AGERON (Charles-Robert) s. dir., La guerre d’Algérie et les Algériens 1954-1962. Paris, Armand Colin, 1997, 346 p.
A l’issue du colloque organisé à Paris en décembre 1988 sur La guerre d’Algérie et les Français (publié en 1990), Charles-Robert Ageron s’était engagé à en réunir un autre sur un sujet complémentaire : La guerre d’Algérie et les Algériens. Huit ans plus tard, cette promesse a été tenue, sous la forme plus modeste d’une table ronde de deux jours (les 26 et 27 mars 1996) organisée de nouveau par l’IHTP, avec la participation d’un nombre égal d’historiens français et algériens (huit de chaque côté). Cette rencontre a été l’occasion d’un fructueux échange d’informations sur les conditions et les résultats des recherches dans les deux pays. Il était évidemment impossible d’étudier tous les problèmes dans un cadre aussi limité. Pourtant, malgré l’absence de concertation préalable, les diverses communications ont conduit à des recoupements et à des convergences. Dans sa présentation de l’ouvrage, Charles-Robert Ageron insiste sur le devoir de vérité scientifique qui s’impose aux historiens des deux pays, et sur la complémentarité de leurs efforts qui ont rapproché « l’heure où l’on pourra écrire une histoire de la guerre d’Algérie qui serait acceptée par tous les Algériens et par tous les Français ».
Le plan des actes publiés est plus simple et plus clair que celui de la table ronde. La première partie étudie certains aspects militaires, politiques et institutionnels de la guerre ; la deuxième est consacrée à la propagande, et la troisième à la mémoire de la guerre d’indépendance en Algérie.
La première partie commence par évoquer le 1er novembre 1954, mais à Oran, ville où l’action s’était soldée par un fiasco total. Omar Carlier analyse avec pertinence et subtilité les caractères originaux du mouvement national en Oranie, dirigé par des chefs venus de l’Est, et réorganisé à partir du Maroc après l’échec initial. On retiendra entre autres remarques l’inspiration plus patriotique et anticolonialiste que religieuse des initiateurs du soulèvement, leur dévouement total à la révolution et leur obsession de l’organisation, allant chez certains jusqu’au rejet de la démocratie (pp. 22-23).
Charles-Robert Ageron étudie méthodiquement l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord Constantinois, à partir des quelques témoignages algériens et des archives militaires françaises. Il démontre que le chef régional du FLN-ALN, Zighout Youcef, avait voulu relancer le soulèvement menacé d’étouffement par la répression, en faisant participer les civils algériens à des violences aveugles contre les civils Français, afin de « creuser le fossé entre les populations européenne et algérienne », et que le commandement français est tombé dans le piège de cette « provocation calculée » en recourant à une répression massive. Cette démonstration réfute l’interprétation proposée en 1992 au colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie par Mme Djamila Amrane, selon laquelle les massacres d’Européens auraient pu s’expliquer par des vengeances locales spontanées [1]. Charles-Robert Ageron fait le point sur les divers bilans fournis par les sources françaises du nombre de victimes de l’insurrection (110 ou 123 tués) et de la répression (1.057, 1.273 ou « entre 2.000 et 3.000 tués ») ; il cite les estimations algériennes (10.000 ou 12.000 morts et disparus) sans les cautionner [2].
Mahfoud Kaddache étudie ensuite « les tournants de la guerre de Libération au niveau des masses populaires », c’est-à-dire l’intervention des masses répondant à l’appel du FLN (ou le devançant même) dans trois grandes occasions : le 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, la grève générale de huit jours déclenchée le 28 janvier 1957 pour soutenir le FLN devant l’ONU, et enfin les manifestations urbaines de décembre 1960. Sur le premier événement, l’analyse de Mahfoud Kaddache confirme entièrement celle de Charles-Robert Ageron. Sur le deuxième, la démonstration ne paraît pas à la hauteur de la thèse affirmée. On conserve des doutes sur le caractère non-violent de l’action prévue par le FLN (que semble contredire un tract reproduit et cautionné par Khalfa Mameri dans sa biographie d’Abane Ramdane), sur le diagnostic de succès d’une grève brisée en deux jours, et surtout sur le bilan de victoire final, que dément la sévère critique de Ben Khedda citée p. 67 (« La grève des huit jours changea la situation à Alger du tout au tout, quarante-huit heures à peine après son déclenchement, nous avions perdu l’initiative [...] »). L’affirmation triomphaliste d’El Moudjahid un an plus tard (« la grève générale a marqué un grand tournant dans la Révolution algérienne [...], la solidarité des masses populaires a consacré le FLN, représentant exclusif du peuple algérien et seul interlocuteur valable ») ne prouve rien. Au contraire, selon toutes les apparences, le FLN avait perdu la capacité de mobiliser les foules musulmanes d’Alger jusqu’aux journées des 10 et 11 décembre 1960, tournant incontestable et décisif. La démonstration de Mahfoud Kaddache, fondée sur de nombreux témoignages algériens, est sur ce point beaucoup plus convaincante. C’est alors que l’intervention inattendue des jeunes a enfin répondu aux espoirs des chefs du FLN.
La communication suivante, celle de l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin, aurait été aussi bien placée dans la troisième partie. Elle étudie en effet l’histoire et les représentations de la guerre dans une région, celle des Iflissen Lebahar (en Kabylie maritime), théâtre d’une expérience avortée de faux contre-maquis, récupérée par l’ALN et sanctionnée par une très brutale répression française en octobre 1956. L’auteur confronte les rares témoignages écrits des deux camps, le journal de marche de l’unité militaire française tenant le secteur, et les mémoires orales de la population masculine et féminine.
Jacques Frémeaux fait le point, à partir des archives militaires françaises principalement, sur le rôle du Sahara et de l’Atlas saharien dans la guerre d’Algérie. Il retrace les opérations militaires, mais aussi la pénétration croissante de l’influence du FLN, qui devient préoccupante pour les autorités françaises dès le printemps 1960, bien que celles-ci gardent en main la majorité des guerriers des tribus nomades.
Daho Djerbal étudie « la question des voies et moyens de la guerre de Libération nationale en territoire français », à partir du point de vue d’anciens militants de la Fédération de France du FLN. Il retrace l’intégration des étudiants et des intellectuels dans cette organisation de 1955 à 1958, et il montre que la décision d’ouvrir un second front en France, prise par le CCE en juillet 1958 pour des raisons gardées secrètes, a scellé l’impossibilité d’ouvrir un débat sur les objectifs politiques (guerre « peuple contre peuple » ou recherche d’alliances ?) au sein du comité fédéral, ce dont Mohammed Harbi tira la leçon en démissionnant.
La jeune historienne Sylvie Thénault esquisse une recherche à développer sur l’organisation judiciaire du FLN à partir des documents saisis par l’armée française et des rapports de synthèse du deuxième bureau. Elle distingue l’intention du FLN de substituer sa justice à celle des Français, le système théorique établi par le Congrès de la Soummam, et les réalités, très variables suivant les temps et les lieux ; elle s’interroge sur le rôle de la situation de guerre et de révolution dans le caractère violent de la plupart des sentences, et sur les sources d’inspiration (traditions religieuses et coutumières, « technique révolutionnaire » des systèmes communistes, et influence française) de cette justice.
L’étude du « complot Lamouri » de novembre 1958 par Mohammed Harbi illustre remarquablement la difficulté d’institutionnaliser une révolution en temps de guerre. S’appuyant sur des notes personnelles de l’époque, sur des entretiens avec des anciens maquisards ayant connu les accusés ou participé à leur procès, et sur les mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal, l’auteur distingue les racines lointaines du complot dans l’histoire tourmentée de la wilaya I (Aurès-Némentchas) et de la zone de Souk Ahras, particulièrement affectées par les forces centrifuges ; puis les causes immédiates, les sanctions prises par le GPRA contre les chefs du nouveau « Commandement opérationnel militaire » de l’Est, jugé responsable de l’échec des opérations visant la ligne Morice ; enfin l’échec du complot et sa répression relativement limitée par la haute cour de justice militaire [3]. Puis Mohammed Harbi analyse deux des questions soulevées par cette crise : l’organisation de l’armée algérienne (dont l’état-major général fut créé un an après le jugement des comploteurs), et les « polarisations régionalistes », qui ne peuvent se réduire à des manipulations colonialistes. Il remarque en conclusion que « la démocratie ne faisait pas partie de la vision des protagonistes », et que les données structurelles ne permettaient guère de la réaliser.
La deuxième partie, plus brève, est entièrement consacrée à la propagande de guerre du FLN. Zahir Ihaddaden en propose une vue d’ensemble. Après avoir rappelé que celle-ci a passé sous silence tous les aspects négatifs de la révolution ou les a niés (massacre de Melouza, meurtre d’Abane Ramdane), il définit cette propagande suivant les termes de la plate-forme du congrès de la Soummam, comme se distinguant de l’agitation par sa « forme sérieuse, mesurée et nuancée », qui n’exclut pas pour autant « la fermeté, la franchise et la flamme révolutionnaire ». Puis il en examine les caractéristiques. Continuant celle du PPA-MTLD, fondée sur une base idéologique nationaliste, cette propagande est pragmatique et réaliste, utilise des moyens limités, et s’adresse à un public varié et complexe. Elle s’est déployée en trois étapes, visant d’abord la mobilisation du peuple algérien, puis l’internationalisation du problème algérien ; enfin l’ouverture et l’aboutissement de négociations avec le gouvernement français. L’auteur conclut à l’efficacité de la propagande du FLN, qui lui paraît primer toute autre considération. Il admet que le Front a mal préparé l’après-guerre, mais refuse de le rendre responsable de l’évolution postérieure.
Charles-Robert Ageron étudie la « guerre psychologique » de l’ALN d’après les documents saisis par l’armée française, d’une façon plus concrète, en distinguant les différents publics visés par sa propagande écrite : militaires français, soldats africains, légionnaires, militaires algériens et marocains, goumiers et harkis, Européens et juifs d’Algérie, et populations algériennes musulmanes (davantage touchées par la propagande orale : réunions publiques et rumeurs). Ses conclusions sur son efficacité sont beaucoup plus nuancées : échec statistique des appels à la désertion de militaires français (sauf pour les légionnaires) et algériens (à moins de prendre en compte l’augmentation du taux d’insoumission), inefficacité des ouvertures aux Européens et aux juifs algériens, démenties par des actes contraires. La propagande, surtout orale, en milieu algérien aurait eu des effets plus contrastés : échec à empêcher la fréquentation des SAS, les engagements de supplétifs, et à provoquer leur désertion, mais réussite à contrebattre la propagande française, à donner une certaine crédibilité à l’idée d’Algérie indépendante, et à entretenir le moral des combattants. Dans une autre communication portant sur la propagande radiophonique du FLN et de ses alliés arabes, il la juge « sommaire, souvent maladroite et dangereusement mensongère ».
De même, Daniel Lefeuvre étudie les réactions algériennes à la propagande économique française. Si cette dernière surestimait l’effet des arguments économiques sur une population algérienne soucieuse avant tout de dignité, celle du FLN était dangereusement tributaire du mythe anticolonialiste du pillage des richesses naturelles de l’Algérie au profit d’intérêts étrangers, et inconsciente des véritables problèmes démo-économiques. La « faible prise en considération des contraintes économiques et sociales réelles » et la surestimation des effets de la volonté politique ont mal préparé les Algériens à leurs tâches futures.
La troisième partie est consacrée à la mémoire de la guerre de libération nationale en Algérie. Gilbert Meynier étudie l’idéologie et la culture politique de la Révolution algérienne dans les Mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal. Rendant hommage au travail de leur rédacteur, l’historien Daho Djerbal, il fait regretter leur non-publication [4] en en montrant la très grande richesse. Il retrace la carrière d’un patriote de formation moderne devenu révolutionnaire dans l’OS, chef de maquis dans le Nord-Constantinois, puis dirigeant national de premier plan à l’extérieur. Il conclut que ces Mémoires sont « une pièce essentielle » à verser au dossier concernant « la naissance en Algérie d’une bureaucratie avide de pouvoir et d’avantages matériels », avec d’autres témoignages démontrant que « le système de pouvoir de l’Algérie contemporaine était déjà bien dessiné pendant la guerre de libération ». Il pose enfin la question du pourquoi de cette « transition vers la dictature », alors que d’autres virtualités, même faibles, existaient.
Plus brièvement, Tayeb Chenntouf évoque deux types différents de Mémoires parmi ceux dont les publications se sont multipliées depuis 1989. Le témoignage simple et sincère de Mahmoud Abdoun, militant et cadre de second plan du PPA-MTLD (Témoignage d’un militant du mouvement nationaliste, Alger, Dahlab, 1990). Et l’ouvrage de Ben Youcef Ben Khedda, dirigeant plus important du même parti, sur Les origines du 1er novembre 1954 (Alger, Dahlah, 1989) qui se présente comme une contre-histoire du nationalisme sans assumer le statut de témoin de son auteur.
La fabrication d’une mémoire nationale de la guerre de Libération par les médias algériens de 1963 à 1995 est analysée avec une grande vigueur critique par Fouad Soufi. Il démontre que, « dans un pays où les disciplines de l’esprit n’ont que peu de chances d’être autonomes par rapport au pouvoir, l’histoire est instrumentalisée par les médias », et que « la fabrication de la mémoire de la guerre contre la recherche historique » aboutit à son éclatement, « conséquence logique de la manipulation du souvenir ». Dans le même esprit, Hassan Remaoun démontre que l’écriture ou la réécriture de l’histoire et son enseignement (de l’école fondamentale à l’Université) sont utilisés par le système institutionnel de l’Algérie indépendante afin de « pérenniser son propre mythe de fondation ». Il conclut néanmoins, avec un optimisme relatif, que depuis 1989 la poussée démocratique a favorisé un réaménagement du nationalisme devenant plus ouvert au pluralisme, ce qui devrait favoriser « un exercice plus serein des sciences sociales en général et de l’historiographie en particulier ».
Placée à la fin de la première matinée pour des raisons de commodité, la communication de l’auteur de ce compte-rendu [5], qui désignait la manipulation de la mémoire du passé comme une cause de sa répétition dans l’actualité et un obstacle à la guérison de ses séquelles, avait provoqué quelques remous. Remise à sa place logique, elle ne détone plus.
A défaut d’une impossible conclusion, l’ouvrage se termine sur l’évocation par Benjamin Stora des images cinématographiques de la guerre dans les deux pays (avec une référence comparative aux images américaines de la guerre du Vietnam), reflets de conflits de mémoire qui restent irréconciliés.
GALISSOT René (s. dir.), Les accords d’Évian en conjoncture et en longue durée. Paris, Institut Maghreb-Europe 1997, 265 pages.
Cinq ans après, les actes du colloque organisé en mars 1992 à l’université de Paris VIII par l’institut Maghreb-Europe pour commémorer le trentième anniversaire des accords d’Évian ont été publiés. Cette publication n’est pas intégrale : on n’y retrouve pas certaines communications qui avaient été présentées oralement, comme celle d’André Nouschi sur les compagnies pétrolières au Sahara, et celle de Jacques Marseille sur la signification économiques des accords du point de vue français, ni les débats qui avaient été très riches et animés. C’est néanmoins un volume substantiel et d’un grand intérêt.
Le plan de l’ouvrage ne reproduit pas exactement celui du colloque. Il regroupe en première partie les interventions des témoins : Redha Malek et Lakhdar Ben Tobbal du côté algérien, Jean-Marcel Jeanneney (premier ambassadeur de France à Alger) du côté français. La deuxième partie analyse les accords d’Évian tels qu’ils se présentaient « à cette époque » : l’historien allemand Hartmut Elsenhans explique la « signification néo-coloniale des accords d’Évian » . Abderrahim Taleb Bendiab (décédé depuis) exposait avec précision le « bilan colonial » des entreprises françaises en Algérie jusqu’en 1962, et Marie-Bénédicte Desjuzeur l’importance relative du tournant de 1962 dans la politique de la Compagnie française des pétroles (CFP). Enfin, le sociologue M’Hamed Boukhobza (assassiné à Alger en juin 1993) met en évidence le bouleversement brutal de la société algérienne par le départ massif des Européens et par le transfert massif de leurs biens et de leurs emplois à certains Algériens, phénomène capital dont il montre les effets pervers à long terme. La troisième partie évoque « la déchirure » : l’exode dramatique des habitants européens d’Oran (Fouad Soufi) et plus largement celui de la masse des Français d’Algérie (Jean-Louis Planche) ; celui de la communauté juive, presque entièrement orienté vers la France (Richard Ayoun), et le plus tragique, celui des « harkis » et autres supplétifs musulmans fuyant des représailles que les accords d’Évian étaient censés interdire (Saliha Abdellatif). La quatrième partie regroupe des contributions plus disparates qui étudient l’application (ou la non-application) et le dépassement des accords, soit d’une façon générale, d’un point de vue politique (Guy Pervillé) ou économique (Salah Mouhoubi), soit sous des aspects particuliers : l’installation des rapatriés d’Algérie en France, notamment celle des « harkis » et de leurs familles (Mohand Khellil), les options de nationalité des Algériens en France (Tayeb Benamara), le devenir de la sidérurgie bônoise (Vincent Beylier) et celui de l’agriculture algérienne (Mouloud Sloughi). La cinquième partie rassemble des analyses également diverses sur le sens des accords d’Évian dans la longue durée : réflexions comparatives sur les dénouements des guerres d’Algérie et du Vietnam (Benjamin Stora), jugement positif de Charles-Robert Ageron sur la signification politique des accords d’Évian pour la France, étude approfondie des notions de nationalité et de citoyenneté en Algérie par le juriste El Hadi Chalabi, et du processus de formation de l’État algérien par Mohammed Harbi.
Ce plan remanié n’était sans doute pas le seul possible, et le lecteur aura intérêt à s’en affranchir pour rechercher des parallélismes ou des divergences entre des communications diversement situées. Il pourra constater notamment une différence d’appréciations entre celle, très optimiste, de Charles-Robert Ageron et celle, beaucoup plus pessimiste, de l’auteur de ce compte-rendu. Il aurait pu en constater une autre entre les vues de Hartmut Elsenhans et celles de Jacques Marseille, si un texte de ce dernier avait été publié.
Il appartenait à René Gallissot de rassembler toutes ces analyses parfois contradictoires et d’en tirer des conclusions, ce qu’il a fait avec éloquence et conviction dans un long « finale », qui expose la signification et les limites d’une libération nationale. Dénonçant l’erreur de prendre à la lettre les accords d’Évian pour conclure trop facilement à leur échec, il situe leur importance sur deux plans (celui des rapports entre deux nations, et celui de l’histoire mondiale de la décolonisation), et leur attribue une triple signification : « sortie d’une impasse coloniale pour le nationalisme français qui devient européen », « dénouement d’une forme ancienne de rapports de dépendance qui se renouent dans une économie-monde », « affirmation nationale algérienne sur le mode de l’arabo-islamisme ». Pour finir, il rejette deux ou trois façons de minimiser l’importance et le sens des accords d’Évian : s’en tenir à la lettre, pour condamner leur non-application, voire leur trahison. Ou encore « voir court et penser petit » de deux manières différentes, soit en « entretenant la nostalgie de l’Empire », soit « en jouant la satisfaction franco-centrique du bienheureux largage du boulet colonial ».
Cette dernière flèche visant manifestement Jacques Marseille, qui est plusieurs fois interpellé par René Gallissot dans sa conclusion, le lecteur peut regretter que la pensée de celui-ci ne soit exprimée dans ce volume autrement que par la référence à ses travaux (page 242). Il faut préciser que Jacques Marseille avait, suivant la manière provocante qu’il affectionne, voulu démontrer que « l’indépendance de l’Algérie a été une bonne affaire pour la France et une mauvaise affaire pour l’Algérie », en réfutant deux mythes : « l’Algérie, meilleur client de la France » (propagande nationaliste française) et « la France responsable de la misère des masses algériennes » (propagande nationaliste algérienne). Ses propos ont été critiqués par plusieurs auditeurs et participants au colloque. Hartmut Elsenhans s’est dit choqué, mais il a reconnu que l’Algérie avait été une mauvaise affaire pour la France, à l’exception d’intérêts particuliers. Mohammed Harbi a dénoncé des simplifications exagérées, mais il a admis un point fort dans la démonstration de Jacques Marseille ; l’importance de la question démographique, sous-estimée par la colonisation et plus encore par l’Algérie indépendante.
René Gallissot conclut sa synthèse en rappelant à tous les critiques des accords d’Évian leur point essentiel : « arrêtez de tuer ». Il est vrai que ces accords ont eu le mérite de mettre fin à sept ans d’une guerre cruelle, mais pas immédiatement. Leur message de paix a été refusé par l’OAS (comme l’a rappelé Jean-Marcel Jeanneney) ; mais pas seulement par celle-ci [6]. La lutte contre ses méfaits à Alger et à Oran n’explique qu’en partie les enlèvements et les meurtres d’Européens, et encore moins les massacres de « harkis ». Peut-on considérer ces violations très graves des clauses fondamentales des accords comme des aléas conjoncturels sans conséquence dans la longue durée ? La résurgence de la violence qui donne l’impression d’une répétition de la guerre d’Algérie depuis 1992 me paraît démentir l’idée d’une réussite durable des accords d’Évian.
ICHEBOUDÈNE, Larbi, Alger, histoire et capitale de destin national. Alger, Casbah Éditions, 1997, 351 pages.
Ce livre est une partie condensée d’une thèse de doctorat d’État ès lettres et sciences humaines soutenue en janvier 1995 à l’Université de Paris V, sur le sujet suivant : « Alger comme système social urbain ». L’auteur a donc interprété en sociologue une bibliographie abondante et variée, sans poursuivre une recherche historique directe à partir des sources. Son but est de mettre en évidence la continuité de l’histoire d’Alger à travers les âges, la précocité de son rôle de capitale, et surtout le choc et la déstructuration causées par l’occupation coloniale, qui en a fait pendant 132 ans une « ville double » vivant une « double vie », jusqu’à l’achèvement de sa reconquête par ses habitants algériens.
L’ouvrage se lit assez agréablement, en dépit de certaines complexités d’expression et d’un usage trop discordant des temps du verbe. La démonstration est globalement convaincante, quand l’auteur met en évidence la cohérence de l’organisation de la ville, des quartiers et des maisons avant 1830, et quand il analyse la brutale déstructuration de cet organisme urbain par l’incrustation d’une ville française au centre de la Médina, puis par la construction d’une deuxième ville dont les « indigènes » sont presque entièrement exclus par des discriminations sociales et ethniques. Il insiste très justement sur l’évolution du peuplement qui fait très vite d’Alger une ville en majorité française, puis après la Deuxième guerre mondiale une « ville double » caractérisée par une égalité démographique n’impliquant aucune égalité sociale entre ses deux populations.
Cependant, cette démonstration inspire quelques réserves par des manifestations de parti-pris trop marquées. Dans le premier chapitre, l’auteur réagit exagérément contre les préjugés coloniaux quand il attribue à la ville turque un riche vie intellectuelle, et surtout quand il ne voit qu’un prétexte hypocrite d’agression dans les protestations des États européens contre la course et l’esclavage (comme si ce qui était normal au XVIème siècle devait l’être encore au début du XIXème). Il attribue un caractère trop systématique à la destruction du cœur de la Médina qui paraît pouvoir s’expliquer par l’incurie et par l’imprévoyance avant l’annexion de 1834 ; et il omet de signaler que le vieux Paris a lui aussi été remodelé avec une certaine brutalité par les préfets Rambuteau et Haussmann durant la même période.
Mais c’est surtout le dernier chapitre qui suscite les plus fortes réticences. Après avoir démontré que l’inégalité institutionnalisée entre les deux catégories d’habitants conduisait logiquement à une révolution, l’auteur se contente d’évoquer et de justifier la « guérilla urbaine » sans en analyser les méthodes ni en critiquer les résultats. On peut voir une justice immanente dans le fait que l’Alger des Français, né dans la violence, ait péri de la même façon. Mais l’auteur aurait pu se demander, comme l’a fait M’hammed Boukhobza [7], si le transfert soudain et massif de leurs biens et de leurs emplois à une minorité d’Algériens ne risquait pas de perpétuer les inégalités, et de provoquer trente ans plus tard une nouvelle révolution contre les prétendus « nouveaux Pieds-noirs ».
THOMAS Henri-Jean, Le terrorisme urbain à Alger en 1962. Delta 7. Paris, L’Harmattan, 1997, 304 pages.
Henri-Jean Thomas commandait le 12ème bataillon d’infanterie chargé du sous-secteur ouest du grand Alger, du 3 août 1961 au 4 juin 1962. Avant et après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, il a collaboré avec l’ex-capitaine Murat, passé à l’OAS, pour combattre les enlèvements de Français par le FLN, découvert plusieurs charniers, et rédigé après son rappel un mémorandum sur ces enlèvements pour la défense de Murat devant la Cour de sûreté de l’État [8].
On attendait donc son témoignage avec intérêt, pour le confronter avec celui de son adversaire Azzedine [9] et avec l’enquête très hostile à l’OAS de Jean-Philippe Ould-Aoudia [10]. Mais ce livre est-il un témoignage déguisé en roman, ou bien une fiction ?
L’examen du contenu permet de conclure que l’auteur a malheureusement mélangé ces deux genres, en s’inspirant de faits réels sans s’interdire de les modifier. On peut donc mettre en doute l’exactitude des paroles et des actes attribués aux personnages, même à ceux dont le nom et l’identité sont respectés. Premier exemple, page 126 : « Soleil demande d’intensifier les attentats contre les musulmans » ; au contraire, on sait que le chef suprême de l’OAS a toujours condamné les attentats racistes, mais que ses subordonnés interprétaient ses instructions à leur guise [11].
Deuxième exemple page 279 : « Tout est fini, mon colonel, continua Murat. Plusieurs de nos chefs, tels que Susini et Gardes, ont trahi notre cause », en négociant un accord avec le FLN. Or, Jacques Chevallier a témoigné devant le tribunal de la parfaite loyauté de Murat envers ses chefs durant cette négociation. Ainsi, ce livre nous renseigne mieux sur l’état d’esprit de son auteur que sur les faits qu’il évoque. Les historiens en apprendront davantage dans la thèse soutenue en 1997 à l’Université de Paris IV par Jean Monneret [12], qui a recueilli et utilisé le témoignage de Henri-Jean Thomas.
Guy Pervillé
[1] Cf. Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, Paris, La Ligue et IMA, 1993, t. II, pp. 372-375, 403-404, 430-432.
[2] Les Mémoires de Lakhdar Ben Tobbal, cités par Gilbert Meynier (p. 264) affirment que ce nombre est fondé sur un recensement nominatif des victimes. Il semble pourtant invraisemblable que le seul Nord-Constantinois ait enregistré 8% des 152.000 martyrs algériens recensés en quelques jours.
[3] Voir le texte intégral du jugement en annexe, pp. 169-174.
[4] Due à l’opposition du pouvoir algérien jusqu’en 1988, puis à celle de Lakhdar Ben Tobbal.
[5] Histoire de l’Algérie et mythes politiques algériens : du « parti de la France » aux « anciens et nouveaux harkis » (pp. 323-331).
[6] Le dernier livre de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, qui justifiait la « violence absolue » du colonisé contre le colonisateur, ne faisait que théoriser une mentalité et des comportements bien réels.
[7] « Le transfert social de l’indépendance. Les mutations urbaines (1954-1966) », in Les accords d’Évian en conjoncture et en longue durée, sous la direction de René Gallissot, Paris, Karthala, 1997, pages 67-78.
[8] OAS parle, Paris, Julliard, 1964, pages 256-263.
[9] Et Alger ne brûla pas, Paris, Stock, 1980.
[10] L’assassinat de Château-Royal, Paris, Tirésias, 1992.
[11] OAS parle, op. cit., p.109 et 167 ; cf Jean Ferrandi, 600 jours avec Salan et l’OAS, Paris, Fayard, 1969, pages 263-273.
[12] La phase finale de la guerre d’Algérie, 647 pages dactylographiées.