanes, et celle des rapports de voisinage, malgré une peur diffuse des « Arabes » non personnellement connus (spécialement des jeunes mâles). Elle fait ressentir l’horreur du terrorisme vu par ceux qui le subissent, et comprendre leurs réactions collectives. Depuis un poste d’observation privilégié (l’appartement de fonction de son père, fonctionnaire au gouvernement général, donnant sur le Forum) elle suit activement et ardemment toutes les grandes manifestations, du 6 février 1956 jusqu’à la fusillade de la rue d’Isly. Elle montre enfin la rupture morale (dès l’échec du putsch d’avril 1961) avec la plupart des gendarmes et des soldats métropolitains, et le mauvais accueil des Français de France, qui poussa au suicide l’une de ses amies, rejetée par sa propre famille parce que « c’est une honte d’abriter des colonialistes ». Ce livre n’est pas original, mais il est représentatif, et mérite d’être lu à ce titre.
Très différente est l’étude socio-historique de Caroline Brac de La Perrière : Derrière les héros... les employées de maison musulmanes en service chez les Européens à Alger pendant la guerre d’Algérie (Paris, l’Harmattan, 1987, 320 p.). Née à Alger en 1958, dans une famille installée en Algérie depuis les générations, celle-ci est venue étudier l’histoire à Paris VII, où elle a soutenu sa thèse de troisième cycle aujourd’hui publiée. Elle a voulu mettre en lumière la vie d’une catégorie sociale doublement oubliée de l’histoire, en tant que femmes, et en tant qu’elles appartenaient aux couches les plus défavorisées de la société algérienne : leur travail et leurs conditions de vie, leurs relations avec les familles européennes, et leur rôle dans la lutte pour l’indépendance. Elle a rassemblé des sources écrites et statistiques très dispersées et insuffisantes, et les a complétées par une série d’enquêtes orales suivant la méthode sociologique. Ainsi a-t-elle écrit une œuvre originale, qui dépasse et relativise tous les stéréotypes reçus, que ce soit la bonne « fatma » dévouée à ses bons maîtres français, ou la patriote agent du FLN, que l’OAS d’Alger jugea nécessaire d’éliminer par le meurtre au printemps 1962. Sur un sujet limité, ce n’est pas un petit livre.
La guerre d’Algérie vécue par les deux sociétés n’apparaît qu’en creux dans le témoignage élaboré de Boualem Khalfa, Henri Alleg et Abdelhamid Benzine : La grande aventure d’Alger républicain (Paris, Messidor, 1987, 264 p.). Trois anciens rédacteurs d’Alger républicain, et anciens militants du Parti communiste algérien, racontent la « grande aventure » de leur journal. Quotidien de tendance Front populaire d’octobre 1938 à septembre 1939, puis après une éclipse imposée par la guerre, refondé en février 1943 comme organe de la gauche résistante, et aligné en 1947 sur les positions communistes tout en s’ouvrant de plus en plus largement à toutes les tendances du mouvement national algérien ; interdit en septembre 1955 par le gouverneur général Soustelle pour son soutien à la cause de l’indépendance, il reparut difficilement en juillet 1962, pour disparaître définitivement le 19 juin 1965. Les auteurs expliquent cette évolution en montrant à la fois sa fidélité à ses valeurs initiales de liberté, d’égalité et de fraternité entre tous les habitants de l’Algérie, et l’approfondissement progressif, accéléré par la répression de mai 1945, de sa perception des réalités algériennes.
Le meilleur du livre est une extraordinaire galerie de portraits de personnages importants ou obscurs, mais également hauts en couleurs, vivant et travaillant ensemble dans une chaleureuse fraternité sans distinction d’origine, et même d’allégeances partisanes. Également intéressante est l’évocation de leur commune conception du journalisme comme un engagement, exercé dans des conditions matérielles et financières toujours difficiles, même après l’installation en 1946 dans les anciens locaux de la collaborationniste Dépêche algérienne. Et celle des liens vitaux qui les reliaient, par l’intermédiaire de correspondants et de diffuseurs, à un public fidèle et passionné, de plus en plus musulman.
Mais il faut résister au charme de ce livre pour formuler quelques réserves. Les auteurs reprennent sans distance critique leur engagement anti-américain dans la guerre froide, qu’ils qualifient sans rire d’ « anti-impérialisme tous azimuts », comme s’ils n’avaient jamais entendu parler des répressions soviétiques à Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et Prague (1968), ni des crimes du stalinisme, incomparablement plus nombreux que ceux du mac-carthysme ! De même ils semblent croire que le communisme est l’allié naturel des nationalismes musulmans, comme si rien ne s’était passé en Afghanistan depuis 1978 ou 1979.
On peut encore s’étonner du silence fait sur les sept années de la guerre de libération nationale de l’Algérie, à l’exception du rappel des noms des collaborateurs du journal qui lui ont sacrifié leur vie. Mais l’engagement de communistes internationalistes, partisans d’une nation algérienne multiraciale, dans un combat nationaliste et terroriste, allait-il de soi ? Pourquoi rien n’est-il dit sur la position d’Alger républicain (qui motiva son interdiction) après les massacres racistes du 20 août 1955 dans le Nord constantinois ?
Enfin, les auteurs ont tellement insisté sur les services rendus par leur journal a la cause nationale qu’on a peine à comprendre pourquoi les dirigeants du FLN multiplièrent les obstacles à sa reparution en juillet 1962. Après les avoir surmontés grâce au dévouement de ses collaborateurs et à l’enthousiasme de ses lecteurs, il était de toute façon pris au piège de sa propre idéologie qui, en admettant la nécessité d’un parti unique révolutionnaire d’avant-garde, lui interdisait de défendre son indépendance en refusant d’accepter la dissolution du PCA (29 novembre 1962), puis sa propre fusion avec Le Peuple, décidée par le congrès du FLN avant même le coup de force du 19 juin 1965.
Du côté des militaires, la bibliographie des « baroudeurs » et des « corps d’élite » continue de s’enrichir, sans grand renouvellement du genre. Le récit du colonel Émile René Guéguen : Volontaire (Paris, Grasset, 1986) se distingue par la double carrière, militaire et sportive, de son auteur, où alternent les épisodes guerriers, dans la Résistance française (à 17 ans), en Indochine, en Algérie, et les championnats de pentathlon militaire ainsi que la direction du Bataillon de Joinville. L’épisode algérien est un récit classique de guerre dans les unités d’intervention : le 9e RCP « accumule les exploits de djebel en djebel » à travers les Aurès, la Petite Kabylie et jusque sur la frontière tunisienne en 1959 (du côté tunisien, malgré les consignes gouvernementales). L’auteur se singularise pourtant en jugeant l’intégration impossible pour des raisons démographiques devant le ministre Chaban-Delmas en 1958. Mais il n’est pas mécontent d’avoir consacré une grande partie de sa vie à lutter contre les totalitarismes : nazi en Bretagne en 1944, communiste en Indochine, musulman en Algérie.
Peut-être le genre du témoignage militaire sera-t-il renouvelé par le recueil monumental publié par la grande association d’anciens combattants antimilitaristes, la FNACA : Témoignages 1952-1962 - La guerre d’Algérie, les combats du Maroc et de Tunisie (836 pages grand format, plus de 200 témoignages reliés par des textes de liaison, cartes, bilan, chronologie, index, plus de 600 photos, et un message à la jeunesse, pour 380 F en souscription, Macon-Imprimerie, 71 001 Macon Cedex). Une comparaison s’impose avec Soldats du djebel (Paris, Société de Production Littéraire, 1979) ouvrage réalisé par sa rivale l’UNCAFN.
Un épisode mystérieux de cette guerre a inspiré l’enquête de Pierre Montagnon : L’affaire Si Salah (Paris, Pygmalion, Gérard Watelet, 1987, 187 p. dont annexes, chronologie, bibliographie, index). L’auteur, ancien membre du « soviet des capitaines » qui dirigeait l’OAS d’Alger, a déjà publié en 1984 une histoire de La guerre d’Algérie où il montrait une réelle volonté d’objectivité, puis une fresque historique de La conquête de l’Algérie. Il publie encore chez le même éditeur un récit de L’affaire Si Salah, tentative de négociation secrète entre les chefs de la wilaya IV et le général de Gaulle, qui faillit, peut-être, changer l’issue de la guerre au printemps 1960, et persuada le général Challe que la victoire était à portée de la main. L’auteur a scrupuleusement consulté presque toutes les versions - plus nombreuses et plus précises qu’il ne le dit - de cet épisode méconnu mais non inconnu. Il les a complétées par des témoignages inédits, dont le plus important est celui du colonel Fournier-Foch, qui rencontra deux fois Si Salah chez le bachaga Boualam. Après avoir intégré ces informations diverses dans un récit continu, il conclut sur des interrogations en présentant deux interprétations contradictoires des faits : celle des partisans du général de Gaulle, et celle de ses ennemis qui l’accusent d’avoir délibérément trahi Si Salah pour se débarrasser plus vite du fardeau algérien.
Pierre Montagnon semble pencher vers ce dernier côté. Pourtant, la version gaulliste résiste bien. S’il est vrai que de Gaulle n’a pas voulu tout miser sur « l’affaire Si Salah », on ne saurait dire sans illusion rétrospective qu’il a « refusé la paix des braves » pour livrer l’Algérie au GPRA. Au contraire, il a rompu les discussions de Melun faute d’avoir obtenu son adhésion aux conditions de cessez-le-feu qu’il avait imposées à la wilaya IV De même, la grave accusation lancée contre Edmond Michelet (qui aurait informé Krim Belkacem de l’initiative de Si Salah dès le 26 mars 1960) appelle des réserves : elle repose sur un entretien tardif du général Jacquin avec l’ancien vice-président du GPRA, mais elle est démentie par tous les autres témoignages algériens [2], selon lesquels le GPRA ne fut informé qu’en juillet 1960, après la rupture de Melun (29 juin) et le retournement de Si Mohammed contre Si Salah (30 juin). La décision d’envoyer le commandant Benchérif reprendre en main la wilaya IV ne fut connue des services secrets français qu’en juillet ; et celui-ci arriva sur place le même mois suivant sa version, ou plutôt à la fin août suivant la thèse bien documentée de Mohammed Téguia. Enfin, Si Salah fut surtout trahi par sa propre franchise : le violent message radio qu’il adressa le 15 avril au GPRA, la lettre que Ferhat Abbas reçut de lui en juillet, ne pouvaient que les alerter. Le négociateur français Bernard Tricot a raison de noter une contradiction fondamentale dans sa volonté de faire la paix sans trahir ses compagnons de lutte. Mais la clé du comportement du général de Gaulle se trouve sans doute dans les contacts secrets (encore très mal connus) qu’il avait fait prendre dès 1959 par plusieurs intermédiaires (dont Edmond Michelet n’était pas le seul) en vue de rallier le GPRA à sa politique d’Algérie algérienne associée à la France.
Un autre ancien saint-cyrien, Jacques Suant, a tenté la gageure d’exposer L’affaire algérienne en une centaine de pages (Paris, Publisud, 1987, 106 p., préface de Mahfoud Kaddache). Ancien combattant en Algérie, il s’est efforcé de dépasser les passions courantes dans son milieu pour retrouver, en s’appuyant sur les travaux d’historiens comme Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron, des vérités méconnues : « politique inconsistante d’une métropole ayant trop longtemps refusé de reconnaître le fait algérien, intelligence d’une rébellion ayant compris qu’il fallait remuer l’opinion, visées du cartel international du pétrole (auquel l’auteur attribue un très grand rôle), interventions camouflées des puissances, alliées ou non de la France ». On pourrait lui reprocher d’avoir trop bien réussi son entreprise de dépassionnement, d’exagérer la rationalité de la solution à laquelle s’est résigné le général de Gaulle (dont il reconnaît « les longues tergiversations avant d’accompagner l’événement et de considérer l’inévitable comme le but recherché ») et d’en minimiser les séquelles qui entretiennent les passions. La conclusion « Il y aura toujours place pour une coopération franco-algérienne, mais pour la France, il n’y a plus d’affaire algérienne », parait trop optimiste, à voir les nombreux incidents qui rappellent que, vingt-cinq ans après, la guerre d’Algérie n’est pas finie pour tous les intéressés.
D’autres études ont tenté d’éclairer la politique algérienne de la Ve République. Le petit livre de Michèle Salinas : L’Algérie au Parlement, 1958-1962, (Toulouse, Privat, 1987, 256 p.), issu d’une recherche universitaire effectuée en 1979-80 a les qualités d’un vrai travail historique : modestie du propos, limité à l’analyse des débats de l’Assemblée nationale et du Sénat publiés au Journal officiel ; volonté d’objectivité et d’impartialité méritoire sur un sujet qui touche à la guerre d’Algérie. Une introduction circonstanciée (suivie d’utiles annexes) présente une chronologie des débats sur l’Algérie et montre leur relative rareté dans la première législature de la Ve République, ainsi qu’une typologie : débats de politique générale ou algérienne, adoption de mesures administratives, débats budgétaires (plus des deux tiers de ceux réservés à l’Algérie), questions orales avec ou sans débat, questions écrites.
Puis leur contenu est analysé en deux grandes parties. La première montre comment le problème algérien a contribué à l’affaiblissement de la fonction parlementaire, par rapport aux pouvoirs du Premier ministre, et surtout au « domaine réservé » du chef de l’État, sans que les députés et sénateurs, en majorité mécontents de cette évolution mais divisés sur la politique algérienne, puissent réagir efficacement. La seconde présente l’évolution des opinions exprimées sur les données françaises, algériennes, internationales du problème algérien, pour conclure en insistant sur l’absence d’une véritable politique de décolonisation, le manque de compétence, de connaissance, et même d’intérêt de la plupart des parlementaires pour ce problème ardu, dont la solution leur échappait de plus en plus.
Ce livre laisse une impression d’insatisfaction que Michèle Salinas est la première à exprimer. Ce n’est pas sa faute si la politique algérienne était désormais définie à l’Élysée, et directement expliquée au peuple français, en court-circuitant le Parlement, malgré la lettre de la Constitution de 1958 ! La politique algérienne de la Ve République doit donc inspirer d’autres études au champ plus large ; et l’on peut regretter que l’auteur ait ignoré dans sa bibliographie la première publiée en langue française.
L’œuvre du journaliste suisse Fabien Dunand : L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous la Ve République (1958-1962), Berne Lang, 1977, 265 p., est un étonnant exemple des délais dont souffre la diffusion des meilleurs travaux de recherche universitaire. Issue d’une thèse de doctorat en science politique soutenue à l’Université de Genève en 1972, publiée à 200 exemplaires en 1977, signalée en 1982 par Bernard Droz et Évelyne Lever dans la bibliographie de leur Histoire de la guerre d’Algérie, il entre dans cette rubrique avec dix ans d’un retard tout à fait immérité.
L’auteur s’est attaché, non à raconter des événements déjà connus dans leurs grandes lignes, mais à « reconstruire le processus de décision » selon les perspectives propres à chaque acteur en présence, et tout particulièrement à savoir dans quelle mesure le général de Gaulle, doté par la Constitution de pouvoirs régaliens, a pu être « l’inventeur réel de l’histoire ». Il commence par camper le cadre institutionnel, à partir des principes formulés dans les discours du général, suivant les textes constitutionnels et le fonctionnement réel des organes du pouvoir. Puis il analyse l’opinion publique, d’après les sondages publiés par l’IFOP, dans un chapitre pionnier (apparemment indépendant de l’article de Charles-Robert Ageron paru dans les Cahiers de l’Institut d’histoire de la presse et de l’opinion de Tours, puis dans la Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 231, 2e trimestre 1977) illustré de graphiques et de tableaux. Ensuite viennent les positions des partis d’après leurs déclarations publiques, et le rôle du Parlement, évoqué en huit pages qui retiennent l’essentiel. L’armée et ses rapports complexes avec le général de Gaulle font l’objet d’un chapitre plus développé. Puis sont abordées les « pressions rivales et concertées », en Algérie, en métropole, et à l’extérieur. Un long chapitre analyse très finement le décideur Charles de Gaulle, en partant de son éthique (où se retrouvent les influences de Maurras, de Nietzsche et de Machiavel) en distinguant les termes du choix, la part de la tactique et de la stratégie, et les motifs de la décision. Enfin, les négociations sont retracées en six étapes chronologiques, et interprétées en fonction de la théorie des jeux et des règles du « marchandage tacite » entre deux adversaires, formulées par Jean-Baptiste Duroselle.
En conclusion, l’auteur montre que le général de Gaulle a échoué à imposer au FLN ses conditions de paix parce qu’il a perdu toute liberté de manœuvre. Il insiste sur « l’erreur initiale » qu’aurait été le choix de la politique d’association, la moins satisfaisante des trois solutions envisageables, et sur les « contradictions du facteur temps » (de Gaulle ayant découvert en 1960 qu’il jouait contre lui, après avoir cru le contraire), enfin sur le « processus pathologique » qui a faussé les perceptions et les réactions de tous les acteurs jusqu’au déchaînement de toutes les violences. C’est pourquoi, selon le mot de Hegel, de Gaulle ne fut, « à défaut d’en être l’inventeur, que l’incarnateur de l’histoire ».
Combinant les méthodes spécifiques de la science politique (analyse quantitative des discours et des votes, sondages d’opinion, théorie des jeux, analyse des systèmes, ...) avec le recours à des citations très bien choisies pour appuyer des analyses très claires et pertinentes, l’auteur fait preuve d’une indépendance d’esprit d’autant plus méritoire qu’elle se manifestait moins de dix ans après la fin du conflit algérien. Son travail est exemplaire pour les historiens des relations internationales (passionnés par le même problème de la décision) qui y trouveront la preuve que l’essentiel peut être discerné en exploitant méthodiquement la documentation disponible (incluant le dépouillement complet sur quatre ans des Journaux officiels de la République française, des documents de l’Assemblée générale de l’ONU, du Monde et de l’Année politique, en plus des témoignages et des travaux déjà publiés). Sans doute a-t-il laissé échapper nombre de détails, voire quelques secrets d’État peu à peu dévoilés. Cela leur donne heureusement une raison de continuer à poursuivre dans les Archives publiques et privées l’inaccessible exhaustivité des sources qui est leur idéal et leur servitude.
René Gallissot a publié sous le titre Maghreb-Algérie, Classe et nation un recueil de ses articles, dont le tome 2 est consacré au thème Libération nationale et guerre d’Algérie (Paris, Arcantère Éditions, 1987, 217 p.). Ce tome s’organise en deux parties. La première (cinquième du recueil) appelée « Mouvement national algérien et communisme », retrace en fait l’évolution de la politique des communistes en Algérie et en France envers la question algérienne. L’article sur les débuts du communisme en Algérie et en Tunisie explique la différence de positions entre les communistes des deux pays de 1921 à 1923 par le maintien du « socialisme colonial » dans la région algérienne du parti communiste non encore bolchevisé, alors que la « rupture révolutionnaire » s’était faite plus tôt en Tunisie. La contribution sur « mouvement national et mouvement ouvrier en Algérie dans les années 1930 » dénonce un débat partisan et répétitif qui oppose communisme et nationalisme comme deux essences incompatibles. Elle relativise l’échec du communisme au Maghreb en comparant son évolution dans cette région à celles d’autres membres de l’Internationale, compare sa position au Maroc et en Algérie, enfin le situe dans son implantation sociale (à travers le mouvement syndical) et dans le champ des interférences idéologiques et culturelles. L’analyse de la conception de la nation dans le discours communiste français met en évidence, à partir de recherches sémantiques quantitatives, le parallélisme des deux grands tournants des années 1934 à 1936 : la « nationalisation » du communisme français, et l’élaboration de la théorie thorézienne de la nation algérienne en formation dans le mélange de vingt races, calquée sur le modèle national français. Deux changements s’inscrivant dans le passage de l’anti-impérialisme à l’idée d’union libre des peuples de France et des colonies, également justifiée par référence au modèle soviétique (Thorez citant Lénine « le droit au divorce n’est pas l’obligation de divorce »). Enfin, l’hommage à Jean Dresch montre comment certains intellectuels communistes français ont su discerner la réalité d’une nation algérienne fondée en réaction à l’oppression coloniale et en s’appuyant sur l’héritage arabo-musulman, alors que la direction thorézienne s’accrochait jusqu’en 1956 à l’idéal d’une « véritable Union française », puis niait l’évidence en prétendant faire de la participation à la guerre de quelques militants européens du PCA la preuve que la nation algérienne multiraciale s’était réalisée.
Ces analyses très pertinentes d’un communiste critique poseront une grande question au lecteur non prévenu : en vertu de quels principes les communistes devaient-ils soutenir un mouvement de libération nationale non-marxiste, voire anti-marxiste ? Pas ceux du marxisme des pères fondateurs, si l’on en croit la démonstration de Miklos Molnar (Marx, Engels et les relations internationales, Paris, Gallimard 1975). Ni ceux du marxisme-léninisme tels qu’ils étaient appliqués en URSS, où le droit des nationalités à l’indépendance était devenu un « chiffon de papier » dès 1922 selon Lénine. Pas davantage ceux de la Chine maoïste, qui ne l’a jamais reconnu aux peuples de l’ancien empire mandchou.
Telle n’est pas la conclusion de René Gallissot, qui consacre sa dernière partie à l’analyse de la révolution algérienne, sous le titre ambitieux : « Pour une histoire totale de la guerre de libération algérienne ». Il commence par montrer à partir des textes publiés par Claude Collot et Jean-Robert Henry (Le mouvement national algérien, 1912-1954 , l’Harmattan 1978) les contradictions idéologiques du mouvement national, opposant au nationalisme laïque du Manifeste le fondamentalisme musulman des Oulémas, et au marxisme du PCA le national-populisme du PPA, pour retracer l’évolution de ces conflits idéologiques de 1945 à 1962 : disqualification relative de l’abbasisme, évolution du PCA de l’algérianisme à l’affirmation de la conscience nationale, compétition entre messalistes et oulémas, aboutissant à la suprématie du nationalisme musulman.
Puis, dans un article paru d’abord dans le Mouvement social de janvier 1987 (sur lequel nous reviendrons), René Gallissot analyse et critique l’historiographie de la guerre d’Algérie (en recourant largement aux chroniques de l’Annuaire de l’Afrique du Nord). En première partie, il montre la surabondance et l’insuffisance de cette historiographie, dénonçant l’abus du témoignage (« l’effet Courrière ») et l’accent mis sur l’histoire militaire du côté français, sur l’action héroïque détachée de son contexte et de la chronologie du côté algérien, attirant l’attention sur des aspects importants peu ou mal éclairés. Puis il pose la grande question des causes de la durée de cette guerre doublement nationale, dans le camp français puis dans le camp algérien, où il interprète la guerre de libération comme « procès de formation de l’État algérien » et comme moyen de promotion par l’État de groupes que la colonisation avait déclassés.
Il avait suivi une même démarche dans sa contribution au colloque d’Alger de novembre 1984, sur Le retentissement de la Révolution algérienne, (cf. AAN 1985, pp. 828-831) en tentant de la définir par comparaison avec les autres mouvements de libération nationale, et en se demandant si les révolutions du Tiers Monde sont « des révolutions contre le Capital de Marx » (suivant l’expression de Gramsci sur celle d’octobre 1917). René Gallissot ne reproche pas aux révolutions postérieures d’avoir bouleversé le sens de l’histoire défini par Marx, qui attribuait une nécessité historique au capitalisme comme précurseur du socialisme. Il constate simplement que la révolution algérienne était étrangère au marxisme en visant seulement la création d’un État national évacuant la lutte des classes, mais qu’elle n’a pu s’empêcher d’emprunter les schémas marxistes en substituant au prolétariat l’un des trois substituts possibles : le « peuple », la paysannerie, ou la petite bourgeoisie. Le marxisme prit une première revanche quand l’indépendance fit éclater les divergences de classes dans l’État national, et une seconde quand la politique de développement de cet État se heurta aux contraintes persistantes de l’impérialisme » occidental. Un dernier exposé, présenté au séminaire « Connaissance du Tiers monde » à Paris VII, explicite ces deux revanches en étudiant « classes sociales, État et développement en Algérie depuis l’indépendance », et une conclusion générale clôt l’ensemble des deux tomes par une réflexion sur les limites de la culture nationale : « enjeux culturels et avènement étatique au Maghreb ».
Cet ensemble d’analyses écrites dans un style très dense (parfois trop) se lit avec un intérêt constant. L’auteur exerce son droit de critique en jugeant les travaux d’autres auteurs à l’aune de sa propre problématique, celle d’une histoire sociale qui entend rester fidèle au marxisme. Mais on peut regretter que parfois la critique tourne à la polémique abusive, en caricaturant outrancièrement les positions qu’elle entend réfuter. C’est le cas en particulier dans l’article du Mouvement social déjà cité, notamment dans le passage qui remet en question les explications de la durée de la guerre. René Gallissot a beau jeu à reprocher à la thèse de Jacques Marseille, (Empire colonial et capitalismefrançais : histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984) de ne pas suffisamment expliquer la prolongation d’une guerre contraire à la modernisation de l’économie française, en invoquant le décalage entre l’économique et le politique. Mais il est moins fondé à prêter à Charles-Robert Ageron une interprétation simpliste,opposantl’aveuglement de la classe politique à l’ « extra-lucidité » du général de Gaulle, seul conscient de la volonté de paix des Français. Le lecteur des actes du colloque de l’IHTP Les prodromes de la décolonisation de l’empire colonial français (Paris, Éditions du CNRS 1986) appréciera l’exactitude de l’affirmation de René Gallissot : « ces deux registres, celui de l’aveuglement et celui de la belle lucidité gaullienne, se rejoignaient en leitmotiv dans les propos de [ce] colloque, orchestré par Charles-Robert Ageron » (op. cit. p. 89). De même, qui a pu se procurer les actes du colloque d’Alger sur Le retentissement de la Révolution algérienne (Alger, ENAL et Bruxelles, GAM 1985) pourra comparer la profondeur des études sur l’opinion publique française faites, d’après les sondages de l’IFOP, par Charles-Robert Ageron et par Hartmut Elsenhans (auteur de « l’étude la plus intelligente, la première à se fonder sur les sondages d’époque comme sur la presse », selon René GAllissot (Ibid.). Si Charles-Robert Ageron ne fut peut-être pas le premier à étudier ces sondages (ayant été devancé sans le savoir par Hartmut Elsenhans et par Fabien Dunand), il n’en garde pas moins le mérite d’avoir démystifié la communauté historique française en montrant la fragilité du « consensus colonial », largement surestimé par les hommes politiques de l’époque. Contrairement à ce qu’affirme René Gallissot, Charles-Robert Ageron ne s’en est pas tenu à la simple constatation du recul des partisans de la guerre (« résultat acquis d’avance »), mais il a tenté de tirer des sondages tous les enseignements que malgré leurs limites ils pouvaient donner, montrant notamment que l’attachement à l’Algérie française et à l’intégration était plus fort dans les élites sociales que dans les masses laborieuses, et que « la grande force du général de Gaulle fut d’avoir fait la politique algérienne souhaitée par la majorité absolue du peuple français, mais non, semble-t-il, par la majorité de ses élites ». Les travaux de Charles-Robert Ageron, déjà cités, ne sont pas dépassés. René Gallissot a mal servi ses propres idées en les prenant à la légère.
Du côté algérien, contre toute vraisemblance, aucun écho ne nous est parvenu de publications faites en Algérie pour le vingt-cinquième anniversaire de l’indépendance. Le Cercle culturel algérien de Paris a bien organisé du 27 février au 1er mars 1987 un colloque sur l’Étoile Nord africaine et le mouvement national algérien, mais il n’abordait l’après 1954 que par la seule communication de Slimane Chikh (« le FLN, héritage et dépassement »). La seule publication remarquable est le n° 7 (octobre 1987) de la revue Sou’al publiée à Paris, qui contient un gros « dossier sur certains aspects occultés du FLN en France » (I. Le fonctionnement du FLN - II. Questions politiques. III. La ghettoïsation des émigrés. IV Les détenus). C’est la réponse de Mohammed Harbi au gros livre de Ali Haroun : La septième Wilaya, la guerre du FLN en France, 1954-1962 (Le Seuil, 1986). L’éditorial de la rédaction et l’interview de Mohammed Harbi lui reprochent d’être globalement conformiste en donnant une image trop flatteuse de la Fédération de France du FLN, en la présentant comme un parti révolutionnaire d’avant-garde, et en occultant son fonctionnement réel d’organisation bureaucratique et autoritaire, où les vrais débats politiques étaient étouffés. On retrouve ici la problématique de Mohammed Harbi, qui distingue dans le processus de formation de l’État algérien la lutte contre la domination coloniale et « la constitution de nouvelles formes de domination d’une partie de la société sur le reste de ses membres ».
Le même numéro de Sou’al publie de pertinentes réactions de la rédaction et de plusieurs intellectuels (Hocine Aït Ahmed et Mohammed Harbi, Farid Aïchoune, Juliette Minces) aux sophismes du défenseur de Klaus Barbie sur les crimes contre l’humanité, complaisamment amplifiés avec une pointe d’antisémitisme par Algérie-actualités. Il est heureux qu’une revue comme Sou’al fasse entendre une autre voix algérienne que celles qui persistent à entretenir les propagandes et des polémiques guerrières, vingt-cinq ans après la fin d’une guerre qu’elles semblent incapables de dépasser.
Guy Pervillé
[1] Rubrique réalisée par Guy Pervillé .
[2] Et par tous les témoins français, y compris Michel Debré, selon la communication de Charles-Robert Ageron au colloque Edmond Michelet de Brive, le 9 octobre 1987.