Annuaire de l’Afrique du Nord 1986

(Redaction : été 1987. Publication : 1988)
mercredi 15 août 2007.
 

V. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE

La guerre d’Algérie continue d’inspirer de nombreuses publications des deux côtés de la Méditerranée. L’œuvre la plus importante est sans aucun doute celle d’un Algérien, avocat au barreau d’Alger : Ali Haroun, La 7e wilaya, la guerre du FLN en France (1954-1962) (Paris, Le Seuil, 1986, 525 p.).

Ce livre est l’une des plus remarquables contributions algériennes à l’histoire de la guerre d’Algérie, par l’ampleur du travail qu’il représente, la richesse des informations qu’il apporte, et l’importance des problèmes qu’il implique. L’auteur, qui fut l’un des cinq membres de la direction collégiale de la Fédération de France du FLN entre 1957 et 1962, ne s’est pas contenté de rédiger ses propres souvenirs, ni même d’exprimer le point de vue du Comité fédéral. Pour tenter de retracer toutes les activités d’une organisation aussi fortement structurée et cloisonnée, il s’est appuyé sur ses archives - dont il donne d’abondants extraits en annexes - et sur de nombreux entretiens avec d’anciens militants de la Fédération, de ses structures parallèles, et de ses réseaux de soutien. Il exprime la mémoire collective de cette organisation qui n’était jusque là connue qu’indirectement, à travers les témoignages des « porteurs de valises ».

En 24 gros chapitres - dont l’ordre de succession n’obéit pas toujours à une logique évidente - il retrace la difficile mise en place de la Fédération de France du FLN, malgré le MNA messaliste et la police française, entre 1954 et 1957 ; puis il en étudie les structures : le « Nidham » (ou « Organisation politico-administrative »), les branches parallèles (UGEMA puis Section universitaire pour les étudiants, AGTA et AGCA pour les travailleurs et les commerçants), l’OS paramilitaire, les services de presse et d’information, les comités de soutien aux détenus et le collectif des avocats, les filières assurant le passage des hommes et de l’argent à travers les frontières et dans les pays voisins. En même temps, il retrace les principales missions accomplies par la Fédération : encadrement de la masse des 300.000 Algériens vivant en France, disputée à l’emprise du MNA par des méthodes que l’auteur présente comme une riposte tardive et sélective au terrorisme messaliste (ce qui n’est pas invraisemblable, étant donné le rapport initial des forces) ; ouverture d’un « second front » contre des objectifs policiers, militaires, politiques et économiques à partir du 24 août 1958 ; fourniture de l’argent nécessaire pour assurer l’indépendance du GPRA face à ses protecteurs étrangers, de recrues et de cadres pour l’armée des frontières, d’argent et d’armes pour les wilayas de l’intérieur. Sans oublier des tentatives multiformes d’influencer l’opinion publique française à travers le PCF (très réticent), les autres organisations de gauche, les réseaux de soutien clandestins (et même, paradoxalement, par des contacts avec un groupe d’ « ultras » de l’Algérie française). Un seul aspect des activités de la Fédération est volontairement laissé dans l’ombre : sa participation aux instances dirigeantes de la Révolution algérienne, et à l’élaboration de son programme (laquelle prit la forme d’un projet dont le CNRA de Tripoli ne retint qu’un mot : le socialisme).

On retiendra de ce livre l’impression que la « 7e wilaya » fut peut-être la mieux organisée et la plus efficace de toutes. Elle sut améliorer la formation politique de son encadrement en réalisant un amalgame entre activistes, syndicalistes, et intellectuels. Maturité dont elle fit la preuve en fixant une limite à la violence de son action : le refus de la tentation du terrorisme aveugle, à laquelle avaient succombé les wilayas d’Algérie. La conscience d’être une minorité en pays étranger explique cette sagesse (même sans une intervention de Francis Jeanson), mais aussi la conviction que les deux peuples continueraient d’avoir besoin de coexister après la guerre.

Pourquoi donc les cadres de la Fédération de France n’ont-ils pas joué un plus grand rôle dans l’Algérie indépendante ? Le livre se referme sur cette interrogation désabusée posée aux jeunes chercheurs algériens, que l’auteur invite à examiner l’histoire de leur pays « sans exclusive chauvine, ni triomphalisme stérile, ni autocensure timorée ». On aurait pu souhaiter qu’il leur eût lui-même montré l’exemple, en procédant à une autocritique de la Révolution algérienne. Il s’est borné à exposer honnêtement l’action de ses camarades suivant leur point de vue. C’est déjà un bon point de départ.

Il faut signaler aussi le témoignage d’un ancien dirigeant de la Révolution algérienne : Benyoucef Ben Khedda, Les accords d’Évian (Alger, Publisud-OPU, 1986, 120 p., dont annexes). Par ce petit livre, le dernier président du GPRA s’adresse à ses compatriotes, notamment aux jeunes Algériens, afin de réhabiliter l’action de son gouvernement dans les négociations avec la France, en démontrant que les accords d’Évian furent, non pas une capitulation devant le « néo-colonialisme » français, mais « le type même du compromis révolutionnaire, où le GPRA a sauvé les positions clefs de la Révolution tout en se montrant souple sur les aspects secondaires ou susceptibles d’être révisés ». Pour le lecteur français, qui dispose déjà du livre de Jean Lacouture : Algérie, la guerre est finie (Éditions Complexe, 1985), la démonstration est sans surprise, même si elle apporte quelques précisions intéressantes sur les positions des deux parties dans leurs entretiens secrets de l’automne 1961. Pour les lecteurs algériens, elle semble inédite. Encore tient-elle dans les 40 premières pages, le reste étant formé d’annexes documentaires (dont le texte complet des accords, et une chronologie) qui répondent à un besoin du public algérien. Nous restons sur notre faim, puisque l’auteur ajourne à un autre livre le récit des discussions et dissensions qui divisèrent le FLN et l’ALN pendant et après la négociation de ces accords. Quand lirons-nous les mémoires de Benyoucef Ben Khedda ?

Autre témoignage, celui de M’Hamed Yousfi, Le complot, Algérie 1950-1954 (Alger ENAL 1986, 234 p. et photos hors-texte), qui vient compléter ses souvenirs déjà publiés d’ancien responsable de l’OS emprisonné de 1950 à 1955 avant de s’évader pour rejoindre le FLN-ALN. Le récit est vivant, mais sans style, les analyses politiques visant les centralistes, l’UDMA, les Oulémas, le PCA surtout, quelque peu caricaturales. On ne s’étonne pas de retrouver à la page 169 l’évocation rituelle du « million et demi de martyrs ». En somme, ce livre apporte peu de nouveau. On remarquera en annexes les prises de position de MTLD et l’article de Claude Bourdet « Y-a-t-il une Gestapo en Algérie ? ».

La thèse du Docteur Mohammed Benaïssa Amir, Contribution à l’étude de l’histoire de la Santé en Algérie - Autour d’une expérience vécue en ALN, wilaya V ; réflexions sur son développement (Alger, OPU, 1986, 320 p. dont photos), est un ouvrage étonnant. Cette thèse de médecine soutenue à Alger en 1963 au terme d’études interrompues par la grève et l’appel au maquis de mai 1956, puis revue et corrigée vingt ans après, commence par sept pages de dédicaces à toutes les personnes dont la rencontre a marqué l’auteur, sans oublier Messali Hadj ! Puis elle continue par un mélange de considérations médico-politico-religieuses assez bizarres, qui affirment un parallélisme entre l’observance des préceptes de l’Islam et la santé des peuples musulmans à travers les siècles. Les parties suivantes : bilan de la médecine en Algérie en 1951, puis étude des services sanitaires de l’ALN dont l’auteur fut l’un des responsables, enfin esquisse d’une politique de la santé à l’heure de l’indépendance, paraissent beaucoup plus solides et convaincantes, voire émouvantes. Le livre de Rabah Saadallah et Djamel Benfars, La glorieuse équipe du FLN (Alger, ENAL, Bruxelles, GAM, 1985, 400 p. dont photos), est une enquête de journalistes sportifs, apparemment très bien documentés, sur le rôle de l’équipe algérienne de football dans la popularisation de la cause algérienne à travers le monde.

Le récit édifiant de forme littéraire est un genre officiellement honoré en Algérie. Celui d’Abderrahmane Chergou : Demain reste toujours à faire (Alger, ENAL, 1986. 249 p.) avait reçu le premier prix d’histoire du grand concours de novembre 1979. C’est le témoignage d’un « jeune qui restera toujours jeune », fils de camionneur mais admis au lycée de Maison Carrée. Membre de l’Association de la Jeunesse estudiantine musulmane, il participa au stage d’information sur le maquis organisé dans la forêt de Sidi Fredj en mai 1956, puis à la grève des cours et des examens. Arrêté et torturé en décembre 1957, interné, libéré en 1958, de nouveau arrêté en décembre 1959, il monte au maquis en mars 1960. On s’étonne des lacunes du récit : qu’a fait l’auteur pendant la bataille d’Alger ? Pourquoi ne dit-il rien de l’affaire Si Salah qui troublait la wilaya IV au moment précis de son arrivée au maquis ? Surtout on ne peut manquer d’être agacé par le style surchargé de thèmes politiques redondants, visiblement inspirés par la lecture assidue d’Alger Républicain avant et après la guerre. Le colonialisme est constamment identifié à l’impérialisme, à l’OTAN, à « l’ignoble monde libre », au « règne abject de l’argent », condamnés sans appel par le « cours de l’histoire » suivant la vulgate marxiste. Comme l’auteur prétend conjuguer le lyrisme avec la prédication, il aboutit à des sommets d’absurdité, tels que les Français détruisant « la nature qui protège ses enfants » et qui « a décidé d’être avec le cours de l’histoire », ou encore en décembre 1960 : « Sur les pavés d’Alger gisait, seul mort véritable, l’espoir insensé des retardataires si stupidement opposés à la nécessité de l’histoire ». L’auteur n’a donc rien perdu de la naïveté juvénile qu’il avouait dans un article publié par le Moudjahid à la fin de 1962. Son livre prouve qu’on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments et des idées politiques bien orientées. Quant à l’histoire (n’en déplaise au jury du grand concours de novembre 1979) c’est tout autre chose, et elle n’est écrite nulle part à l’avance.

Chabane Ouahioune a rédigé et publié sous le titre Itinéraires brûlants (Alger, ENAL 1986, 85 p.) trois récits faits par l’ancien moudjahid Saïd Akrour. Celui-ci, fils de paysans illettrés des environs de Dellys, était élève en 5e au collège de cette ville jusqu’à la grève scolaire de mai 1956. Servant de secrétaire aux maquisards et connaissant plusieurs caches, il fut arrêté et torturé en août 1956, en décembre 1957, enfin en 1959 au camp Cortès et au DOP de Tizi Ouzou avant son transfert au centre d’internement de Tigzirt. Libéré en 1960, il gagna Alger et devint fidaï pour venger les siens, en commençant par tuer le premier français venu : « Beau spécimen de pied-noir... Bon gibier du matin » (p. 59), et en continuant jusqu’en 1962. Croyant peut être renforcer cette apologie de la vengeance aveugle, le troisième récit conte la fin atroce d’un jeune garçon de 15 ans envoyé par son père acheter du café à Dellys, faussement accusé d’un attentat et fusillé devant sa famille. La gravité des faits allégués aurait justifié que l’auteur indiquât leur date pour permettre leur vérification. On ne s’étonne pas de retrouver mentionnés plus d’un million de morts (p. 71).

Jusqu’ici nous avions exclu de cette rubrique les romans qui s’avouent comme tels sans prétendre à une scrupuleuse exactitude. Peut être était-ce un tort, car ils expriment souvent la même vision que les récits précédents, mais d’une façon beaucoup plus nette et susceptible d’avoir un impact plus fort sur le public algérien. Celui de Mohammed Moulessehoul : El Kahira, cellule de la mort (Alger, ENAL, 1986, 121 p.) [1] est dédié à Ahmed Zabana et à plusieurs condamnés oranais, dont l’évadé Chadli Djilali. Bien écrit, il traduit avec une éloquence inquiétante un manichéisme et un orgueil national démesurés (voir pp. 23, 24 et 26). Il est toujours dangereux de faire croire à un peuple qu’il a souffert plus d’injustices qu’aucun autre, et qu’il est par conséquent, quoiqu’il fasse, le plus juste et le plus admirable de tous !

La démonstration en est faite dans le roman d’Abdelkader Ben Azzedine Ghouar : Cinq fidayine ouvrent le feu à Constantine (Alger, ENAL, 1986, 219 p.). Cette « histoire qui rappelle simultanément toutes les larmes versées par un peuple ambitieux » raconte comment un « pauvre jeune homme » vengea son père et sa mère, assassinés sans raison par les colons, avec l’aide de cinq hardis compagnons. Œuvre d’un esprit faux et d’une conscience pervertie, elle confond systématiquement la justice et son contraire, la vengeance aveugle. On pourrait lui reconnaître, à défaut d’autre mérite, celui de la franchise, si elle n’était pas gâchée par une insupportable tartufferie pseudo-moralisatrice : « Les colonialistes ne pourraient être battus que par des armes pareilles à celles qu’ils employaient. La première de ces armes était la méchanceté sans borne, qui ne fait aucune distinction, ne s’arrête guère à séparer les innocents des coupables, les hommes des femmes et des enfants, les malades des biens portants, une méchanceté volontairement aveugle, uniquement acharnée à détruire [...]. Face à ces ennemis dépourvus de tout sens humain, l’Algérie était en danger de mort. Elle ne trouverait le salut qu’en devenant elle-même inhumaine » (p. 93). Sophisme flagrant qui finit par laisser percer un racisme avoué : « Les tireurs s’évertuaient à trouver le plus possible de têtes chapeautées et de visages cramoisis. Des Espagnols aux casquettes molles tombaient, des Maltais aux tignasses pouilleuses aussi, des Italiens aux visages cauteleux [...]. Ahmed tirait avec le sentiment de nettoyer les rues, de les débarrasser de toute cette faune parasite et immorale qui les encombrait » (p. 195). Arrêtons là ce florilège de l’horreur. Bréviaire de la haine, manuel pour école du crime, ce livre est une mauvaise action, et sa publication déshonore ses responsables. Il suffit d’un peu de bon sens pour comprendre que l’anti-racisme est indivisible, et qu’on ne peut à la fois condamner les meurtres racistes commis aujourd’hui sur des Algériens ou des Arabes en France, et glorifier ceux qui visèrent les Français d’Algérie en tant que tels jusqu’en 1962. Qui sème la haine récolte la haine.

Heureusement, le roman de Mohammed Oufriha : Les derniers jours. La guerre d’Algérie, la période du cessez-le-feu (Alger, ENAL, 1986, 167 p.) nous montre un meilleur visage du peuple algérien. Cette histoire d’amour entre deux instituteurs, Anne et Salim (tué par l’OAS, la veille de l’autodétermination) un peu bavarde, mais touchante, a l’immense mérite d’être tout simplement humaine. Mais suffit-elle à effacer les effets de toute cette propagande de guerre qui persiste à bourrer le crâne des Algériens vingt-cinq ans après la fin de celle-ci ?

Du côté des auteurs français, la diversité des tendances reste plus grande. C’est ainsi que l’enquête de Jean-Luc Einaudi : Pour l’exemple, l’affaire Fernand Iveton (Paris, l’Harmattan, 1986, 150 p., préface de Pierre Vidal-Naquet) fait revivre la mémoire d’un personnage modeste et méconnu : Fernand Iveton, ouvrier tourneur, militant du Parti communiste algérien et des « Combattants de la libération », qui fut le seul Européen guillotiné pendant la guerre d’Algérie, pour avoir déposé le 14 novembre 1956 dans l’usine à gaz d’Alger une bombe qui ne tua ni ne blessa personne. L’auteur sait transmettre sa sympathie pour cet homme sincère et honnête, communiste par idéal internationaliste, mais sans sectarisme (il épousa une jeune femme d’origine polonaise, dont le père était retenu contre son gré en Pologne). Il nous persuade que Fernand Iveton n’avait pas mérité son sort tragique, et qu’il a payé pour d’autres. Il montre bien le poids du climat passionnel de la « bataille d’Alger », de la torture, des « pouvoirs spéciaux » confiés aux juges militaires, qui empêchaient une justice sereine. Il souligne à juste titre l’importance de la « raison d’État » qui poussa le gouvernement et la plupart des journaux à faire du cas Iveton la preuve de la mainmise communiste sur la rébellion pour en convaincre l’opinion française et occidentale.

En réalité. Jean-Luc Einaudi le prouve bien, la direction du PCA clandestin se cantonnait dans une action politique, et ses militants les plus impatients regroupés dans les « Combattants de la libération » étaient prêts à le quitter pour s’intégrer au FLN-ALN. Celui-ci les accueillit avec méfiance ; et le PCF lui-même hésita à soutenir toutes leurs actions. Le livre met en évidence la profonde amitié qui cimentait l’engagement de ces militants européens et musulmans dans la lutte pour une nation algérienne multiraciale. Mais - l’auteur et son préfacier Pierre Vidal-Naquet ne le soulignent pas assez - leurs espoirs étaient déjà chimériques au milieu de 1956, condamnés par le terrorisme aveugle du FLN (auquel ils fournirent ses premières bombes) autant que par la répression. Le sacrifice de Fernand Iveton ne prouva pas la réalité de son idéal. Il fut aussi victime de sa naïveté, en croyant que ses motivations pourraient être comprises par les uns et par les autres.

En hommage à une autre victime oubliée. Serge Jouin a écrit et publié Le destin tragique de Max Marchand et l’Algérie (Saint-Nazaire 1986, 133 p.). L’auteur, dernier directeur de l’École Normale de garçons d’Évreux, a rassemblé des témoignages et des documents sur le plus brillant des anciens élèves de cette école : Max Marchand (promotion 1927-1930), instituteur qui devint inspecteur d’Académie, docteur ès-lettres, chef du service des centres sociaux d’Algérie, et, à ce titre, fut assassiné par l’OAS le 15 mars 1962 avec cinq de ses collègues (dont Mouloud Feraoun était le plus connu). Le recueil évoque bien sa jeunesse, ses études, ses débuts professionnels, ses poèmes de captivité, ses travaux de critique littéraire sur la vie et l’œuvre d’André Gide, ses publications d’histoire et de géographie de l’Algérie. Mais le dernier chapitre, malgré son volume, n’explique pas clairement la « mort atroce et imbécile » de cet humaniste, faute de retracer avec précision sa carrière et ses prises de positions de 1954 à 1962 : l’abondance des citations de divers auteurs ne fait que souligner la rareté de celles de Max Marchand (p. 47 et p. 79). Ce livre ajoute peu au Journal de Mouloud Feraoun (Le Seuil, 1962) et aux Réflexions sur la guerre d’Algérie de Ali Hammoutène (Alger, SNED 1982).

Le recueil d’articles de Jean Daniel : De Gaulle et l’Algérie (Paris, Le Seuil, 1986, 280 p.) est peut-être la plus intéressante des publications françaises de cette année. Il prouve, comme le dit Jean Lacouture dans son avant-propos, que « la lucidité, ça existe », et qu’un grand journaliste, fort d’une connaissance intime du milieu dont il veut rendre compte, peut assumer sans crainte, malgré les inévitables secrets d’État, le « difficile métier d’historien de l’immédiat ». La longue et dense introduction de l’auteur nous fait comprendre pourquoi et comment il a pu devenir, mieux qu’un informateur professionnel, un messager de bonne volonté entre les deux camps, se chargeant d’expliquer de Gaulle au FLN, le FLN à de Gaulle, et l’un et l’autre à ses lecteurs de l’Express et d’autres publications en France, en Algérie ou ailleurs.

Plus encore que sa contribution à la compréhension des mystères gaulliens, récemment éclairés par les ouvrages de Jean Lacouture [2] c’est l’attitude personnelle de Jean Daniel qui fait l’intérêt principal de son livre. Il analyse le secret de sa lucidité, aussi bien dans son introduction de 1986 que dans son article de mai 1960, « Socialisme et anticolonialisme », publié en réponse aux critiques des Temps modernes. Français juif de Blida, l’auteur aurait avec ses amis Albert Camus et Jean Amrouche partagé toute sa vie l’idéal d’une Algérie multiraciale et multiculturelle intégrée à la France, s’il n’avait pas reconnu en 1955 la « nécessité de l’inéluctable » (ce qui le sépara du premier, mais non du second). Il ne versa pas pour autant dans la tendance de la nouvelle extrême gauche tiers-mondiste à idéaliser le FLN pour en faire l’avant garde de la Révolution en France, contrairement à Francis Jeanson et à Jean-Paul Sartre. Il était trop conscient par ses liens familiaux et amicaux en Algérie des cruelles réalités de la guerre pour se donner un autre but que la paix. Il l’espéra du général de Gaulle, sans glisser de la compréhension à la complaisance (qu’on relise ses reportages sur la crise de Bizerte, où il faillit laisser sa vie). De même, il sut comprendre les raisons de la Révolution algérienne sans lui attribuer l’universalisme qu’elle n’avait pas, et sans confondre le peuple algérien avec le FLN (voir son article du 15 novembre 1958, qui confirme tout à fait le Journal de Mouloud Feraoun).

Néanmoins, on doit regretter que cet observateur si lucide se soit laissé influencer par ses interlocuteurs algériens au point de souscrire - fut-ce avec retard - à la plus douteuse de leurs affirmations. Parler en décembre 1960 de « 500.000 morts du fait de la guerre », c’est « proportionnellement comme si la France avait perdu 2 millions et demi de citoyens » (p. 183), mais ce calcul prouve l’invraisemblance d’une telle estimation. Et la doubler en 1962 pour la situer « aux environs d’un million de morts, c’est-à-dire un dixième de sa population » (p. 262), voire « un bon million de morts » (p. 256), c’est redoubler d’invraisemblance, et contredire le jugement suivant lequel « en Algérie, la France n’a pas été le nazisme » (p. 255) (à moins de compter dans ce million toutes les victimes des deux camps). On pourra enfin s’étonner du parti-pris d’optimisme de l’auteur quand il affirme « la sécurité pratiquement rétablie » au 1er novembre 1962, sans rien dire des Français et des « Harkis » encore victimes d’enlèvements ou d’assassinats contrairement aux accords d’Évian et aux conventions de Genève. Tant il est difficile à un témoin engagé de se garder de toute illusion. Du moins était-il bien conscient du « drame de l’anti-colonialisme sommaire » : « La difficulté de se résigner en même temps au caractère inéluctable de la décolonisation » et « à son « caractère provisoirement régressif », c’est à dire apparemment rétrograde » (p. 265).

La guerre sur le terrain continue d’inspirer de nombreuses publications. Le nouveau livre de l’écrivain militaire Georges Fleury : Djebels en feu, Algérie 1954-1962, la guerre d’une génération (Paris, Grasset, 1985, 335 p. dont photos) raconte en fait celle de l’auteur. Fils d’un héros de la France Libre, engagé pour cette raison dans la marine, il arrive au début de 1957 à l’école Sirocco où se forment les commandos de la demi-brigade de fusiliers-marins : Jaubert, Trepel, de Montfort et de Penfentenyo, dont il retrace les combats à partir de ses propres souvenirs, et des récits de ses camarades, morts ou survivants. Rude aventure, déjà évoquée par d’autres auteurs [3] où le commando Jaubert laisse 55 tués, les derniers tombés le 15 avril 1962 pour déloger une katiba d’un camp de regroupement près de Géryville. Mais l’enchaînement des combats laisse aux guerriers de métier peu de temps pour s’interroger sur leur cause et sur leur but (sauf en mai 1958), qui restent incertains à la fin du livre.

Un autre corps d’élite a fait l’objet de la recherche de Henri Féraud : Les commandos de l’air. Contribution à l’historique des Commandos parachutistes de l’Air en Algérie (1956-1962). Paris, Nouvelles éditions latines 1986, 332 p. et photos hors-texte). L’auteur, pilote de guerre pendant dix-huit ans, a réalisé cette thèse au Centre d’histoire militaire de l’Université de Montpellier III, sous la direction du professeur André Martel. Il a choisi d’étudier comment une institution militaire, l’Armée de l’air, s’est dotée d’un instrument nouveau pour manifester sa présence dans une guerre essentiellement terrestre sous la forme d’une troupe réduite (moins de 1.000 hommes) mais motivée, entraînée et adaptée, de combattants héliportés. A partir des archives militaires de Vincennes, accessibles par dérogation jusqu’en 1960, et de nombreux témoignages écrits ou oraux, il en a retracé aussi bien les aspects institutionnels qu’opérationnels, et mis en valeur le rôle des hommes dans son évolution : le général de Maricourt, initiateur des commandos de l’air, leur premier chef l’ambassadeur gaulliste François Coulet, qui les commanda de 1956 à 1960, et les officiers, sous-officiers et soldats, tous volontaires pour ce corps d’élite. Il souligne les troubles de conscience qui poussèrent certains officiers à déserter pour défendre l’Algérie française (capitaine Souètre) et la plupart des commandos à participer au putsch d’Alger alors que leur ancien colonel François Coulet était devenu directeur des Affaires politiques à la délégation générale. Mais il montre également la persistance de l’esprit de corps, qui leur fit confier le drapeau des commandos dissous après le putsch au même François Coulet. Sans cacher ses sentiments (surtout dans la conclusion) Henri Féraud a su garder un ton objectif, et insérer sa monographie dans la perspective de l’histoire de l’Algérie par une solide introduction.

L’album de Pascal Gauchon et Patrick Buisson : OAS. Histoire de la Résistance française en Algérie, préface du capitaine Pierre Sergent (Bièvres, Éditions Jeune Pied Noir, 1984, 163 p. in fol.) est illustré de photos bien choisies. Le récit de Pascal Gauchon manifeste un certain effort d’objectivité envers le général de Gaulle, mais il poursuit un but essentiellement apologétique : réhabiliter les « 500 tueurs » de l’OAS en montrant qu’ils étaient plus de 500, et des patriotes ! En annexe (p. 144-145), on trouve les professions de 1.088 militants arrêtés, et de 560 inculpés détenus au 1er décembre 1962. L’analyse de ces données, qui aurait mérité d’être plus développée, conclut à l’existence de deux OAS sociologiquement différentes de part et d’autre de la Méditerranée. La page 146 prétend justifier le sous-titre provocateur, en énumérant les titres de résistance de nombreux condamnés du putsch et de l’OAS, pour répondre à l’identification courante en métropole des activistes au fascisme. La défense est aussi sommaire et peu convaincante que l’accusation. S’il est bon de rappeler que de nombreux officiers révoltés ont été conduits en droite ligne de la Résistance à l’OAS par leur conception du patriotisme, il est vain de nier que la plupart des anciens pétainistes et collaborationnistes ont vu dans la lutte pour l’Algérie française l’occasion de prendre leur revanche en retournant contre leurs anciens juges l’accusation de haute trahison, et que l’extrême-droite était seule à son aise en refusant la politique souhaitée par la grande majorité des Français de France. Pourquoi ne pas reconnaître que l’OAS fut aussi un amalgame de diverses tendances ? Cela ne contredirait pas la présentation des « plus beaux textes de l’Algérie française » par Patrick Buisson, qui invoque à la fois les thèmes traditionnels du nationalisme français : honneur et patrie, et un refus de la « société de consommation » prémonitoire de mai 1968.

L’enquête du journaliste Rémi Kauffer : OAS Histoire d’une organisation secrète (Paris, Fayard, 1986, 421 p., dont annexes, notices biographiques et index) est d’un tout autre genre. Elle peut irriter par son style très journalistique, parfois à la limite du vulgaire, et par quelques inexactitudes historiques. Mais elle a le mérite d’être équilibrée dans ses sources, de nous en apprendre autant sur la lutte anti-OAS que sur l’OAS, elle-même, ses tendances et ses querelles ; et de nous présenter une vue d’ensemble du phénomène depuis ses origines dans les réseaux « contre-terroristes » de 1955 ou 1956, jusqu’à ses ultimes séquelles dans l’actualité la plus récente. Le tout avec un esprit critique et non partisan, sans apologie ni réquisitoire. En somme, un livre utile, sur un sujet déjà souvent traité.

Le « livre blanc » du capitaine Marc Louis Leclair : Disparus en Algérie. 3.000 Français en possibilité de survie (Paris, Jacques Grancher, 1986, 260 p. dont annexes) veut attirer enfin l’attention de l’opinion publique française sur l’une des pires séquelles, et des plus méconnues de la guerre : le sort des milliers de citoyens français enlevés après le « cessez le feu », surtout après l’indépendance de l’Algérie. L’Association pour la sauvegarde des familles et enfants de disparus, dont l’auteur est secrétaire général, rappelle les faits et retrace son action avec une masse de documents à l’appui, notamment des listes nominatives de disparus, de nombreux dossiers individuels, et des extraits de débats parlementaires. Elle accuse formellement les gouvernements de la Ve République - surtout ceux en fonction de 1962 à 1974 - de n’avoir rien tenté de sérieux pour les retrouver, en admettant sans preuve le décès de tous les disparus non rendus au bout de quelques mois pour ne pas compliquer davantage la coopération franco-algérienne, et aux gouvernements algériens d’avoir conservé délibérément des otages comme ultime moyen de pression sur la France (p. 129).

La réalité des enlèvements ne peut être contestée, ni leur ampleur minimisée : le secrétaire d’État Jean de Broglie avait lui même cité au Sénat le 24 novembre 1964 des « chiffres vérifiés et irréfutables » : le nombre total des civils européens disparus entre le 19 mars et le 31 décembre 1962 était de 3.018 personnes, dont 745 avaient été retrouvées. Il restait donc 2.273 disparus, dont 1.165 décès certains, 135 enquêtes non conclues, et les autres classées faute de renseignements. Ces chiffres ont été contestés comme insuffisants, mais ils représentent déjà par rapport à la population française d’Algérie l’équivalent de plus de 100.000 disparus dans la population métropolitaine ! Ce « livre-blanc » semble se contredire en parlant de 3.000 disparus en couverture, puis de 9.000 à la page 244 (sans démonstration), et démentir les espoirs que son titre peut inspirer en admettant que les trois derniers retours connus datent de 1972, 1973 et 1974. Quel qu’ait été leur sort, il est inacceptable, et l’on ne peut reprocher à leurs familles de s’accrocher à l’espoir de leur survie tant qu’elles n’auront pas la preuve de leur mort. L’indifférence de l’opinion métropolitaine envers cette tragédie suffit à expliquer que l’Association de sauvegarde ait à sa tête des partisans convaincus de l’Algérie française, et que leur démonstration soit un réquisitoire. Cependant, contrairement à ce qu’écrit son président le colonel de Blignières, l’auteur de ce « livre blanc » n’a pas adopté le meilleur ton pour tirer de sa trop longue ignorance l’opinion métropolitaine (sensibilisée au sort des otages français du Liban). Les idées personnelles du capitaine Leclair, ancien officier de renseignement, qui explique la révolution algérienne par la « subversion » du « pansoviétisme », qui met en cause les « principes et les vues » du général de Gaulle depuis l’affaire de Mers-el-Kébir, et son entourage « dont les attaches avec l’Est ne faisaient aucun doute », et qui dénonce enfin « le même phénomène de dénationalisation de l’Hexagone, par l’arabisation de la population autochtone, par la naturalisation à outrance des étrangers et les mariages blancs couvrant le viol de nos enfants » (p. 244), sont plus nuisibles qu’utiles à la cause qu’il prétend servir, en semant le doute sur son objectivité. Mais tel qu’il est, son livre fait comprendre pourquoi la guerre d’Algérie n’est pas finie et n’appartient pas à l’Histoire pour tous les Français.

Guy Pervillé

[1] Cf. rubrique VIII de la bibliographie critique.

[2] Algérie, la guerre est finie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1985, et son De Gaulle, t. 3, Le souverain, Le Seuil, 1986.

[3] Notamment par René Bail : Hélicoptères et commandos marine, Algérie 1954-1962, Paris, Lavauzelle, 1984, Cf. AAN 1984, p. 1102.



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