Les étudiants algériens de l’Université française, le Maghreb et le monde arabe de 1908 à 1962 (1981)

dimanche 3 juin 2007.
 
Cette communication a été présentée dans la table ronde du groupement d’intérêt scientifique "Sciences humaines sur l’aire méditerranéenne" intitulée Les relations entre le Maghreb et le Machrek, des solidarités anciennes aux réalités nouvelles, réunie à Aix-en-Provence en novembre 1981, qui a ensuite été publiée sous ce titre dans le cahier n°6 de l’Institut de recherches méditerranéennes de l’Université de Provence, 3 et 5 avenue Pasteur, 13100 Aix-en-Provence (pp. 111-117).

Avant la Grande Guerre de 1914-1918, le futur président du Conseil syrien Jamil Mardam, faisant ses études à Paris, invita ses camarades musulmans algériens à participer à la fondation d’une association d’étudiants arabes. Mais ceux-ci refusèrent, en invoquant comme excuse leur nationalité française. Beaucoup plus tard, il confiait à Amar Naroun son étonnement devant le ralliement de l’élite algérienne au nationalisme le plus radical. Comment en effet, une intelligentsia soumise par l’enseignement supérieur français à une acculturation intensive et systématique en est-elle venue à se considérer comme appartenant à la nation arabe, ou à une nation algérienne partie intégrante du monde arabe ? Sans prétendre ici répondre totalement à cette vaste question, nous chercherons dans l’histoire des associations auxquelles ont participé les étudiants algériens les traces des influences qui les ont attirés dans cette voie [1].

Jusqu’en 1930, les étudiants musulmans algériens évoluent différemment de leurs camarades arabes, même des pays voisins. La politique française d’assimilation impose aux musulmans algériens l’impossibilité de suivre des études complètes dans leur seule langue maternelle et dans leur pays. Situation habituelle pour les berbérophones, mais nouvelle et scandaleuse pour les arabophones. Depuis l’usurpation des biens habous par l’Etat colonial, ce qui reste de l’enseignement coranique oriente les meilleurs élèves des zaouias et des medersas privées vers les Universités traditionnelles de Tunis, de Fès, du Caire, de Damas ou des villes saintes [2]. Le gouvernement général propose l’enseignement bilingue des trois medersas officielles (fondées en 1850 pour former le personnel musulman du culte, de la justice et de l’administration) qui aboutit à la division supérieure de la medersa d’Alger (transformée en 1946 en Institut d’Études Supérieures Islamiques) voire à l’École des Langues Orientales à Paris. Enfin, l’enseignement supérieur purement français attire un nombre croissant de medersiens, de normaliens et d’instituteurs, de bacheliers des lycées et des collèges. Dès les dernières années du Second Empire et les premières de la Troisième République, des étudiants musulmans vont en France, d’abord dans des écoles militaires, puis dans les Facultés. La création en 1879-1880 des quatre Écoles Supérieures d’Alger multiplie leur nombre sur place, mais c’est seulement à partir de la transformation de celles-ci en Université à part entière, en 1909-1910, que des études supérieures complètes, jusqu’au doctorat, peuvent être poursuivies à Alger. L’émigration estudiantine vers la France n’est pas pour autant interrompue.

Le nombre de ces étudiants est mal connu, parce qu’ils ne sont recensés à part qu’à l’Université d’Alger. Ils y sont une trentaine en 1914, une centaine de 1930 à 1939. Une partie d’entre eux commence ou continue ses études supérieures à Paris (une trentaine en 1930, une cinquantaine en 1935), ou dans d’autres universités (Montpellier et Toulouse surtout). C’est là qu’ils rencontrent leurs camarades tunisiens et marocains, qui préfèrent la France, et surtout Paris, à l’Université d’Alger et aux facultés françaises de Tunis, Rabat et Casablanca. Les étudiants musulmans nord-africains d’Alger sont donc, essentiellement, des Algériens. C’est en France, et surtout à Paris, qu’ils sont tous réunis et peuvent réellement se connaître. Les Tunisiens y sont plus nombreux que les Algériens, lesquels dépassent en nombre les Marocains. Les Tunisiens ont à eux seuls la majorité. Quant aux étudiants arabes d’Orient signalés à Paris, à Toulouse et à Montpellier, nous n’avons pas d’information sur leur nombre.

Leurs rapports sont limités et perturbés par des différences sociales. Les Algériens ont le sentiment d’être les plus pauvres des étudiants d’Outre-Mer. À leurs yeux, leurs camarades tunisiens et surtout marocains sont des privilégiés, fils de grandes familles bourgeoises ou aristocratiques. Ils se sentent au contraire défavorisés par leur origine « modeste » (la plupart sont des fils de fonctionnaires) et par l’absence de toute aide des pouvoirs publics ; alors que les Tunisiens et les Marocains sont subventionnés par leurs familles, par les protectorats, et par les partis nationalistes, les étudiants algériens de Paris doivent à plusieurs reprises (1930-1933-1935), lancer de pressants appels à l’aide de leur communauté.

Ces sentiments de frustration et d’envie ne suffisent pas à rendre compte d’une divergence fondamentale d’orientation politique. Celle-ci se manifeste dans les associations d’étudiants, bien qu’elles se réclament de l’idéal d’apolitisme du mouvement étudiant français (associations générales dans chaque ville universitaire, regroupées au sein de l’UNEF depuis 1906). Toutes ces associations estudiantines ont les mêmes buts corporatifs : entraide matérielle et morale, appels à la générosité du public, défense des intérêts de tous les étudiants face aux pouvoirs publics. Par ailleurs, il existe des associations estudiantines à caractère confessionnel, voire politique. Les étudiants musulmans nord-africains ont conscience d’appartenir à une communauté distincte de la nation française, et sympathisent avec les mouvements politiques animés par leurs aînés diplômés. Ils ont en commun la volonté d’émanciper leur peuple de la domination coloniale. Mais le rattachement de l’Algérie à la France la distingue des protectorats voisins. Les Algériens, étant de nationalité française, revendiquent l’égalité avec les citoyens français ; alors que les Tunisiens et les Marocains, conscients de leur nationalité propre, réclament une application loyale du protectorat conduisant leur pays à l’indépendance (comme sont censés devoir le faire les « mandats » confiés par la SDN à la France au Liban et en Syrie). Cette divergence est soulignée par l’ancien gouverneur général, Maurice Viollette en 1931, et par le recteur d’Alger, Georges Hardy en 1934.

À Alger, l’AEMAN (Association des Étudiants de l’Afrique du Nord) est fondée en mars 1919 par réaction contre l’attitude raciste ou paternaliste de l’AGEA (Association Générale des Étudiants d’Algérie). Mais on ne peut y voir une manifestation de séparatisme. Au contraire, ses deux premiers présidents, Belkacem Benhabylès et Mahdi Salah, devenus citoyens français, feront de brillantes carrières dans la magistrature française. Dès 1922 s’esquisse un rapprochement qui aboutit en 1925 à un accord. L’AEMAN devient une filiale autonome de l’AGEA, et participe à l’UNEF par l’intermédiaire de celle-ci. Cinq années de cordiale coopération aboutissent en 1930 à l’élection de Ferhat Abbas, président de l’AEMAN, à la vice présidence de l’UNEF (elle-même présidée par Paul Saurin, ancien président de l’AGEA).

A Paris, dont l’AG dominée par l’Action Française est moins accueillante, les étudiants maghrébins se regroupent en 1927-1928 dans l’AEMNAF (Association des Étudiants musulmans nord-africains en France). Bien qu’elle se réclame de l’apolitisme, les autorités la soupçonnent d’être une filiale de l’Étoile Nord Africaine et du Parti Communiste, auxquels auraient appartenu trois de ses principaux fondateurs : les Tunisiens Salem Ech-Chadly et Ahmed Benmilad, et l’Algérien Ahmed Kessous. Camouflage, ou moyen de rassembler tous les étudiants nord-africains, cet apolitisme vole en éclats en 1930, quand l’AEMNAF décide, sous un prétexte religieux, l’exclusion des naturalisés français. Refusant cette décision [3], la plupart des Algériens se retirent pour fonder une Association des Étudiants Musulmans Algériens en France, qui durera jusqu’en 1937. D’abord animée par Amar Naroun (qui la préside en 1931-1932), elle manifeste un esprit nettement assimilationniste, fréquente des étudiants français d’Afrique du Nord, entretient de bonnes relations avec Pierre Godin (fondateur de la « police nord africaine » de la rue Lecourbe, et conseiller municipal de Paris). Celui-ci obtient de l’Hôtel de Ville la création d’un « cercle intellectuel de la Méditerranée » destiné à faciliter le séjour à Paris des étudiants de toutes origines venues d’Afrique du Nord. Au contraire l’AEMNAF se lance dans la politique d’opposition, en participant aux protestations contre le Congrès Eucharistique de Carthage [4], puis contre le Dahir berbère. Ses membres l’appellent l’ « association nationaliste » pour la distinguer de sa rivale. On y trouve les Tunisiens Salah Ben Youssef, Mongi Slim, Habib Thamer, les Marocains Mohammed el Ouezzani, Mohammed el Fassi, Ahmed Balafredj et Abdelkhalek Torrès.

Pourtant, une tendance au rapprochement des étudiants algériens et nord-africains se manifeste dès 1931. L’AEMNAF le souhaitait, d’autant plus que quelques Algériens restaient membres, et étaient représentés dans tous ses bureaux (Brahim Benabdallah, Malek Bennabi, Benadjila Ayache...). Simultanément à Alger, l’AEMAN refusait la fusion désirée par l’AGEA et relâchait ses rapports avec elle [5]. En août 1931, elle accepte de participer au premier Congrès des Étudiants Musulmans Nord Africains organisé à Tunis par l’AEMNAF ; en août 1932, c’est l’AEMAN qui se charge de réunir à Alger le deuxième Congrès. Ces congrès visaient à rassembler tous les étudiants musulmans des trois pays, y compris les tolba des deux universités arabes traditionnelles (Zitouna et Karaouiyine), pour discuter des problèmes d’enseignement et de culture ; ce qui les amenait à réclamer un enseignement conforme à la civilisation arabo-islamique, et à critiquer la politique scolaire assimilationniste des autorités françaises. Celles-ci s’inquiétèrent de ces manifestations « panarabistes », et réagirent en interdisant au dernier moment, en septembre 1933, le troisième congrès prévu à Fès, qui dut se tenir à Paris en décembre. Deux autres congrès eurent encore lieu, le quatrième à Tunis en octobre 1934, et le cinquième à Tlemcen en septembre 1935. Mais le sixième congrès prévu pour 1936 au Maroc fut interdit à trois reprises, ce qui en interrompit la série, et empêcha la formation d’un véritable mouvement d’étudiants nord-africains rival de l’UNEF.

La coopération établie entre l’AEMAN et l’AEMNAF ne pouvait que rapprocher de celle-ci l’AEMAF, très liée à l’AEMAN par l’origine de ses membres. Toujours est-il que dès l’année 1932-33, ce rapprochement se manifeste à Paris. Le bureau de l’AEMAF compte deux membres appartenant également à l’AEMNA (dont Brahim Benabdallah). Cette double appartenance explique l’envoi d’une lettre commune de protestation contre la « circulaire Michel » interdisant de prêcher sans autorisation dans les mosquées. Pourtant, en juin 1933, l’AEMAF est accusée de « trahison » pour avoir sollicité une audience du gouverneur général, Jules Carde, venu à Paris combattre la délégation des élus musulmans. Cette mésaventure semble avoir décidé les étudiants algériens de Paris à prendre leurs distances envers les autorités. En décembre 1933, l’AEMNAF invite au troisième congrès l’AEMAF (représentée notamment par son ancien président Amar Naroun), et l’AEMAN dont les deux délégués (Ferhat Abbas et Abderrahmane Yassine) critiquent vivement l’attitude des autorités coloniales. Le congrès adopte un drapeau tricolore nord-africain, et accueille Messali Hadj, président de l’Étoile Nord Africaine, qui invite les étudiants maghrébins à rejoindre son organisation. Voilà de quoi alarmer les autorités paternalistes de la rue Lecomte, qui utilisèrent le « Cercle Intellectuel de la Méditerranée » pour espionner les étudiants maghrébins. En décembre 1934, l’AEMAF se donne un bureau de combat, présidé par Ahmed Boumendjel, qui rompt avec le « Cercle intellectuel », et proteste contre la persécution de l’Étoile Nord Africaine [6]. L’unité d’action avec l’AEMNA devient systématique, de même que la double appartenance (qui concerne la moitié du bureau de l’AEMAF). Un seul obstacle s’oppose à la fusion souhaitée des deux côtés : l’exclusion des naturalisés, à laquelle l’AEMNAF refuse de renoncer. Enfin, au début de 1937, l’AEMAF présidée par Chérif Sahli cède sur ce point, « par esprit de fraternité ». Thamer, président tunisien de l’AEMNAF, s’efface devant l’Algérien Benabdallah, qui préside l’AEMNAF réunifiée. Le 21 février 1937, elle accueille Bourguiba, Messali, et Chekib Arslan, qui félicite les étudiants maghrébins de s’être rassemblés sous le drapeau de l’idéal panmaghrébin et panarabe. C’est alors l’apogée de l’engagement politique de l’AEMNAF. Si elle refuse à deux reprises l’invitation faite par les autorités espagnoles de réunir à Tétouan le sixième Congrès interdit au Maroc français, elle songe à le transférer à Damas pour en faire un Congrès des étudiants arabes. Mais dès 1938, la mainmise des Tunisiens néo-destouriens sur l’Association provoque le mécontentement des Algériens et des Marocains, et la répression des autorités françaises. Par crainte d’une dissolution, voire d’une nouvelle scission, le bureau présidé par Sadok Mokaddem décide de revenir à l’apolitisme des statuts. Des soucis matériels, bientôt aggravés par la guerre, ne lui laissent pas d’autre choix.

À Alger, l’AEMAN suit une évolution analogue, mais avec moins d’audace. Sa participation aux Congrès des étudiants musulmans nord-africains semble avoir mécontenté l’AGEA. En 1935, celle-ci fait repousser par le Congrès de l’UNEF les revendications de l’A.E.M.A.N.. En 1936 son président, Paul Leca, somme son homologue Mohammed Ghersi de choisir entre la rupture et la fusion pure et simple. Bien que préférant le maintien du statu-quo, celui-ci choisit la rupture avec l’AGEA et avec l’UNEF. L’AEMAN repousse alors les tentatives de mainmise des communistes et de l’Association des Oulémas. Elle exprime sa sympathie envers les aspirations politiques de sa communauté, mais sans la guider dans la voie du nationalisme. Cette relative modération permet à l’AGEA de renouer avec elle, en 1938-39, sur des bases purement corporatives. Cette coopération se maintient pendant la guerre et sous le régime de Vichy, dont les étudiants musulmans ne semblent pas avoir eu à souffrir (contrairement à leurs camarades juifs).

C’est la Deuxième guerre mondiale qui scelle définitivement l’unité de sentiments et d’action des étudiants maghrébins. Dès 1940-41, et surtout à partir de 1942-43, les étudiants des protectorats refluent de Paris et de France, ne peuvent plus s’y rendre. L’AEMNAF réduite à une quarantaine d’adhérents survit péniblement dans Paris occupé. Alger devient la principale université maghrébine, et l’AEMAN mérite enfin pleinement son nom. La dictature de Vichy maintient sous un couvercle la fermentation politique, mais le débarquement anglo-américain de novembre 1942 lui donne libre cours. Djemame, président de l’AEMAN, se rallie à l’initiative de son prestigieux ancien Ferhat Abbas et participe à la rédaction du Manifeste du Peuple Algérien. Son successeur en 1943-44, le Marocain Ben Barka, est l’un des fondateurs du parti de l’Istiqlal ; le congrès estudiantin qu’il organise à Fès est interdit, et lui-même invalidé par les autorités. Enfin en 1944-45, le PPA clandestin (dirigé par le docteur Lamine Debaghine) place pour la première fois l’un de ses dirigeants, Chawki Mostefaï, à la présidence de l’AEMAN.

A partir de 1945, Paris et Alger reprennent leur importance relative d’avant-guerre, avec des effectifs plus élevés [7], l’AEMAN et l’AEMNAF restent également politisées et dirigées par les partis nationalistes, rivaux ou associés. À Alger, le PPA-MTLD domine de 1946 à 1949, puis la tendance à l’union l’emporte (sauf exceptions) jusqu’en 1955. A Paris, l’alliance des trois partis maghrébins les plus radicaux (Néo-Destour, PPA-MTLD et Istiqlal) monopolise le pouvoir jusqu’en 1950 : puis les Algériens de tous les partis nationalistes s’entendent pour présenter une liste commune.

Ayant rompu tout lien organique avec le mouvement étudiant français, les deux associations adhèrent directement à l’Union Internationale des Étudiants (UIE), en 1947, ainsi que d’autres groupements d’étudiants d’Outre-Mer (vietnamiens, malgaches, réunionnais, africains) qui se regroupent en 1948 en un « Comité de liaison des associations d’étudiants anticolonialistes ». Après avoir protesté sur l’intervention de l’AGEA, l’UNEF reconnait leur indépendance au Congrès du Touquet en avril 1949. En même temps, le mouvement étudiant maghrébin tente de renforcer son unité et son efficacité en reprenant ses congrès annuels d’avant 1936. Celui que l’AEMAF comptait réunir à Fès en septembre 1946 est de nouveau interdit, et se tient à Paris en mars-avril 1947, avec la participation active de soixante-dix étudiants nord-africains en France, neuf délégués de l’Afrique du Nord et cinq étudiants arabes (du Machrek) à Paris. Ses buts sont d’étudier les problèmes de la jeunesse nord-africaine, de lui donner une organisation permanente, et de consacrer ses liens avec le monde arabe. Mais l’administration coloniale continue de l’empêcher de réunir ses congrès en Afrique du Nord, sauf à Tunis en septembre 1950. En outre, le mouvement souffre de sa division en plusieurs associations locales, d’inégale importance et très inégalement politisées. L’AEMNAF tente de s’affilier les groupements d’étudiants maghrébins dans les autres villes universitaires de France.

En 1955, la liste de ces filiales comprend Grenoble, Lyon, Bordeaux, Nancy, Rennes, Strasbourg et Caen. Lui échappent encore Toulouse, dont l’Union des Étudiants Nord-Africains s’est détachée en 1936 d’une Association des Étudiants Arabes attestée en 1934, et Montpellier, où l’Association des Étudiants Musulmans est ouverte à tous les Croyants (mais semble être dirigée par des maghrébins) et abrite en son sein plusieurs associations ou amicales nationales. Contrairement à celle de Toulouse, celle de Montpellier semble être restée étrangère à la politique jusqu’en 1955. Mais partout, même à Paris et surtout à Alger, les militants algériens se plaignent d’une dépolitisation croissante de 1950 à 1954.

Le Congrès de septembre 1950 n’en décide pas moins la formation de l’UMEM (Union Maghrébine des Étudiants Musulmans) et charge un secrétariat permanent d’en préparer les statuts. Son congrès constitutif, de nouveau empêché de se réunir à Tunis, est remplacé par une conférence qui se tient à Alger le 23 juillet 1952, sous l’égide du MTLD. Les présidents de l’AEMAN, de l’AEMNAF, de l’Association des Étudiants nord-africains de Toulouse, des étudiants algériens de la Zitouna et de la Qaraouiyine, des lycéens et collégiens d’Algérie, signent ensemble son « acte de naissance ». En fait, l’UMEM est morte née. Tous les signataires sont des Algériens (Belaïd Abdesselam pour l’AEMAN, Amir pour l’AEMNAF, Tahar Maiza pour Toulouse). Les Tunisiens, toujours majoritaires dans l’AEMNAF, ont abandonné le projet d’UMEM pour celui d’une union nationale tunisienne, afin de mieux s’intégrer à la lutte pour l’indépendance de leur pays entrée dans sa phase décisive. Un an après, en juillet 1953, a lieu à Paris le Congrès constitutif de l’UGET (Union Générale des Étudiants Tunisiens). Celui-ci invite les étudiants algériens et marocains à suivre leur exemple pour créer trois unions nationales qui pourront ensuite former une fédération nord-africaine.

Les Algériens entreprennent aussitôt de suivre ce conseil, mais ils se divisent sur la définition de leur organisation. A Paris, les communistes rallient les autres tendances à un projet d’Union Nationale des Étudiants Algériens (UNEA) ouverte à tous les étudiants originaires d’Algérie et partisans de l’indépendance de leur pays ; ils fondent sur cette formule, en novembre 1953, l’Union des Étudiants Algériens de Paris. Mais Belaïd Abdesselam, dirigeant centraliste du MTLD et ancien président de l’AEMAN d’Alger, s’installe à Paris pour faire prévaloir un contre-projet d’Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens (UGEMA), auquel il rallie la majorité des étudiants MTLD, UGEMA et Oulémistes, isolant ainsi les communistes et leurs sympathisants. C’est pourtant le déclenchement de la guerre de libération nationale qui accélère la constitution de l’UGEMA, fondée à Paris en juillet 1955, et fait échouer la tentative rivale d’UNEA (ou UGEA) [8].

L’action de l’UGEMA est mieux connue [9]. Elle s’est rapidement transformée en « unité de combat » aux ordres du F.L.N. et, par deux fois, (de mai 1956 à octobre 1957 puis de juillet 1960 à mars 1962), a mis à sa disposition les étudiants algériens [10]. En faisant pression sur l’UNEF [11], en se faisant admettre comme organisation nationale par l’Union internationale des Étudiants (UIE) comme par sa rivale la Conférence Internationale des Étudiants (CIE), elle a servi la cause algérienne dans les milieux estudiantins de la France et du monde entier. Enfin, en organisant (grâce à des bourses étrangères) le transfert d’une partie de sa base hors d’Algérie et de France vers d’autres pays, elle a commencé à faire sortir les étudiants algériens du cadre de l’Université française avant même l’indépendance [12]. Par la même occasion, l’organisation de sections dans les pays arabes du Maghreb et du Machrek lui a permis d’intégrer les tolba de formation arabe traditionnelle, mettant fin à la scission de la jeunesse étudiante algérienne, mais sous l’hégémonie des « francisants » largement majoritaires. Dès lors, le problème de l’arabisation de l’Université nationale algérienne créée en 1962 vint à l’ordre du jour, et y est resté [13].

Dans sa lutte syndicale et politique, l’UGEMA put compter sur l’appui de la Confédération Nord Africaine des Étudiants [14], constituée le 2 janvier 1958, un an après le congrès constitutif de l’Union Nationale des Étudiants Marocains (UNEM). La solidarité des étudiants maghrébins fut beaucoup plus forte que celle des gouvernements, puisque le Conseil Confédéral de juin 1958 alla jusqu’à réclamer l’entrée en guerre de la Tunisie et du Maroc aux côtés du FLN. C’est après l’indépendance de l’Algérie que cette étroite coopération se relâcha entre les trois unions nationales absorbées par leurs tâches intérieures.

Quant au regroupement des étudiants de tout le monde arabe, il ne put aboutir faute d’organisations estudiantines structurées dans tous les pays du Machrek. Le IVème Congrès de l’UGEMA, réuni à Tunis en juillet 1960, invita les « frères étudiants arabes du Moyen-Orient » à suivre l’exemple de leurs camarades des trois pays maghrébins, dont la Confédération pourrait servir de modèle à une future organisation panarabe. Les Palestiniens furent, semble-t-il, les premiers à s’en inspirer.

Ainsi, dans l’état actuel de notre documentation, la conscience d’arabité semble avoir été apportée aux étudiants musulmans algériens de l’Université française par leurs camarades d’études tunisiens et marocains, sous la forme du sentiment national maghrébin, plus concret que l’idée de nation arabe du Golfe à l’Océan. L’apport des étudiants du Machrek en France semble avoir été secondaire, en tout cas, il ne s’est traduit par aucune organisation durable et cohérente. Quant aux étudiants algériens arabisants, la séparation des filières et la différence des formations semble avoir réduit à bien peu de chose leur influence directe sur leurs camarades francophones [15].

Guy Pervillé

[1] Cette communication résume une partie de ma thèse de 3ème cycle : Les étudiants musulmans algériens de l’Université française, 1908-1962, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1980, 567 p. en 3 vol.

[2] Le nombre de ces tolba est mal connu, et varie suivant les sources. Selon l’Association des Oulémas, en 1952, ils seraient 900 à la Zitouna, 200 à la Quarawiyine, , une trentaine au Caire à Al Azhar.

[3] Les Algériens ayant opté pour la citoyenneté française devaient renoncer aux derniers vestiges de la loi islamique pour se soumettre au code civil. Mais ce n’était pas une « naturalisation » puisqu’ils ne changeaient pas de nationalité. Cet argument ne fléchit pas la majorité de l’AEMNAF, pour laquelle « le naturalisé cesse d’être musulman, du fait qu’il renonce à nos lois, car notre religion n’est pas seulement un article de foi, elle est aussi une véritable doctrine sociale. Il ne suffit donc pas au naturalisé, pour prétendre à l’islamisme intégral, de garder sa foi, en rejetant de son plein gré les lois spéciales de l’Islam ».

[4] Elle lança trois pétitions distinctes, qui permettent d’évaluer la répartition nationale de ses membres : 27 Tunisiens, 8 Algériens, 6 Marocains. Le ton des Algériens est le plus modéré, celui des Marocains le plus ardent (cf. L’Afrique française, juin 1930, pp. 350-355).

[5] L’occasion de cette première brouille semble avoir été l’adoption par l’AEMAN du titre d’Association (au lieu d’Amicale, mais le mot association figurait déjà dans les statuts de 1919), et la publication d’une revue mensuelle illustrée, Ettelmidh (l’élève), jugée concurrente d’Alger Étudiants, organe de l’AGEA.

[6] Dirigée en l’absence de Messali, réfugié en Suisse, par deux étudiants tunisiens, Hédi Nouira et Ben Slimane.

[7] En 1945-1946, les étudiants musulmans d’Alger sont 360, ceux de Paris : 350 à 400, dont une majorité de Tunisiens, une centaine d’Algériens, une soixantaine de Marocains.

[8] Les effectifs des principales sections seraient en 1955-56 : Alger : 500, Paris : 300, Montpellier 100, au total 1 300 à 1 400, soit la majorité des étudiants musulmans algériens (dont le total reste inconnu).

[9] Notamment par le mémoire de D.E.S. de Sciences Politiques de Zahir Farès (Faculté de droit de Paris, 1966).

[10] L’ordre de grève des cours et des examens lancé par l’UGEMA le 25 mai 1956 (après l’appel du maquis lancé le 19 mai par la section d’Alger) fut obéi par au moins 686 étudiants, d’après les statistiques françaises. L’appel aux volontaires lancé par l’ALN extérieure attira peut-être une centaine d’étudiants de 1960 à 1962.

[11] Avec laquelle elle rompit toutes relations de décembre 1956 à juin 1960, pour l’obliger à reconnaître le droit du peuple algérien à l’indépendance.

[12] En 1961, les étudiants algériens sont divisés en trois groupes approximativement égaux : un millier (ou 700 ?) restés à l’Université d’Alger, un autre millier en France, un troisième dispersé en plusieurs pays, (en trois sous-groupes : 406 dans le monde arabe, 264 en Occident, 234 dans les pays de l’Est).

[13] À sa fondation, l’U.G.E.M.A. revendiquait l’arabisation de l’enseignement en termes voilés. D’après le recensement de 1954, sur les 13,6 % d’adultes lettrés, 55 % l’étaient en français, 25 % en arabe, et 20 % dans les deux langues.

[14] D’après sa charte, « l’unité nord-africaine est une réalité naturelle, historique et malgré les divisions artificielles, en territoires distincts, nos communautés n’ont formé et ne forment qu’un seul et même peuple imprégné de la même civilisation et de la même culture, partageant le même destin et nourrissant les mêmes espoirs ».

[15] Mais on ne peut négliger l’influence des Oulémas et de leur Association.



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