Pour une histoire de l’UNEF et des associations générales d’étudiants (1995)

mercredi 31 janvier 2007.
 
Cette communication a été présentée à l’équipe de recherche en histoire contemporaine de l’Université de Bordeaux III, et publiée dans le volume publié par Pierre Guillaume, intitulé Regards sur les classes moyennes - XIXe-XXe siècles(pp. 63-68), n° 215 des Publications de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, en mars 1995.

Une histoire du mouvement étudiant français est-elle possible, en remontant vers ses origines au-delà des générations de mai 1968 et de la guerre d’Algérie ? Et si oui, en vaut-elle la peine ? Ces deux questions paradoxales me sont inspirées par la lecture du livre d’Alain Monchablon, Histoire de l’UNEF, dont le premier chapitre est intitulé « 1907-1946 : Préhistoire ». Il en donne les raisons suivantes : « La période qui s’étend des origines à la Deuxième Guerre mondiale apparaîtra aux yeux des militants de 1956 comme une sorte de préhistoire. D’abord parce que la véritable histoire de l’UNEF commence en 1946 avec la fondation d’un syndicalisme étudiant qui se situe dans le prolongement de la Résistance » [1]. Mais l’histoire doit-elle entériner ce jugement sans examiner sa validité ? Et peut-on croire que le mouvement étudiant n’a laissé aucune trace écrite de son activité avant 1946 ? Au contraire, j’entends démontrer qu’une histoire du mouvement étudiant français remontant à ses origines est possible (bien que difficile), et qu’elle est utile.

Il est vrai qu’elle n’est pas facilitée par la mauvaise conservation des archives et des publications des organisations estudiantines (particulièrement au niveau local), due au rapide renouvellement des dirigeants et des militants et aux luttes entre tendances. Pourtant, mon expérience m’a persuadé de sa possibilité. J’ai commencé en 1970 une enquête sur les étudiants algériens musulmans de formation française, sous la forme d’un mémoire de maîtrise (« Le sentiment national des étudiants algériens de culture française avant et pendant la guerre d’Algérie », Paris I, 1971), fondé principalement sur la presse, des témoignages oraux et des archives privées. Puis j’ai approfondi et complété mon travail en remontant dans le temps jusqu’à l’apparition des premiers étudiants musulmans dans les universités françaises, en Algérie et en métropole, vers 1880. Le résultat a pris la forme d’une thèse de 3ème cycle, soutenue en 1980 à l’École des Hautes Études en sciences sociales, et publiée en 1984 aux Éditions du CNRS [2].

Ce livre est fondé sur des sources écrites très abondantes : les bulletins des associations d’étudiants musulmans d’Alger (Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord, AEMAN, fondée en 1919) et de Paris (Association des étudiants musulmans nord-africains en France, AEMNAF, créée en 1927), la presse musulmane d’Algérie en langue française, les livres écrits par des étudiants ou anciens étudiants algériens. Mais aussi les bulletins de l’Association générale des étudiants d’Alger, très riches en informations, qui m’ont permis de suivre les grandes lignes de l’histoire de l’Union nationale des associations d’étudiants de France (UNAEF, puis UNEF), dont cette AG faisait partie depuis 1907 ; documentation complétée en cas de besoin par la presse française d’Algérie, et par quelques documents des archives publiques, accessibles pour la période antérieure à la Deuxième Guerre mondiale (Archives du gouvernement général de l’Algérie à Aix-en-Provence, et de la Préfecture de police de Paris). J’ai également recouru à des entretiens oraux avec plusieurs dizaines d’anciens étudiants musulmans algériens, mais aussi avec des anciens dirigeants de l’AGEA (comme Paul Robert, président en 1931), et de l’UNEF (« majos », comme Jean-Marc Mousseron, ou « minos » comme Dominique Wallon et Robert Chapuis).

En poste à Limoges de 1981 à 1987, j’y ai trouvé des compléments d’information très précieux. Je savais déjà que cette petite AG, implantée dans une université encore embryonnaire, avait participé en avril 1957 à la scission de 17 AG « majo » qui avaient refusé les prises de position de la direction « mino » de l’UNEF sur le problème algérien et fondé le « Mouvement des étudiants de France » en vue de reconstruire une « Union nationale apolitique ». Le président de ce MEF était le Limougeaud Pierre Marc Lachaud, et il organisa à Limoges en avril 1958 le seul congrès de ce mouvement, qui rejoignit l’UNEF quelques mois plus tard.

Je l’ai retrouvé sans difficulté, grâce à l’annuaire du téléphone, et grâce à sa fille qui était l’une de mes étudiantes. Il m’expliqua volontiers les raisons de ses prises de position, fondées sur la conviction que l’apolitisme était la condition nécessaire de l’unité et de la représentativité du mouvement étudiant, et me communiqua les noms et les adresses de plusieurs anciens camarades. Je trouvai également dans Le Populaire du centre, principal quotidien régional, des informations très abondantes sur la vie étudiante et universitaire à Limoges de 1956 à 1961. Au contraire, je trouvai très peu de choses aux Archives départementales de la Haute-Vienne.

Arrivant à Bordeaux en 1987, je disposais déjà de quelques informations sur la participation de l’AG bordelaise à l’histoire de l’UNEF. Je savais que son président Salzedo avait joué un rôle de premier plan dans les deux premiers congrès de ce qui s’appelait alors l’Union nationale des Associations d’étudiants de France, à Lille en 1907 et à Alger en 1908. Puis que l’AGEB avait organisé plusieurs congrès de l’UNEF à Bordeaux en 1920, à Pau en 1933 (occasion de réunifier l’Union après la scission de 1932 à Nice), à Dax en 1945, et en 1950 à Arcachon, où avaient été réformés les statuts et précisée la doctrine coloniale du mouvement estudiantin français (ainsi que ses relations avec les associations d’étudiants originaires de l’Outre-mer). Enfin, que l’AGEB avait participé en 1957-1958 à la tentative du MEF, dont le vice-président chargé de l’intérieur était le Bordelais Louis Chassaing.

Une très rapide enquête, en vue de préparer cet exposé, m’a fait découvrir quelques sources intéressantes. A la bibliothèque municipale de Mériadeck, les Annales de l’AGEB pour 1909-1910, source très riche qui retrace en détail les vingt premières années de l’Association (Cote : Br-5667). Et aux Archives départementales de la Gironde, les statuts organiques de l’AGEB, enregistrés par un arrêté préfectoral du 24 mars 1888 (Br-1107), et plusieurs dossiers de la série M dont le principal (1 M 605) concerne les « Mouvements et manifestations d’étudiants » de 1897 à 1937. D’autres sources doivent exister, puisque l’AGEB était l’une des plus grandes AG de province, gérant elle-même un restaurant universitaire, même si son président ne jugeait pas utile de justifier une demande de subvention ministérielle par un projet d’activité [3].

En somme, les sources d’une histoire de l’AGEB, comme des autres AG de France et de l’UNEF, sont très diverses, et leur combinaison systématique peut éventuellement pallier l’insuffisance de telle ou telle catégorie. Il faut retrouver les publications de l’AG (qui n’ont pas toujours la richesse et la régularité de celles de l’AGEA), sur place ou à la Bibliothèque nationale, consulter la presse locale, notamment à l’occasion de la rentrée universitaire et du renouvellement des bureaux de l’AG, ou lors du Congrès de l’UNEF à Pâques, dépouiller les Archives départementales et municipales, rechercher des témoins survivants pour recueillir leurs souvenirs et leurs archives privées... et bien sûr les Archives et les publications internes de l’UNEF [4].

Mais pourquoi faut-il se donner la peine de chercher à remonter au-delà des années obscures de la Deuxième Guerre mondiale ? Parce que les AG et l’UNEF ont toujours été une importante filière de socialisation des élites, d’apprentissage de la vie publique (politique, économique ou associative). Cette idée est généralement admise à propos de la gauche estudiantine qui s’est réclamée d’un « syndicalisme étudiant » à partir de 1946. Alain Monchablon le souligne dès le début de son livre : « plus du dixième des cent vingt responsables nationaux des bureaux de l’UNEF entre 1956 et 1966 occupaient des responsabilités politiques directes en 1981, et quatre de ses dix présidents étaient membres de cabinets ministériels ; beaucoup d’autres sont encore des journalistes influents ». Ainsi, « l’UNEF apparaît rétrospectivement comme une abondante pépinière politique » [5]. Mais pourquoi réduire la validité de ce constat à une seule tendance, et à une seule époque ?

Comme l’a montré Antoine Prost [6], et Alain Monchablon lui-même dans sa « préhistoire », les premières AG créées entre 1877 et 1884 étaient vouées à un double rôle, de socialisation républicaine, et de gestion d’institutions destinées à faciliter la vie, les études, et les loisirs des étudiants. Ce rôle gestionnaire a pris une dimension sociale croissante après la Grande Guerre, avec la création d’œuvres telles que des restaurants et cités universitaires, des maisons de santé, qui sont à l’origine des actuels CROUS (repris en charge par les pouvoirs publics).

L’œuvre des AG et de l’UNEF à cette époque « préhistorique » a donc été injustement caricaturée par les tenants du « syndicalisme étudiant » issus de la Résistance, sous les traits d’un corporatisme égoïste et d’un apolitisme hypocrite. Le rôle social des AG est antérieur à la « charte de Grenoble » de 1946. L’apolitisme a toujours été relatif, puisqu’il se situait dans le cadre du patriotisme républicain. Mais il a longtemps été un garde-fou très utile contre la tentation permanente de l’engagement partisan. On a vu en 1898 l’affaire Dreyfus faire éclater l’AG de Lyon ; quant à l’AG d’Alger, elle a préféré censurer dans ses annuaires le rôle de Max Régis à la tête des cortèges anti-juifs. De même l’AG de Paris, noyautée par l’Action française, disparut en 1934 dans une débâcle financière. L’apolitisme était une exigence nécessaire afin que, comme le déclara le Président du Conseil Raymond Poincaré au congrès de 1924, « les Associations générales d’étudiants constituent le seul lieu où l’on puisse se réunir en dehors de toute appartenance politique ou religieuse » [7]. Cette règle n’empêchait pas de nombreux anciens présidents d’AG de faire une carrière politique, mais il vaut mieux ne pas confondre les AG et l’UNEF avec les organisations politiques ou confessionnelles d’étudiants.

Cependant, cet apolitisme montra ses limites quand les dirigeants de l’UNEF et des AG se soumirent au régime antirépublicain de Vichy et à ses décisions contraires aux libertés universitaires et à la solidarité estudiantine. C’est pourquoi la minorité des militants de l’UNEF engagés dans la Résistance fit adopter en 1946, au Congrès de Grenoble, la conception nouvelle d’un « syndicalisme étudiant » voué à la défense des intérêts des « jeunes travailleurs intellectuels » et rejetant un apolitisme fallacieux. Mais cette tendance, redevenue minoritaire en 1950, dut composer avec la majorité favorable à l’apolitisme traditionnel dans des bureaux d’union jusqu’en 1956.

C’est en 1956 que le problème algérien rendit la majorité aux « minos » (qui gardèrent pourtant ce nom). Alain Monchablon semble considérer que la véritable UNEF commence en 1956 ; pourtant, son livre fournit des arguments contre cette idée. Il cite une circulaire de 1955 affirmant que « les AG gestionnaires sont aussi les plus dynamiques » en matière de revendications [8]. En effet, des « majos » peuvent se montrer revendicatifs, comme le président national Jean-Marc Mousseron, blessé par la police lors d’une manifestation sur le Boul’Mich’ ; et des « minos » experts en manœuvres dans les couloirs du Parlement ou des ministères. Et comment expliquer les succès de l’UNEF sous la IVème République (tels que le vote de la loi sur la Sécurité sociale des étudiants) sans la sympathie agissante de ses « anciens », présents dans les plus hautes fonctions politiques (comme les deux présidents de la République, Vincent Auriol et René Coty) et administratives ? Jusqu’en 1956, l’UNEF a largement profité de l’héritage de son passé, dont nul ne songeait à faire table rase.

Pourtant, l’engagement des « minos » contre la guerre d’Algérie, d’abord prudent en 1956-1957, puis plus audacieux en 1960-1961, a déclenché un enchaînement de conséquences qui ont profondément altéré la nature du mouvement étudiant : rupture définitive avec l’AGEA d’Alger (elle-même engagée dans le camp de l’Algérie française au nom du patriotisme) ; rupture temporaire de 1956 à 1960 avec l’Union générale des étudiants musulmans algériens et avec l’ensemble des associations d’étudiants d’Outre-mer, qui exigeaient un engagement plus net en faveur de la décolonisation ; scission provisoire du MEF au nom de l’apolitisme en 1957-1958 ; enfin scission définitive des partisans de la droite estudiantine qui créèrent la Fédération nationale des étudiants de France en 1961. Il en résulta que l’UNEF perdit sa représentativité de la majorité des étudiants du fait de sa politisation sans cesse croissante. Les diverses tendances de la majorité « mino » furent entraînées dans une surenchère idéologique accélérée à partir de 1962. Les ex-« majos » se partagèrent entre les « ultras » qui fondèrent la FNEF, et les modérés qui restèrent à l’UNEF en protestant, ou qui se désengagèrent de toute organisation. Les apolitiques sincères avaient échoué parce que l’engagement de la direction « mino » contre la guerre d’Algérie correspondait à la volonté de la majorité des étudiants métropolitains. Mais après l’indépendance de l’Algérie, il suffit de quelques années pour faire de l’UNEF et des AG les enjeux de la rivalité entre des minorités plus ou moins gauchistes, puis pour la faire éclater en deux organisations se disputant son nom après l’explosion incontrôlée de mai 1968.

Il est sans doute permis de vouloir fonder des syndicats étudiants sur la base d’une certaine analyse de la société, et d’inviter les étudiants à choisir entre eux leurs mandataires. Mais il faut dans ce cas renoncer à l’unité et à la représentativité de l’ensemble des étudiants, qui était l’idéal des AG et de l’UNEF. Ce sont deux conceptions opposées du mouvement étudiant, qui ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. Mais pourquoi faudrait-il rejeter l’une d’entre elles dans les ténèbres de la « préhistoire » [9] ?

Guy Pervillé

[1] Monchablon, Alain, Histoire de l’UNEF, Paris, PUF, 1983, p. 13.

[2] Pervillé, Guy, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Editions du CNRS, 1984.

[3] Monchablon, op. cit., p. 26 et 35.

[4] Les publications de l’UNEF (à la Bibliothèque nationale) sont abondantes à partir des années 1950. Les archives de l’UNEF-ID, versées en 1988 à la BDIC de Nanterre, couvrent avec d’autres donations la période 1929-1985, et sont consultables jusqu’en 1970. Les archives de l’Université de Paris provenant de l’UNEF, particulièrement riches sur la période 1953-1966, se trouvent au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau. Cf. Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC Nanterre, n° 24, juillet-septembre 1991, et Bulletin du Centre d’Histoire de la France Contemporaine, Paris X-Nanterre, n° 13, 1992, p. 113-121.

[5] Monchablon, op. cit., p. 7-8.

[6] Prost, Antoine, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967 , Paris, Armand Colin, 1968.

[7] Cité par Monchablon, op. cit., p. 15.

[8] Monchablon, op. cit., p. 27.

[9] Cf. mon intervention à l’atelier sur les étudiants français et algériens dans les actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, organisé par l’Institut du monde arabe et la Ligue de l’enseignement (Paris, mars 1992), publiés en 1993, t. I, p. 193-195.



Forum