Deuxième réponse à Malika Rahal (2022)

dimanche 6 février 2022.
 

Après avoir reçu un exemplaire du livre de Malika Rahal, j’ai commencé à le lire afin de l’apprécier plus sereinement. Voulant m’en tenir, dans un premier temps, aux sujets que je crois connaître suffisamment pour en juger avec pertinence, j’ai décidé de m’arrêter provisoirement à la fin de la première partie intitulée « Violences », terminée à la page 117. Je me réserve de continuer ma lecture plus tard pour en rendre compte globalement.

L’introduction, intitulée « Le sceau de la Révolution » ( pp 11-21), présente avec clarté son projet de recherche et les raisons qui l’ont poussée à l’entreprendre : la nécessité de proposer une « histoire du peuple » trop longtemps négligée au profit de minorités qui avaient fait ou subi les événements, en recourant à toute une série de sources jusqu’ici négligées : « j’ai choisi de faire feu de tout bois et de retracer, dans les parcours d’hommes et de femmes, la variété des expériences de l’année 1962 à partir de toutes formes d’autobiographies, biographies - que j’ai réalisés par le passé, ou réalisés par d’autres historiens dans le cadre de leurs travaux - pour décrire un nuancier d’expériences sensibles selon une autre définition de l’histoire populaire proposée par l’historienne Michelle Zancarini-Fournel : celle d‘une ‘histoire incarnée passant parfois par l’intime, une histoire sensible, attentive aux émotions, aux bruits et aux sons, aux paroles et aux cris’ » (pp 18-19). Ce projet inhabituel suscite a priori l’intérêt du lecteur.

Le plan annoncé est structuré par quatre grandes questions dont la première est ainsi définie (p 19) : « La première est celle de savoir ce que 1962 fait à la violence. En effet, avant de permettre l’accalmie, 1962 constitue d’abord un paroxysme de violence qui sidère les observateurs étrangers, selon un paradoxe qui n’est qu’apparent puisqu’on le retrouve dans nombre d’autres conflits. Le cessez-le-feu ouvre même une période de violence renouvelée, avec le déchaînement de celle de l’OAS, ainsi que certaines violences vengeresses de fin de guerre et des violences interalgériennes qui se prolongent. Ces violences sont liées pour les unes au désarroi à l’approche de la fin du monde colonial, pour les autres à l’effervescence collective de l’approche de l’indépendance. Sortir du caractère unique du cas algérien pour penser la comparaison avec d’autres sorties de guerre permet de les ré-explorer à nouveaux frais ».

La « rumeur » du sang volé

Le premier chapitre de cette première partie est intitulé « le sang volé », et ce fait a immédiatement attiré mon attention. Malika Rahal commence par citer un rapport du consul des Etats-Unis à Alger, William J. Porter, qui dans un rapport daté du 28 mai 1962 présentait à ses supérieurs une rumeur qu’il considérait comme infondée, circulant dans Alger depuis une dizaine de jours, et elle indique que la lecture de son rapport aux archives de Washington en 2014 la lui a fait connaître : « Comme je le suis moi-même en tant qu’historienne, le consul Porter est gêné de faire état d’une rumeur qu’il considère comme fausse. Car autant le dire tout de suite, je n’ai rien trouvé qui puisse la confirmer. Si Porter en fait état, c’est, - dit-il - parce qu’elle a un effet sur ceux qui la rapportent et qui l’entendent. Pour l’historienne aussi, les rumeurs (malgré leur caractère erroné ou à cause de cela) ont une grande puissance de révélation du monde dans lequel elles s’inventent et dans lequel elles circulent ». C’est pourquoi elle commence par indiquer « les pépites de vérité qui la rendent crédible à ceux qui la diffusent et à ceux qui l’inventent ».

Malika Rahal commence par reconnaître la réalité des enlèvements de civils européens en 1962 : « Tout d’abord, il est indiscutable qu’il y a eu en 1962 des enlèvements d’’Européens’. Ils sont peu nombreux au regard du nombre de victimes de la guerre mais réguliers, et ils augmentent durant la période transitoire. Selon les chiffres indiqués à leur sujet en 1964 par Jean de Broglie (1921-1976), alors secrétaire d’Etat aux Affaires algériennes, sur les 3018 personnes enlevées entre le 19 mars et le 31 décembre 1962, 1245 auraient été retrouvées, laissant 1773 disparus dont 1165 décès certains » (p 27). Mais s’ils sont « peu nombreux » par rapport au nombre des victimes algériennes de la guerre, ils ne le sont pas si l’on compare ces nombres concernant une population d’un peu moins d’un million d’habitants à ceux qu’aurait donné la même proportion de personnes enlevées et disparues dans la population métropolitaine, recensée en 1962 à 46,5 millions d’habitants. Lecteurs, à vos calculettes...

Le deuxième fait vrai mentionné par Malika Rahal est « ce qui se déroule dans les hôpitaux à la suite des violences de l’OAS. A plusieurs reprises, des victimes algériennes des attentats de l’OAS y ont en effet été achevées par des commandos de tueurs de l’OAS. C’est pourquoi les militants du FLN ou les familles organisent l’exfiltration de leurs blessés pour les faire soigner dans des cliniques de fortune créées au cœur des quartiers ‘musulmans’ (voir chapitre 10) quand bien même dans ces cliniques la mortalité est plus forte, faute de moyens matériels et de compétences » (p 28).

« La troisième fraction de vérité logée au cœur de la rumeur du sang volé est la question de la transfusion sanguine : elle est en effet centrale pour les Algériens, les sources du Comité international de la Croix Rouge (CICR) le confirment. Ce n’est pas ici le sang qui manque, mais les moyens de le transfuser, la logistique, les tubes, tuyaux, flacons, frigos, tests de groupes sanguins et centrifugeuses » (p 29). Malika Rahal cite également un exemple extérieur à Alger : "En Kabylie, l’appelé Albert Faucher, étudiant en pharmacie, a été affecté au laboratoire d’analyses de l’hôpital militaire de Tizi-Ouzou. Dans ses lettres à sa fiancée, il raconte avoir l’appui du FLN pour organiser les dons de sang en nombre à partir du 22 mai, selon les besoins, et se montre impressionné par la discipline des volontaires" [1] (p 30).

La démonstration de l’auteur aboutit donc (p 31) à la conclusion suivante : « Finalement, les démarches du CICR et de l’Exécutif provisoire pour améliorer la transfusion sanguine sont trop nombreuses et trop dispersées sur le territoire pour demeurer secrètes malgré la discrétion recherchée. Elles alimentent ainsi les rumeurs. Il y a d’ailleurs une toute dernière vérité logée au cœur même de la rumeur du sang volé qui, d’une certaine façon, la rend plus remarquable encore : dans la rumeur, ce sont les attentats de l’OAS contre la population ‘musulmane’ et leur caractère meurtrier qui - avant même l’exfiltration des patients des hôpitaux publics - provoquent le besoin de sang. La rumeur fait de la violence perpétrée par les ‘musulmans’ une conséquence directe de la violence qu’ils subissent de la part de l’OAS, puisque ce sont les attaques réelles de l’OAS qui rendent la transfusion sanguine nécessaire. La rumeur intègre donc la violence paroxystique de l’OAS dans son propre imaginaire en attribuant aux ‘musulmans’ une violence en retour ».

Jusqu’ici la démonstration est assez bien menée, et elle pourrait convaincre si elle ne se heurtait pas à deux obstacles.

D’abord, la vérification de la citation de la correspondance d’Albert Faucher utilisée par Malika Rahal comme preuve à l’appui de sa thèse tourne au désaveu. En effet Grégor Mathias, qui analyse le même témoignage dans son livre cité plus loin, en retient la grande inquiétude exprimée par le témoin le 19 mars 1962 quant à la possibilité d’assurer la continuité du service de transfusion sanguine après le départ prévisible des chasseurs alpins : " Notre gros souci pour le moment c’est la question du sang. Nous allons essayer (...) d’établir un service civil de donneurs volontaires avec fichier, pour cela nous allons voir le directeur de l’hôpital, le maire ou le préfet et lancer un appel sur Radio Tizi Ouzou. Je viens d’être appelé par les chirurgiens qui sont très inquiets aussi pour cette question de sang, ils n’aiment pas voir les malades leur claquer entre les mains !" (pp 209-210, 14 h 19 mars 1962). Et il donne de très nombreux exemples de la répugnance des Algériens à donner leur sang même pour sauver des compatriotes jusqu’au 17 mai, ce qui le conduit à rapporter sans objection la prétendue rumeur des prélèvements sanguins forcés par le FLN sur les Européens quand elle parvient jusqu’à ses oreilles le 8 mai 1962 : « Les autorités du FLN se sont préoccupées de la question du sang pour leurs blessés ; pour la trancher elles ont kidnappé des Européens qui ont été saignés à blanc » [2]. Ainsi la prétendue démonstration de Malika Rahal tourne au fiasco, et tout lecteur exigeant pourra apprécier la valeur probante de cette démonstration suivant laquelle la fourniture de sang par des donneurs algériens musulmans n’aurait jamais été un problème en Algérie en 1962.

D’autre part, à la p 32, elle prétend ôter toute crédibilité à ladite rumeur par une argumentation très polémique et discutable, à laquelle j’ai déjà répondu dans mon texte précédent [3], mais il me faut la préciser davantage.

D’abord, l’existence d’une rumeur bien constatée - et dont j’ai recherché toutes les traces publiées - ne suffit pas à prouver l’inexistence de faits réels susceptibles d’expliquer son origine. Cela ne veut pas dire que je veux « inverser la charge de la preuve », comme m’en accuse Malika Rahal, mais je maintiens qu’un historien confronté à un tel problème doit commencer par instruire à charge et à décharge, comme doit le faire un bon juge d’instruction. Et même s’il ne trouve rien de tangible à l’appui de l’une des thèses opposées, il doit la garder dans un coin de sa mémoire pour le cas où un fait nouveau viendrait lui redonner un peu de crédibilité. Ce qui est précisément le cas.

Or j’ai eu plus d’une fois l’occasion de constater que l’idée même de prises de sang forcées suscitait, même chez des historiens professionnels, une réaction de rejet passionnel dépassant la simple prudence scientifique. C’est pourquoi j’avais cru devoir me démarquer du titre tapageur - Les vampires durant la guerre d’Algérie, mythe ou réalité - que Grégor Mathias avait cru devoir donner au livre dans lequel il avait tenté de réexaminer, en 2014, tous les cas allégués de prises de sang forcées, sans pouvoir conclure dans la plupart des cas. En effet, une affirmation est, en théorie, soit vraie, soit fausse - ou parfois un peu des deux - mais en pratique, il n’est pas toujours possible de trancher, faute de trouver les éléments d’information précis qui situent le fait dans l’espace et le temps et identifient ses acteurs et témoins, surtout après tant d’années écoulées.

En tout cas, il faut distinguer clairement la notion de « vampires », qui est sans contestation possible un mythe littéraire inconciliable avec la notion scientifique de circulation sanguine établie par les travaux du médecin anglais Harvey au XVIIème siècle, et le problème de l’éventualité de prises de sang forcées, qui ne relèvent pas du mythe.

En effet, les prises de sang peuvent se pratiquer sous trois formes différentes. D’abord, les prises de sang volontaires, effectuées avec le consentement des donneurs pour sauver des malades ou des blessés. C’est la seule forme de prise de sang autorisée légalement en France, et la seule moralement irréprochable. Puis les prises de sang consenties par des donneurs rémunérés, qui est légale aux Etats-Unis et dans d’autres pays (Suisse, Autriche, Russie, Chine) et qui comporte évidemment un gros risque d’exploitation de donneurs nécessiteux : "Aux États-Unis, c’est clairement de l’esclavage moderne, ou de la marchandisation d’éléments issus du corps humain", déplore à juste titre le président de la Fédération française pour le don de sang bénévole. Enfin, les prises de sang forcées qui sont rapportées par des « rumeurs » non seulement dans le cas de l’Algérie mais dans ceux d’autres pays troublés ou soumis à des régimes dictatoriaux, comme l’a rappelé Grégor Mathias dans la conclusion de son livre où il citait plusieurs exemples postérieurs [4]. Un historien ne peut donc pas les considérer a priori comme impossibles ou invraisemblables et s’en tenir là pour sauvegarder son confort intellectuel sans chercher à les vérifier ou à les démentir [5].

Or, au lieu d’examiner ce problème en historienne, Malika Rahal a préféré mettre en question mon intégrité scientifique, voire morale, et celle de Grégor Mathias en citant comme seul exemple de son livre le témoignage d’un officier proche de l’OAS nommé Henry-Jean Thomas, que pour ma part je n’ai jamais considéré comme probant. Au contraire, elle ne cite pas le dossier provenant du légionnaire Esteban Sanchez-Cacerès enlevé sur la plage d’Arzew le 8 mai 1962 - dossier conservé par Grégor Mathias et complété par les recherches en archives du général Fournier qui ont prouvé en 2020-2021 la libération de ce légionnaire près d’Alger dans la nuit du 1er au 2 août 1962 - et qui était pourtant à l’origine de son livre. Ce fait démontré, même s’il reste unique jusqu’à présent, impose une réouverture du dossier des prises de sang forcé sans a priori.

Mais au lieu d’en tenir compte, Malika Rahal conclut en attribuant à l’OAS la responsabilité de la rumeur sans en fournir de preuve suffisante : « Outre le témoignage de l’officier qui a recueilli des informations sous la torture, les sources mobilisées par l’auteur (Grégor Mathias) incluent des ‘témoignages’ extraits de tracts de l’OAS, car l’organisation accuse très tôt le FLN de voler le sang, contribuant à la psychose » (p 32).

Or cette affirmation n’est pas incontestablement établie et manque de vraisemblance. La première mention par l’OAS d’Alger, le 9 mai 1962, reproduit l’annonce par un journal britannique de la découverte de 30 cadavres exsangues à Oran. Mais dans le cas d’Oran - où la « rumeur » était apparue dès le 21 avril 1962, et dont j’ai cité plusieurs exemples - je n’en ai trouvé qu’une seule mention dans la collection de tous les tracts ou émissions radiophoniques de l’OAS Zone III (Oranie) rassemblée par Guy Pujante : elle évoque le cas d’un homme enlevé le 23 mai 1962 à Mostaganem - donc plus d’un mois plus tard - et qui se serait évadé en profitant d’une diversion après avoir été menacé comme ses compagnons d’infortune de prises de sang forcées [6]. Cela ne confirme pas l’attribution à l’OAS de l’origine de la rumeur, qui risquait de provoquer une panique incontrôlable dans la population française d’Algérie à son détriment, comme l’a justement remarqué le consul William Porter. Au contraire, le FLN pourrait en être une source plus vraisemblable, suivant le document du MALG (Ministère de l’armement et des liaisons générales) fondé par Abdelhafid Boussouf en septembre 1958 et que la jeune historienne Soraya Laribi a pu consulter aux Archives nationales d’Alger : « Installer le doute et la méfiance parmi les Européens en diffusant des tracts contradictoires et en faisant circuler des rumeurs alarmantes » [7]. Ce serait peut-être l’hypothèse la plus rassurante, et la plus probante, si le dossier rassemblé par Grégor Mathias et par le général Fournier n’existait pas.

Les dernières pages de ce premier chapitre, qui analysent « la profondeur historique de la rumeur » en la rattachant au racisme colonial, me laissent donc radicalement sceptique. Et si en lisant la conclusion (p 38) je suis tenté de suivre l’avant-dernier paragraphe :

« Lorsque William Porter rapporte la rumeur qu’il considère comme fausse il estime tout de même qu’elle touche au monde réel et a un effet sur la population coloniale : elle fait s’effondrer le courage, l’opiniâtreté à demeurer sur ce territoire colonial, au moment où il va cesser de l’être. La direction de la causalité (la rumeur causant l’effondrement final, selon Porter, ou l’effondrement final provoquant les rumeurs folles) n’a pas d’importance : les deux phénomènes sont concomitants »,

la virtuosité dialectique du dernier n’emporte pas mon adhésion :

« A l’orée de l’indépendance, les terrifiantes rumeurs du sang volé de 1962 participent donc de l’atmosphère apocalyptique qui accompagne la fin d’un monde. Elles sont le produit inversé des rumeurs du sang volé provoquées par l’affirmation coloniale et analysée par Luise White. Elles ne sont pas produites par des populations bouleversées par l’irruption de la colonisation qui défait leur société, mais par une population coloniale dont l’effondrement nourrit les rumeurs terrifiantes. Jusque dans l’intimité des terreurs et des angoisses, 1962 est ainsi le renversement du processus de colonisation ».

Trois chapitres plus convaincants

Le deuxième chapitre, intitulé « L’angoisse des Français d’Algérie » (pp 39-52) utilise abondamment le témoignage du révérend père de Laparre, enseignant dans un collège à Oran en 1961-1962, qui a publié son Journal après son retour en France en 1964. Il témoigne de rumeurs persistantes à partir du 22 avril 1962, sans jamais en fournir de preuves. Le point de vue de l’auteur est justement critique, et n’appelle aucune objection. Cependant, quand elle mentionne (p 46) le bilan statistique des attentats sur tout le territoire cité par l’ambassadeur américain William Porter pour le mois de janvier 1962 et la première quinzaine de février, les nombres d’attentats, de morts et de blessés cités ne permettent pas d’établir la conclusion qu’elle en tire : « la violence de l’OAS qui domine durant cette période tue davantage que celle du FLN ». En réalité, les statistiques établies par la police française démontrent que les attentats de l’OAS sont devenus plus nombreux et surtout plus meurtriers que ceux du FLN à partir de janvier 1962 à Alger [8] et de février 1962 à Oran [9], mais auparavant c’était le contraire. Cependant, le plus grand essor du terrorisme de l’OAS est postérieur à l’annonce par le gouvernement français du résultat positif de la conférence secrète des Rousses le 18 février 1962, un mois avant la signature des accords d’Evian et avec l’intention de rendre le futur cessez-le-feu impossible. Le début de l’exode des Français d’Algérie est bien en rapport avec la circulation de rumeurs alarmistes, mais celle des prises de sang forcé ne se manifeste pas avant le début de la grande vague d’enlèvements de civils européens qui commence après la mi-avril.

Le troisième chapitre, « Le temps de l’effervescence », est consacré à l’agitation permanente d’une population très jeune encadrée par les militants du FLN, qui entretient l’inquiétude des Européens. Malika Rahal rappelle à juste titre que cette agitation est constante depuis les événements de décembre 1960 : « Les manifestations de 1960 correspondaient à une première reconquête de l’espace public, au moins dans ses propres quartiers, après un temps de guerre et un temps colonial durant lesquels prendre la rue était quasiment impossible » (p 59), même si ce qu’elle écrit au sujet de la bataille d’Alger de 1957 est plus discutable. Elle cite à juste titre le Journal d’une mère de famille pied-noir de Francine Dessaigne, qui témoigne de l’inquiétude permanente de ses compatriotes depuis janvier 1961, mais sans citer les mentions de la rumeur des prises de sang forcées, qui y apparaissent pour la première fois le 9 mai 1962.

Le chapitre 4, « la vengeance », analyse les modalités et les responsabilités des représailles exercées contre les harkis, en donnant la parole à des témoins de tous les bords : les victimes de la répression, les auteurs de vengeances, et les représentants des nouvelles autorités, qui avant même la conclusion des accords d’Evian jugeaient nécessaire de faire partir « les criminels de guerre, ultras, contre-terroristes, tortionnaires » en les menaçant d’épuration ou en les expulsant. L’un de leurs représentants, cité à la p. 73, déclarait que sa mission était de « préserver la vie (des harkis) d’une part, et de les faire juger par l’Etat algérien d’autre part ». Mais il aurait été bon de préciser que cette conception était incompatible avec le texte même des accords d’Evian, dont les clauses d’amnistie générale et réciproque étaient le fondement indispensable.

Ces trois chapitres sont globalement convaincants et n’appellent aucune objection fondamentale de ma part.

« L’événement : Oran 1962 »

Le chapitre suivant, intitulé « L’événement : Oran 1962 », m’intéresse plus directement parce que j’ai consacré un livre à l’historiographie qui en a rendu compte de 1962 à 2012, Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre, Paris, Vendémiaire 2012, que Malika Rahal mentionne sans commentaire dans une note bibliographique (note 3 p 454). J’ai donc lu ce chapitre avec la plus grande attention.

Au début de ce chapitre, Malika Rahal est interpelée par le témoignage d’une jeune Algérienne qui raconte avoir assisté à une scène atroce : une femme dont le fils avait été tué par l’OAS apportant un bol pour boire le sang de civils européens arrêtés le 5 juillet 1962. Pour la première fois, elle semble hésiter entre deux hypothèses : « Ce ‘bol de sang’ cristallise la difficulté de penser le moment. A-t-il été imaginé, au sens le plus puissant de l’hallucination née de la terreur de violences réelles, dans un temps où d’autres imaginent que le FLN kidnappe des ‘Européens’ pour les vider de leur sang ? Il continuerait alors à nous parler de la peur apocalyptique de ceux dont le monde va s’effondrer. Ou peut-on imaginer que, dans l’ivresse de la violence vengeresse, ce bol de sang ait pu être réellement bu ? Il raconterait alors une tout autre histoire de la violence qui marque Oran, plaçant au centre ceux qui, le 5 juillet, passent à l’acte » (p 82). Sa réponse, fondée sur les travaux d’historiens algériens et particulièrement de Fouad Soufi, consiste à changer la date de l’événement considéré : « Ce chapitre montrera surtout que cet événement ‘massacre du 5 juillet 1962 à Oran’ n’a pas existé isolément. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de massacre le 5 juillet à Oran, mais que le considérer de façon exclusive revient à nier l’événement constitué par les violences de fin de guerre qui se sont déroulées dans la ville à partir du début 1962 et dont le massacre du 5 juillet n’est que le dénouement ». Ainsi, remarque-t-elle à juste titre, « l’amputation d’une partie de l’expérience oranaise a fabriqué l’événement tel que nous le connaissons » : « changer la délimitation d’un événement qui commence désormais au début de l’année 1962 et court au-delà du 5 juillet, et c’est soudain une autre histoire » (p 83).

Je dois d’abord lui donner raison, en me séparant de l’interprétation répandue par Jean-François Paya qui voit dans le massacre du 5 juillet le résultat du conflit politique interne à l’Algérie déclenché par la rivalité entre le président du GPRA Ben Khedda et son rival Ben Bella, aboutissant à la fin prématurée de la réunion du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) à Tripoli de Libye le 7 juin 1962 puis à la destitution par Ben Khedda du colonel Boumedienne, chef de l’état-major général de l’ALN soutenu par Ben Bella, le 30 juin 1962. Quelle que soit la valeur de cettehypothèse, et malgré le soutien qui lui a été apporté par mes collègues Gilbert Meynier et Jean-Jacques Jordi, je ne peux pas en tenir compte sans en avoir des preuves. J’ai déjà indiqué les arguments à l’appui de mon opinion dans la conclusion de mon livre sur le 5 juillet d’Oran déjà cité. Le principal, en rapport avec le livre de Malika Rahal, est que Jean-François Paya, s’il reconnaît une "situation explosive", ne reconnaît pas un rôle directement décisif dans l’événement du 5 juillet à la violence qui s’était développée entre les quartiers européens et musulmans d’Oran durant les cinq mois précédents. Or il est invraisemblable que le massacre ait pu prendre de telles proportions démesurées sans avoir été une conséquence de ces cinq mois terribles.

Je suis donc la démonstration globalement convaincante que propose Malika Rahal en présentant l’évolution de la population d’Oran depuis les années 1930, la géographie de la ville en guerre, divisée en quartiers cloisonnés dans lesquels se retranchent l’OAS et le FLN, les lignes de tirs des snipers de l’OAS harcelant la population musulmane, l’attentat OAS oublié du 28 février 1962, par lequel l’explosion de deux voitures piégées fit un carnage dans le quartier musulman de Ville nouvelle, le harcèlement permanent des quartiers musulmans par les mortiers de l’OAS, la confusion des autorités à l’orée de l’indépendance, quand les autorités militaires et civiles françaises devaient céder leurs responsabilités à des autorités algériennes divisées par la crise du pouvoir central et incapables de se faire obéir de tous les groupes armés. Ce chapitre est bien informé puisqu’il s’appuie sur les meilleures sources algériennes, notamment la thèse d’histoire de Karim Rouina soutenue à Montpellier en 1980 et les mises au point de l’archiviste d’Oran Fouad Soufi, dont j’ai rendu compte dans mon étude historiographique publiée en 2012.

Pourtant, deux points me laissent insatisfait.

D’abord, l’absence de toute précision, de toute explication sur le rôle de l’OAS d’Oran, qui paraît purement démoniaque. L’image qui en est donnée vient du consul américain William Porter : « Nulle part ailleurs, l’Organisation armée secrète n’a été aussi puissante, aussi impitoyable, et aussi soutenue par la masse de la population qu’à Oran. Les musulmans étaient parqués dans ce qu’on a appelé le pire ghetto depuis Varsovie systématiquement bombardés, privés des produits de base de la vie, et étaient massacrés par des gangs de voyous avec une forme de plaisir lorsqu’ils s’aventuraient en dehors de leur enclave » (p 88). Ainsi que du médecin suisse envoyé par le CICR, le docteur Chastonay : ils reprennent l’un et l’autre la comparaison avec la destruction du ghetto de Varsovie par les nazis en 1943, citée par les médecins algériens eux-mêmes. Malika Rahal est bien consciente des limites de cette explication, mais elle n’en propose pas d’autre [10].

Or l’Oran de 1962 n’était pas la Varsovie de 1943, et l’OAS s’y réclamait non du nazisme mais de la Résistance française, et du mouvement de fraternisation franco-musulmane de mai 1958. Cette OAS ne se présentait pas comme l’ennemie de la population musulmane, elle prétendait au contraire la protéger contre l’ennemi commun qu’était, d’après elle, le FLN. La collection des tracts et des émissions de radio de l’OAS d’Oran rassemblée par Guy Pujante le démontre d’une manière éclatante, de même que les Mémoires d’un ancien membre de la direction politique de l’OAS, Claude Micheletti [11]. Le premier chef de l’OAS d’Oran, le général Jouhaud, a lui aussi attesté le caractère défensif de l’action de l’OAS, qui selon lui a « sauvé la vie de nombreux Français d’Algérie » en ripostant au terrorisme du FLN, et il l’a fait en citant abondamment le témoignage d’un ancien membre des commandos oranais, Henry Martinez. D’après celui-ci, « l’OAS rendra aux principaux quartiers pieds-noirs une sécurité réelle. Ce simple mot sécurité signifie qu’environ 1.500 Oranais ne sont pas morts, par la simple existence des Deltas et de leur détermination face au FLN. Mille cinq cents vies épargnées par la crainte salutaire que nous inspirons aux tueurs, devenus soudains moins acharnés quand ils se mirent à rencontrer autre chose que des victimes faciles... » [12]. Mais cette affirmation, dont l’auteur quitta Oran le soir du 4 juillet 1962, a été démentie par l’événement tragique du 5.

Dans mon livre déjà cité, j’avais cru pouvoir attribuer à l’OAS d’Oran une stratégie de provocation visant à obliger les forces de l’ordre françaises à rompre le cessez-le-feu du 19 mars, comme l’affirmait dans ses Mémoires le général Katz, chargé de le faire respecter. Mais la lecture des Mémoires de Claude Micheletti m’a convaincu de mon erreur. Ils confirment et précisent tout ce que démontrent les documents de l’OAS Zone III réunis par Guy Pujante, tout en niant très fermement que cette OAS ait jamais voulu pratiquer une stratégie de provocation aux dépens des musulmans [13], et ils sont cohérents en invoquant à plusieurs reprises le souvenir des manifestations de mai 1958 et de la politique d’intégration alors préconisée. Mais ils apportent aussi de précieuses informations qui confirment la lutte offensive menée durant cinq mois contre le FLN installé dans les quartiers musulmans, au moyen de bombes posées de nuit par des commandos circulant dans les égouts le 14 février, puis d’une voiture piégée abandonnée en Ville Nouvelle le 28 février, et enfin de tirs de mortiers spécialement construits pour cet usage à partir du 1er mars. Ce livre fournit donc les preuves d’une action de harcèlement visant systématiquement le FLN et ses alliés les gendarmes mobiles français, mais il ne convainc pas en affirmant que les pertes civiles infligées à la population algérienne ont été négligeables, car les bombes et les obus des mortiers les plus perfectionnés ne pouvaient pas distinguer entre les « rebelles » et la population au milieu de laquelle ils vivaient. L’escalade de la violence de l’OAS visant les quartiers musulmans était bien une réalité, dont les conséquences appelaient très vraisemblablement de futures vengeances.

Cependant, un autre reproche peut être adressée à Malika Rahal, celui de considérer le début de 1962 comme le commencement absolu de cette violence attribuée à la seule OAS. Or c’est oublier que le FLN, après deux ans d’accalmie due à l’efficacité de la répression française, avait pratiqué un terrorisme visant systématiquement la population civile européenne depuis le début de l’année 1961 et jusqu’en mars 1962, comme le prouve pour Oran la liste détaillée des « Actions héroïques des Fidayin de la ville d’Oran (1er janvier 1961-10 mars 1962) », publiée dans le livre de l’ancien moudjahid Mohammed Benaboura, OAS-Oran dans la tourmente, 1961-1962 [14], sans la moindre trace d’autocritique. Ainsi, l’escalade du terrorisme avait commencé en 1961 par le fait du FLN avant d’être accélérée à partir de février 1962 par celui de l’OAS.

Mais un paragraphe du livre de Malika Rahal ne peut être lu sans étonnement, c’est celui qui termine la page 100 : « Le 9 juillet, la presse publie les chiffres officiels du massacre et fait état de cent-un morts (soixante-seize Algériens et vingt-cinq ‘Européens’) et cent-quarante-cinq blessés (cent-cinq Algériens et quarante ‘Européens’). Le registre des décès de la mairie d’Oran comptabilise pour le mois de juillet quant à lui trente-six disparus, dont treize ont été inscrits en 1963 soit à partir d’un registre du consulat de France (dix) soit à partir d’un jugement du tribunal de grande instance d’Oran (trois) : ce décompte indique que l’on a inclus ultérieurement des disparus de cette journée. Outre la participation populaire, les témoignages confirment que les victimes sont en réalité loin d’être seulement ‘européennes’. Fouad Soufi s’interroge sur les victimes algériennes et sur les causes de leur mort : ont-elles été victimes de la fusillade ? Ou de la dure répression mise en œuvre par les autorités algériennes pour mettre fin à la violence ? Ceux que les témoins nomment volontiers des ‘harkis’, au sens générique de ‘traîtres’, semblent avoir été visés durant le massacre lui-même. Ce décompte est régulièrement contesté dans les récits sur le ‘massacre oublié’. Il demeure pourtant le plus solide que nous ayons, et indique cet autre fait totalement occulté de l’événement : s’il approche la réalité, l’explosion de la violence vengeresse aurait fait plus de victimes ‘musulmanes’ que de victimes ‘européennes’ ».

Ce paragraphe et surtout sa conclusion m’ont profondément interloqué, car jamais je n’avais eu l’impression que les historiens algériens prétendaient limiter à ce point le nombre des victimes et en tirer cette conclusion. Karim Rouina dans sa thèse citait bien le bilan officiel, mais il citait également d’après L’Écho d’Oran du 18 juillet, 228 disparitions recensées par le Comité international de la Croix-Rouge du 1er au 17 juillet, et enfin 700 morts, en grande majorité Européens, selon les témoins [15]. Quant à Fouad Soufi, dans sa contribution aux Mélanges offertes à Charles-Robert Ageron en novembre 2000 (La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises), qui mettent en perspective deux événements : « Oran, 28 février 1962, 5 juillet 1962. Deux événements pour l’histoire, deux événements pour la mémoire », il mentionnait lui aussi les bilans publiés à l’époque, mais sans prétendre qu’ils étaient exhaustifs, et il citait en dernier lieu « un responsable de l’ALN [qui] nous a rapporté que selon le commissaire central adjoint, il aurait été recensé 235 corps dont 10 femmes et 12 enfants » [16], soit beaucoup plus que les bilans algériens cités jusque-là. Et dans sa communication au colloque La Guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, réuni à Paris du 14 au 16 novembre 2002 [17], intitulée « L’histoire face à la mémoire : Oran, le 5 juillet 1962 », il montrait l’insuffisance des archives conservées, et après avoir cité les bilans officiels, il répétait que, selon le commissaire central adjoint, « il aurait été recensé 235 corps, dont ceux de dix femmes et de douze enfants », en précisant en note : « Cette comptabilité macabre n’a de sens que dans la mesure où elle nous renseigne sur l’intensité du drame. Qu’il y ait eu plus ou moins de morts n’enlève rien au caractère odieux de l’événement. Toutes les personnes interrogées à Oran - sauf une - ont condamné ces crimes et jeté l’opprobre sur ceux qui les ont commis ou ont regretté leurs actes : “J’avais dix-neuf ans, je ne savais pas ce que je faisais !” » [18]. Et un peu plus loin il demandait : « Combien de personnes furent entraînées dans la mort ? 200 ? 2 000 ? Le dossier des disparus est ouvert » [19].

Quant aux auteurs français, si beaucoup parlent encore de 3.000 morts sans le démontrer, les historiens sérieux ont toujours estimé qu’ils devaient se compter par centaines, comme Jean Monneret en 2006 dans son livre La Tragédie dissimulée, Oran, 5 juillet 1962 [20]. Se fondant sur les rapports du Deuxième bureau, il constatait que ce service avait recensé 453 cas d’enlèvements, englobant ceux qui avaient été perpétrés les 5, 6 et 7 juillet à Oran et dans les environs ; mais un certain nombre de libérations postérieures permettent d’abaisser ce nombre à 365. Plus tard, le Quai d’Orsay a fait établir une base de données indiquant que 88 personnes ont été retrouvées ou relâchées, mais comportant aussi un certain nombre de cas « incertains » : « Nous préférons qualifier 365 d’ordre de grandeur », conclut-il [21].

Puis en 2011 Jean-Jacques Jordi, après avoir bénéficié de nombreuses dérogations du Premier ministre François Fillon pour accéder à des archives publiques restées secrètes, publia son livre Un Silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie [22]. Il révisa le bilan à la hausse en s’appuyant sur celui qu’avait établi en 1963 un collaborateur du secrétaire d’Etat aux rapatriés Jean de Broglie, Jean-Marie Huille : « Il y a eu 671 victimes françaises des événements d’Oran (disparues et décédées) [...]. Les disparus constituent dans leur très grande majorité des cas de très fortes présomptions de décès. Il est évident que nous n’en saurons jamais davantage et que nous ne retrouverons aucun corps. [23] » Et il conclut lui-même son enquête sur un bilan très proche : « L’examen des dossiers administratifs personnels du Service central des rapatriés et des différentes archives me donne un chiffre de 353 personnes disparues et 326 personnes décédées - dont les décès ont été constatés - [soit 679 personnes] du 26 juin au 10 juillet 1962 sur le grand Oran soit, à quelques unités près, l’évaluation de Jean-Marie Huille. Nous pouvons donc affirmer, et en tenant compte des cas dits incertains, que les journées tragiques d’Oran ont fait quelque 700 morts européens (décédés et disparus) auxquels il faut ajouter une centaine de morts musulmans. [24] »

Malika Rahal, qui a cité ce livre dans une note (note 26, p 462), l’a-t-elle vraiment lu ? En tout cas, elle aurait dû citer ces bilans et les critiquer éventuellement. Sa conclusion n’est donc pas acceptable en l’état.

Les dernières pages de ce chapitre 5, et le chapitre 6 consacré à « la défaite des messalistes », n’appellent aucune critique de ma part.

Conclusion provisoire

Il est temps de conclure cette lecture inachevée, qui m’a fait alterner entre approbation et désapprobation. L’impression que j’en retire, à ce stade, est que Malika Rahal ne s’est pas imposée de respecter une frontière nette entre ce qui relève de la mémoire et ce qui relève de l’histoire. Qu’elle se réclame d’une sensibilité algérienne héritée de son origine familiale, c’est son droit incontestable, mais la qualité d’historienne impose néanmoins de fonder ses interprétations sur une connaissance suffisante de tous les faits mentionnés, qui ne peut que gagner à la consultation d’autres historiens n’ayant pas eu le même parcours. Si elle m’avait interpelé après avoir lu ma préface au livre de Grégor Mathias publié en 2014, nous aurions pu avoir une discussion utile, mais elle ne m’en a pas parlé quand nous nous sommes vus à Paris le 20 septembre 2019, et n’en a pas fait état dans notre dernier et très bref échange de mails en mars 2021. Quand j’ai pu assister avec retard, sur Youtube, à sa soutenance d’habilitation organisée à Paris le 24 juin 2021, j’ai compris qu’il y avait un risque de désaccord sérieux entre nous et je lui ai fait parvenir à deux reprises tout ce que j’avais publié sur mon site au sujet des prises de sang forcé, mais en vain, puisque je n’ai pas eu de réponse avant la publication de son livre en janvier 2022. Le débat nécessaire n’a donc pas eu lieu, parce qu’elle n’a pas voulu qu’il eût lieu.

Il n’en reste pas moins que la question des prises de sang forcées en Algérie en 1962 doit être étudiée dans un contexte historique plus large, que je pense pouvoir présenter ainsi.

Premier fait : les décisions prises en janvier 1962 par le GPRA pour lutter contre l’OAS, dans une réunion spéciale à Mohammedia (Maroc) qui fut annoncée ainsi dans El Moudjahid (n° 89, 16 janvier 1962 ) : « Le GPRA, à l’issue de sa dernière réunion et dans le cadre du renforcement des moyens de lutte du peuple algérien et de l’ALN, ‘a pris des décisions et arrêté des mesures en vue de briser l’action des groupes colonialistes et fascistes qui essaient d’entraîner les Européens d’Algérie dans la voie d’une aventure qui risque de mettre en cause leur avenir en Algérie et leurs intérêts légitimes’. L’application de ces mesures ne saurait tarder à briser les groupes colonialistes et fascistes et à déjouer les manoeuvres machiavéliques du gouvernement français ». Mais elles sont restées inconnues, à l’exception de l’envoi clandestin d’une nouvelle direction de la Zone autonome d’Alger arrivée par avion via Paris le 26 janvier 1962. Cette nouvelle ZAA fut proclamée officiellement le 1er avril 1962 par son chef Si Azzedine.

Deuxième fait : à partir de l’annonce du succès de la conférence secrète des Rousses entre les délégations du gouvernement français et du GPRA, le 18 février 1962, l’OAS a intensifié son action contre le FLN et contre les forces de l’ordre françaises afin d’empêcher le cessez-le-feu, puis afin de le briser en tentant de provoquer des ripostes du FLN contre la population française quand il fut proclamé à l’issue de la conférence d’Evian le 19 mars 1962. Cette offensive fut particulièrement violente à Alger, ou le général Salan, chef nominal de l’organisation, fut très vite débordé par les actes terroristes systématiques de ses chefs de commandos. A Oran, l’offensive de l’OAS fut aussi violente, mais sans qu’on puisse lui attribuer une volonté de provocation délibérée.

Troisième fait : à partir du 17 avril 1962, c’est-à-dire quelques jours après la ratification des accords d’Evian en France métropolitaine par le référendum du 8 avril, et après l’installation à Rocher Noir de l’Exécutif provisoire franco-algérien, les organisations du FLN déclenchèrent dans les régions à fort peuplement européen une série d’enlèvements contre des civils français, souvent suivis de sévices ou d’assassinats, que Jean Monneret a qualifié dans sa thèse de « terrorisme silencieux », afin de lutter contre l’OAS sans rompre ouvertement le cessez-le-feu du 19 mars. Cette offensive s’intensifia encore après l’explosion particulièrement meurtrière d’une bombe qui tua et blessa de très nombreux dockers musulmans dans le port d’Alger le 2 mai. Puis, le 14 mai, la Zone autonome d’Alger rompit ouvertement le cessez-le-feu en attaquant plusieurs lieux publics des quartiers européens.

C’est dans ce contexte qu’il faut situer les rares données disponibles sur d’éventuelles prises de sang forcées. La plupart des cas mentionnés relèvent bien de la « rumeur » invérifiable, comme ceux rapportés sous forme de « on dit » dans les journaux intimes tenus par le révérend père de Laparre à Oran et par Francine Dessaigne à Alger. Mais plusieurs se trouvent mentionnés dans des rapports officiels des forces de l’ordre, dont le plus ancien, selon Jean-Jacques Jordi, est un rapport de gendarmerie d’Oran daté du 21 avril 1962, soit moins d’une semaine après le début des enlèvements. Enfin, l’enlèvement du légionnaire Esteban Sanchez-Caceres à Arzew (Oranie) le 8 mai 1962 et sa libération dans la nuit du 1er au 2 août 1962 à Saint-Eugène (banlieue d’Alger) sont rapportés par un ensemble complet de documents dont l’authenticité ne fait aucun doute, qui attestent pour la première fois la réalité de prises de sang forcée. Et la distance parcourue par ce captif entre le lieu de son enlèvement et celui de sa libération suggère une action concertée entre plusieurs organisations de l’ALN. Il n’est donc plus possible de conclure à une simple rumeur.

En terminant cette deuxième réponse à Malika Rahal, je constate que la coopération par échange d’informations entre les historiens de la guerre d’Algérie n’a pas progressé depuis une vingtaine d’années, contrairement à ce que j’avais voulu croire jusqu’à une date récente. Je regrette de ne pas avoir pu avoir un entretien sur ce sujet précis avec mon collègue et ami Omar Carlier, membre du jury de la thèse de Malika Rahal, qui m’avait demandé mon aide pour relire l’introduction et la conclusion de son dernier livre entre avril et juin dernier. Il nous manque déjà.

Guy Pervillé

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[1] Note 9 : Voir Eléonore Faucher, Quand les cigognes claquaient du bec dans les eucalyptus, Correspondance d’un appelé d’Algérie, février-juillet 1962, Fayard, Paris, 2012.

[2] Faucher, op. cit., pp 74, 143, 170, 208, 209-210, 219, 287, 291, 313, 352, 354-355, 361, 363-365, 374, 378-379.

[3] « Première réponse à Malika Rahal » (2022), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=485 .

[4] Il citait, en plus du témoignage de soldats marocains prisonniers au Sahara cité par Mélanie Matarese, "Les survivants de l’enfer sahraoui", Le Monde, mardi 11 octobre 2005, p. 13 (rapportant les accusation d’anciens prisonniers marocains du Front Polisario libérés après une très longue captivité en 2005, qui déclarent que les prisonniers étaient transformés en "vaches à sang" , certains étant pompés "dix fois par mois"), ceux de Michael Barry, Le royaume de l’insolence, Afghanistan 1504-2001, Flammarion, 2002, p. 489 ; et celui de Christine Chaumeau et Rithy Panh, La machine khmère rouge, Flammarion, 2009, p. 193-194. De même à Cuba, selon une association de défense des droits de l’homme, le régime castriste aurait pratiqué les prélèvements sanguins forcés avant exécution de combattants anti-castristes. 11 noms sont cités. Le premier cas avéré daterait du 16 octobre 1960, deux autres en 1961, deux en 1962. Et selon le Wall Street Journal du 30 décembre 2005, le 27 mai 1966, 3,5 litres de sang par personne auraient été médicalement ponctionnés sur 166 détenus par décision de Fidel Castro et vendus au Vietnam communiste au prix de 100 $ le litre. Après la prise de sang, 866 condamnés, en état d’anémie cérébrale, paralysés et inconscients, auraient été emmenés sur des brancards et assassinés » (cité par Gilles-William Goldnadel à la mort de Fidel Castro en décembre 2016 : http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2016/12/01/histoire-actualite-mort-de-fidel-castro%C2%A0-l-anticommunisme-5881651.html ).

[5] La prise de sang forcé, qui n’est pas à elle seule mortelle, n’est plus seule à être mise en cause. Un rapport du Conseil de l’Europe a mis en cause l’UCK du Kossovo pour un trafic d’organes qui auraient été prélevés sur des prisonniers serbes (cf. Le Figaro, 25 janvier 2011, p. 8). Selon Le Monde du 3 septembre 2014, p 21 (article intitulé "Deux anges dans le désert », de Cécile Allegra et Delphine Deloget), des centaines de migrants érythréens seraient réduits en esclavage dans le désert du Sinaï, et soumis à un trafic d’organes (https://www.lemonde.fr/afrique/article/2014/09/02/deux-anges-dans-le-desert_4480180_3212.html ). Leur enquête a reçu le prix Albert Londres en octobre 2014 (https://www.lemonde.fr/afrique/visuel/2014/10/13/voyage-en-barbarie-dans-le-desert-du-sinai_4501271_3212.html ). En septembre 2016, un film réalisé au Canada et projeté au Parlement britannique, The Bleeding Edge, de Léon Lee, a dénoncé un autre trafic d’organes prélevés sur des condamnés en Chine ( farouchement nié par le gouvernement chinois) (voir https://www.lefigaro.fr/international/2016/09/07/01003-20160907ARTFIG00289-la-reine-de-beaute-qui-denonce-le-trafic-d-organes-en-chine.php ). Dans L’Histoire n° 492 de février 2022, un article de Chloé Drieu, chargée de recherche au CNRS, « Génocides et crimes contre l’humanité : le Tribunal ouighour a tranché » (pp 30-31) annonce que ce « tribunal citoyen » installé à Londres a rendu son arrêt le 9 décembre 2021 après un an et demi de travail, et a retenu, parmi de nombreux chefs d’accusation, ceux de prélèvements sanguins forcés et de prélèvements forcés d’organes.

[6] « Le 23 mai à Mostaganem, un sous-officier français a été enlevé par un commando FLN et conduit dans une chambre située au 2ème étage d’un immeuble de la ville. Là, il a retrouvé d’autres Européens à qui les hommes du FLN ont sadiquement expliqué qu’ils allaient les saigner à blanc pour recueillir leur sang, et chaque future victime s’est vue attribuer un numéro d’ordre ; notre sous-officier avait le n° 28. Dans la nuit, alors que les tueurs avaient commencé leur besogne, soudain sur la ville monte une clameur avec concert de casseroles, sifflets, cris « Algérie française ! » Les gens du FLN croyant à une attaque de leur quartier furent pris de panique. Il s’agissait tout simplement de manifestations au moment de la publication du verdict du procès SALAN. Profitant de la confusion, le sous-officier saute par une fenêtre, par chance sans se blesser, et parvient à s’enfuir. Voici une information que les services officiels se garderont de publier... » OAS Zone 3, tract T 649 daté du 26 mai 1962.

[7] Fonds GPRA - 015/01/004. « Lutte contre l’OAS pendant la période transitoire ». Brochure éditée par le MALG en avril 1962.

[8] Selon le tableau du préfet de police d’Alger Vitalis Cros (document du 2ème bureau, fourni par le général Maurice Faivre), les nombres d’attentats du FLN et de l’OAS étaient identiques en janvier 1962 (certains attentats ne pouvant pas être attribués à l’un ou à l’autre), mais le bilan des morts dus à l’OAS était plus important dès ce mois de janvier selon le livre de Roger Le Doussal, La Mission C, Alger, décembre 1961-juin 1962. Paris, mai 2020.

[9] Voir SHAT, 1 H 3130/D 1 : entre janvier et février 1962, les victimes du terrorisme à Oran passent de 264 (164 européens et 109 musulmans) à 201 (157 et 44), celles du contre-terrorisme de 155 (13 et 142) à 382 (36 et 346).

[10] Alain-Gérard Slama, dans sa polémique contre Charles-Robert Ageron sur le rôle du général Katz à Oran le 5 juillet 1962, avait comparé ce dernier au commandement soviétique laissant écraser l’insurrection polonaise de septembre 1944 à Varsovie par l’armée allemande (L’Histoire, n° 231, avril 1999, « Oran, 5 juillet 1962. Le massacre oublié »).

[11] Claude Micheletti, Fors l’honneur.La guérilla OAS à Oran en 1961/1962. Editions Curutchet, 2002, et Jean-Louis Pons, 2003. L’auteur est décédé en 2005. Voir sur mon site : « A propos de l’OAS d’Oran : réponse à un lecteur oranais » (2014) (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=341 ).

[12] Henri Martinez, Et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. Oran 1962. Paris, Robert Laffont, 1982. Cité par Edmond Jouhaud, Serons-nous enfin compris ? Paris, Albin Michel, 1983, pp 139-140.

[13] Contrairement à une partie très importante de celle d’Alger, selon les documents cités par Olivier Dard dans son Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2005, et collection Tempus, 2011.

[14] Oran, El Gharb, 2005, pp 44-107.

[15] Thèse Rouina, pp. 346-347.

[16] Soufi, op cit., pp 675-676.

[17] La Guerre d’Algérie dans le mémoire et l’imaginaire, A. Dayan-Rosenman, L. Valensi (sd.), Saint-Denis, Bouchène, 2004, pp. 133-147.

[18] Soufi, op. cit., pp 140-141.

[19] Op. cit., pp. 141-143.

[20] La Tragédie dissimulée, Oran, 5 juillet 1962, Paris, Michalon, 2006.

[21] Op. cit., p. 151.

[22] J.-J. Jordi, Un Silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011, 200 p.

[23] Op. cit. p. 94. Référence citée ANOM 20 EVENOM/ 14. Fonds Jean-Marie Huille.

[24] Jordi op. cit., p. 96.



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