Le mouvement national algérien : phénomène singulier, ou cas particulier ? (1997)

dimanche 5 novembre 2006.
 
Cette communication a été présentée au premier Congrès d’histoire maghrébine organisé à Zaghouan par la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information (FTERSI) du 27 au 29 novembre 1997, puis publiée dans les actes de ce congrès, intitulés Méthodologie de l’histoire des mouvements nationaux au Maghreb, septembre 1998, pp. 99-107.

La formation des mouvements nationaux dans les pays dépendants de l’empire colonial français a d’abord été un enjeu de controverses politiques, et il a fallu longtemps pour que les historiens en fassent un problème proprement historique. Les historiens français, en particulier, ont eu du mal à se dégager de présupposés plus ou moins conscients, faisant de la France le modèle idéal de toutes les nations, et la référence permettant d’en reconnaître ou d’en nier l’existence. La tendance dominante en France a été de nier l’existence de nations ou de mouvements nationaux dans les pays soumis à son empire, jusqu’au début et presque jusqu’à la fin des guerres de décolonisation.

Toutefois, ce schéma général doit être nuancé dans le cas des pays soumis au régime du protectorat, qui avait paradoxalement reconnu et garanti l’existence d’États dotés de leur propre personnalité, incarnée par leurs souverains, tout en leur confisquant l’exercice réel de cette souveraineté. En Afrique du Nord, c’était le cas de la Tunisie depuis 1881, et du Maroc depuis 1912. Dans ces deux cas, le protectorat évolua plus ou moins vite vers une administration directe de fait contraire au statut de droit, mais il ne réussit pas à aligner le droit sur le fait en imposant une co-souveraineté franco-tunisienne et franco-marocaine. Les autorités de tutelle récusèrent la légitimité des mouvements nationaux au nom de celle des souverains qu’elles prétendaient protéger, jusqu’à ce que ceux-ci réclament à leur tour la restitution de leur souveraineté confisquée. En tout cas, les souverains, les élites nationalistes et les peuples ne purent jamais douter d’avoir une nationalité propre, puisque les protecteurs étrangers l’avaient formellement reconnue.

Il n’en était pas de même dans les territoires directement annexés à la France, que la doctrine républicaine de l’assimilation prétendait transformer en parties intégrantes de son territoire national. L’Algérie plus que tout autre, officiellement définie comme un groupe de départements français depuis la Constitution de 1848, était censée devoir s’assimiler et s’unir de plus en plus étroitement à la métropole pour en constituer un simple prolongement. Après les hésitations de Napoléon III entre la politique d’assimilation et celle de l’association (le fameux « royaume arabe »), la IIIème République avait confirmé et consacré dès 1870 le « dogme » républicain et patriotique de l’Algérie française.

Ainsi, l’apparition d’un nationalisme algérien séparatiste fut d’emblée jugée indésirable, et son existence même fut longtemps niée comme celle d’une nation algérienne. Pourtant, au discours officiel français déniant à l’Algérie tout autre sentiment national que le patriotisme français, vint s’opposer un autre discours affirmant l’existence d’une nation algérienne musulmane antérieure à la conquête française, qui est à son tour devenu officiel. Ces deux discours nationalistes opposés méritent d’être successivement rappelés, avant d’être soumis à la critique de l’histoire.

Deux discours nationalistes contradictoires

Le premier discours, officiel jusqu’en 1959, présentait l’Algérie comme une terre française depuis 1830 (avant Nice et la Savoie, rattachées en 1860), et une autre Alsace-Lorraine. Les autorités célébraient (au moins depuis la Grande Guerre de 1914-1918) la fidélité à la France de tous ses habitants, et omettaient l’acharnement des résistances et des révoltes. En 1930, le sénateur et ancien gouverneur général Maurice Viollette proposait de commémorer, non pas le centenaire de la prise d’Alger, mais celui de la « libération des États barbaresques » du joug turc ; et des notables « indigènes » proclamaient que si leurs ancêtres avaient pu prévoir les bienfaits que leur apportaient les Français, ils auraient chargé leurs fusils avec des fleurs ! En 1936, le pharmacien et homme politique musulman Ferhat Abbas nia, dans un article resté célèbre [1], l’existence d’une nation algérienne et d’un nationalisme algérien ; son auteur ne cessa plus de se l’entendre rappeler quand il eut publié le Manifeste du peuple algérien (revendiquant la reconnaissance d’une nation et d’un État) en 1943, puis quand il rejoignit le FLN en 1956, et quand il présida le « Gouvernement provisoire de la République Algérienne » de septembre 1958 jusqu’en août 1961.

Durant toute la guerre d’Algérie, les partisans de l’Algérie française invoquaient à l’appui de leur cause l’engagement en masse de soldats musulmans dans les armées françaises, depuis le temps de la conquête et dans toutes les guerres extérieures de la France : guerre de Crimée, de 1870-1871, de 1914-1918, de 1939-1945 (à la fin de laquelle l’armée d’Afrique avait libéré la mère-patrie). De même à partie de 1954, les soldats et supplétifs musulmans de l’armée d’Algérie auraient toujours été plus nombreux que les « rebelles », et l’écart se serait élargi à partir de 1958 pour atteindre un rapport de 6 contre 1 (210 000 contre 33 000) au début de 1961 [2].

Ces faits semblaient démontrer que la grande majorité des Algériens se considéraient comme des « Français musulmans », et n’aspiraient qu’à plus d’égalité à l’intérieur de la nation française. Au contraire, les soi-disant nationalistes n’auraient représenté qu’une minorité infime, et leur pseudo-nationalisme n’aurait été qu’un phénomène superficiel et artificiel, tardivement importé de l’étranger.

À ce discours, les nationalistes algériens opposaient un discours inverse, qui est officiellement enseigné depuis 1962 en tant qu’histoire nationale. D’après celle-ci, la nation algérienne existait avant 1830 ; elle n’avait jamais voulu s’assimiler à la France parce qu’elle était restée inébranlablement fidèle à sa personnalité ancestrale arabe et musulmane pendant 132 ans. C’est pourquoi elle avait résisté avec acharnement à la conquête française, puis à la domination et à l’exploitation coloniale, ainsi qu’à la politique colonialiste de dépersonnalisation et d’aliénation culturelle visant à « franciser » les Algériens en leur faisant oublier leur langue et leur religion. Dès que les circonstances l’avaient permis, ceux-ci s’étaient levés comme un seul homme pour reconquérir leur indépendance, à l’exception d’une poignée de traîtres (analogues aux « collaborateurs » français de l’occupant allemand de 1940 à 1944), justement retranchés de la communauté nationale.

Ces deux visions étaient totalement contradictoires, mais néanmoins symétriques. Elles affirmaient également l’existence d’une volonté générale du peuple musulman d’Algérie, refusée par une minorité non représentative, et s’opposaient par l’inversion des jugements de valeur. C’étaient deux discours idéologiques de propagande, armes de guerre psychologique. Ils méritent l’un et l’autre d’être critiqués à la lumière des recherches historiques récentes.

Critique du discours « Algérie française »

En réalité, la masse de la population musulmane de l’Algérie n’avait jamais été considérée comme vraiment française, et elle ne s’était jamais vraiment considérée comme telle, sinon peut-être en partie à une date très tardive.

Juridiquement, les « indigènes » musulmans algériens étaient censés être de nationalité française du fait de l’annexion de leur pays à la France, mais ils étaient des sujets, soumis à un régime disciplinaire discriminatoire appelé « code de l’indigénat » depuis 1881, prolongeant l’état de siège du temps de la conquête. En contrepartie de cet assujettissement, ils conservaient en matière de droit privé le bénéfice de leur statut personnel coranique (ou coutumier en Kabylie) régissant les affaires de mariage, de répudiation et d’héritage. Ils pouvaient néanmoins accéder individuellement à la citoyenneté française, à condition de renoncer à leur statut personnel dérogatoire pour se soumettre à toutes les lois françaises, et d’être jugés dignes de cette faveur, suivant le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, et la loi du 4 février 1919. Cette procédure, qualifiée improprement mais presque officiellement de « naturalisation » (preuve que les musulmans algériens n’étaient pas considérés comme de vrais Français) attira très peu de volontaires, parce que ceux-ci étaient obligés de renier leur religion et leur société sans être sûrs d’être acceptés et traités comme des Français à part entière ; en comptant leurs enfants, il n’y eu jamais plus de 10 000 « citoyens français d’origine indigène » (sur les 10 millions d’Algériens musulmans en 1962). La masse des « indigènes » préférait le maintien de son droit privé traditionnel (signe de son identité collective) à l’octroi d’une citoyenneté étrangère. En fin de compte, la France dut céder, en accordant la citoyenneté sans renonciation au statut personne, d’abord à des catégories limitées votant dans un collège musulman spécial et sous-représenté dans les assemblées locales (loi du 4 février 1919), puis à des élites restreintes votant dans le même collège que les citoyens à part entière (projet Blum-Viollette de 1936 et ordonnance du 7 mars 1944), enfin à tous les habitants de l’Algérie (y compris les femmes musulmanes), dans un collège unique à partir de 1958, 110 ans après l’institution du suffrage universel en métropole. Elle avait dû concéder l’égalité des droits civiques sans avoir préalablement réussi l’assimilation des lois et des mœurs [3].

Peut-être, comme le pensait Maurice Viollette, la diffusion de la langue et de la culture françaises par l’école aurait-elle pu lentement dissiper les préjugés hostiles à la « naturalisation », ou rapprocher la jurisprudence musulmane de la loi française. Mais la scolarisation générale, décidée par Jules Ferry en 1883 et de nouveau par le Comité français de Libération nationale à Alger en 1944, fut freinée d’abord par la double opposition des parents musulmans et des colons (les uns craignant la dépersonnalisation, les autres le déclassement et l’agitation des anciens élèves), puis par l’insuffisance du financement et la trop rapide augmentation de la population à scolariser. Le taux de scolarisation en français des classes d’âge scolarisables atteignit 5% en 1914, 10% en 1948, 15% en 1955, et 30% en 1960 (grâce aux moyens fournis par l’armée). D’après le recensement du 31 octobre 1954, 13,7% des Algériens musulmans âgés de 10 ans et plus savaient lire et écrire, parmi lesquels 55% en français, 25% en arabe et 20% dans les deux langues [4]. Le français restait donc une langue étrangère pour la grande majorité de la population (et davantage pour les femmes que pour les hommes).

Dans ces conditions, le fait que de nombreux Algériens aient combattu sous le drapeau français ne suffit pas à prouver qu’ils se considéraient comme Français ou voulaient le devenir. Gardons-nous d’exagérer l’ampleur du phénomène. En 1830 très peu de musulmans algériens acceptèrent spontanément d’aider les « Infidèles » à combattre leurs coreligionnaires ; ceux qui le firent étaient motivés par des intérêts ou par des inimitiés privées. Par la suite, la guerre de Crimée, guerre pour la défense de l’Empire ottoman contre l’Empire russe, facilita les engagements dans l’armée française de guerriers par vocation familiale ou de pauvres hères sans ressources. En 1912, une loi institua la conscription obligatoire pour les indigènes, à seule fin de pouvoir compléter les effectifs insuffisants fournis par les engagements volontaires jusqu’au nombre de soldats jugé nécessaire. Mais il n’était pas question d’appeler tout le contingent annuel, ni de mobiliser tous les indigènes en temps de guerre, parce qu’ils n’étaient pas des citoyens et parce que la France ne pouvait pas leur demander les mêmes sacrifices sans risquer des résistances et des révoltes. Il est vrai que l’armée française a, dans les deux guerres mondiales, réussi une bonne intégration de ses soldats musulmans [5] ; mais cela n’autorise pas à présenter leur mobilisation comme un élan spontané de patriotisme français.

De même, le grand nombre des soldats et supplétifs musulmans qui ont servi dans le camp français pendant la guerre d’Algérie doit être interprété avec prudence. Il convient de distinguer entre les véritables volontaires, soldats engagés par contrat ou supplétifs, les appelés faisant preuve d’une soumission passive, et les ralliés de l’autre camp. Les motivations des volontaires pouvaient être très diverses : patriotisme français ou loyauté envers la France, volonté de vengeance contre les injustices du FLN, besoin de sauver sa vie ou de se racheter, ou simple attrait de la solde. L’interprétation ne doit pas négliger le fait que les pertes des « forces de l’ordre » étaient généralement dix fois plus faibles que celles des « rebelles » entre le 1er novembre 1954 et le 19 mars 1962, et que si l’on tient compte de ces dernières et du renouvellement des forces des maquis, le FLN-ALN a mobilisé des effectifs comparables à ceux de l’autre camp : 336.748 militants et combattants, parmi lesquels 152.863 furent tués, selon le recensement effectué en 1974 par le ministère algérien des Anciens moudjahidines [6]. Même si le nombre des anciens soldats et supplétifs massacrés après le 19 mars 1962 est un très grand facteur d’incertitude [7], on peut néanmoins estimer que le peuple algérien musulman s’est également engagé dans les deux camps, et que la majorité a longtemps attendu le moment de rejoindre le vainqueur qui lui ramènerait la paix. Nous sommes loin de la quasi-unanimité affirmée par les deux propagandes adverses.

Critique du discours nationaliste algérien

Le discours nationaliste algérien est également critiquable. Les faits et les nombres cités plus haut démontrent que le peuple algérien ne s’est pas soulevé comme un seul homme : au contraire, il a été coupé en deux par une guerre civile non reconnue comme telle. « Chaque patriote se fera un devoir d’abattre son traître » [8], proclamait un tracte du FLN en décembre 1955 : il s’ensuivait logiquement que le nombre des premiers ne pouvait dépasser celui des seconds.

Les faits démontrent également que, selon le gouvernement algérien lui-même, les membres actifs du FLN-ALN constituaient une minorité de la nation, d’un ordre de grandeur comparable à celui des « traîtres » engagés de l’autre côté. On peut toutefois estimer que la politique française a été largement responsable de cette division du peuple algérien, en lui refusant jusqu’en 1959 le droit de disposer de lui-même. Quoi qu’il en soit cette situation contraste fortement avec celle des débuts de la conquête française, où l’on pouvait parler beaucoup plus vraisemblablement d’une résistance largement majoritaire. Celle-ci s’était donc affaiblie de 1830 à 1954.

Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer cette évolution, vient en premier lieu la lente diffusion de la langue et de la culture françaises, même si celle-ci est restée minoritaire, et bien que la francophonie ne soit pas nécessairement synonyme de francisation totale. Or, le discours nationaliste algérien accorde une grande importance à ce phénomène. Mais il en donne une interprétation discutable.

Le mouvement national algérien fondé par des travailleurs immigrés en France dans les années 1920 s’est affirmé dès le début en dénonçant « la trahison de l’élite » formée par l’enseignement secondaire et supérieur français, qu’il accusait d’être aliénée par sa culture étrangère et de s’allier au colonialisme pour défendre ses intérêts de classe privilégiée. Au contraire, les militants nationalistes exaltaient la fidélité de la masse du peuple algérien à son identité nationale et religieuse ; ils prétendaient le représenter et exprimer ses aspirations.

Selon les Mémoires de Messali Hadj, président de la première organisation ouvertement nationaliste, l’Étoile nord-africaine, cette situation singularisait l’Algérie par rapport aux deux pays voisins : « En 1930 [...] aucun étudiant algérien n’était venu nous offrir sa plume et son savoir. Ni les étudiants, ni les bourgeois, ni les commerçants n’avaient osé frapper à notre porte. En France, ces messieurs étaient indifférents à notre association, à nos activités. En Algérie, ils évoluaient vers les réformistes, pour ne pas dire les béni-oui-oui. Au Maroc et en Tunisie, ce sont les étudiants, la bourgeoisie et les intellectuels qui ont pris en main la destinée de leur peuple. Tout en luttant pour des revendications précises, ils ne se cachaient pas de réclamer l’indépendance de leur pays. En Algérie, ce grand honneur de défendre la patrie échut aux ouvriers, aux paysans et aux petites classes de notre société » [9].

Ce thème populiste fut systématiquement vulgarisé par l’Étoile nord-africaine et par ses successeurs, le Parti du peuple algérien (PPA) puis le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), dans leurs polémiques visant les partis « bourgeois » et « réformistes », tels que l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) animé par Ferhat Abbas de 1946 à 1955. Puis le populisme anti-intellectualiste servit à Messali Hadj lors du conflit qui l’opposa en 1954 à la majorité du Comité central du MTLD, composée de diplômés de l’enseignement supérieur français. Au contraire, le FLN fit largement appel aux étudiants et aux diplômés de culture française qui accédèrent aux plus hauts postes (comme les deux présidents du GPRA, Ferhat Abbas et Ben Youcef Ben Khedda), même si certains furent victimes de la jalousie de militants moins instruits lors de purges internes.

Après l’indépendance, le gouvernement multiplia le nombre des étudiants francophones et leur ouvrit de larges débouchés dans les plus hauts postes de l’administration et de l’économie, tout en proclamant l’arabe seule langue nationale. Le président Boumedienne relança la dénonciation du « parti de la France » pour tenir en laisse les cadres francophones qu’il utilisait sans leur faire une totale confiance. Puis ce thème fut repris par les étudiants et diplômés arabophones en quête d’emplois, et enfin systématisé par la propagande islamiste. Après les émeutes d’octobre 1988, un article du journal arabophone Achaab (le peuple) interprétait toute l’histoire nationale depuis 1830 comme une lutte permanente entre deux catégories d’Algériens : les vrais « enfants de l’Algérie », qui « défendent leur religion, leur langue, leur personnalité et leur appartenance civilisationnelle », et les « enfants de la France », qui « défendent partout la langue française, les modèles politico-économiques occidentaux » [10] (sans distinguer les communistes des libéraux). Et le leader du FIS, A. Benhadj, se donnait comme but de parachever la libération nationale en venant à bout de l’invasion culturelle française : « Si mon père et ses frères ont expulsé physiquement la France oppressive de l’Algérie, moi je me consacre avec mes frères, avec les armes de la foi, à la bannir intellectuellement et idéologiquement, et à en finir avec ses partisans qui en ont tété le lait vénéneux » [11]. On sait que le GIA est allé encore plus loin dans la même voie, jusqu’à tenter l’extermination physique de tous ceux qui avaient le tort d’être Français ou de penser en français [12].

Ainsi le populisme anti-élitiste est-il resté l’arme suprême dans les polémiques politiques en Algérie. Mais est-il une explication satisfaisante de la formation du mouvement national ? En réalité, cette interprétation est entachée de simplifications abusives qu’il faut corriger.

Les intellectuels de culture française n’ont pas tous « trahi » leur peuple par égoïsme ou par oubli de leurs racines. Certains ont sincèrement cru le servir en prônant son assimilation progressive à la nation française. D’autres ont voulu être en même temps Français et musulmans, et ont refusé la « naturalisation » individuelle pour ne pas se désolidariser de leur société (comme Ferhat Abbas, souvent présenté à tort comme un assimilationniste). Enfin, un nombre croissant d’entre eux ont rejoint le mouvement national, où ils ont joué un rôle non négligeable, avant ou après le Manifeste de Ferhat Abbas.

Ce mouvement national ne peut pas non plus être considéré comme l’expression spontanée des masses populaires déshéritées. Non seulement parce que des lettrés de culture arabo-islamique, regroupés autour du cheikh Ben Badis dans l’association des Oulémas musulmans algériens, ont élaboré la première formulation systématique du nationalisme algérien [13], en réponse à la négation de Ferhat Abbas. Mais surtout parce que les promoteurs de l’Étoile nord-africaine et de la première revendication indépendantiste n’étaient pas un échantillon représentatif de la masse illettrée et déshéritée du peuple algérien. Ces prolétaires déracinés, issus des villages surpeuplés de Kabylie ou de vieilles cités appauvries comme Tlemcen (ville natale de Messali Hadj) disposaient d’un niveau d’instruction nettement supérieur à la moyenne. Comme l’écrit Benjamin Stora : « Ce sont néanmoins, dans leur majorité, des hommes plus instruits et mieux informés que la masse du peuple algérien. Beaucoup sont passés par l’école française, ont obtenu leur certificat d’études » [14]. Ils avaient acquis la langue française et des éléments de la culture française au contact des Français par les relations de voisinage et de travail, par l’école et par le service militaire, en Algérie et en France.

Beaucoup moins favorisés que l’élite supérieure issue des lycées et des facultés, ils n’en formaient pas moins une sorte d’élite populaire moins étroite, qui disputait à l’autre élite le droit de parler au nom du peuple et de guider son évolution. Ces deux catégories sociales étaient l’une et l’autre le produit d’un « métamorphisme de contact » (suivant l’expression du géographe Émile-Félix Gautier) entre la société musulmane dominée et la société française dominante.

La définition de la nation algérienne reflète ce contact entre deux cultures. La tradition musulmane et l’évolution des idées au Proche Orient ont produit l’arabo-islamisme, valorisant l’appartenance à la communauté musulmane et à la langue du Coran. La culture française a fourni la notion de patrie territoriale qui a remplacé celle d’appartenance à un lignage, et les principes révolutionnaires [15] d’égalité entre les citoyens, de souveraineté nationale et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, renforcé par l’anti-impérialisme communiste. L’islamo-nationalisme dominait l’Étoile nord-africaine et le PPA, ainsi que l’Association des Oulémas : mais une tendance laïque et pluraliste reconnaissant une place dans la nation à des Algériens d’origine juive ou européenne, et à la langue berbère, s’est exprimée dans l’UDMA et le PCA, voire au sein du MTLD puis du FLN, sans parvenir à faire prévaloir ses idées. C’est bien la conception unanimiste d’un État-nation arabo-musulman qui s’est imposée en 1962. Le français a conservé son rôle de véhicule de la culture moderne sans être légitimé comme élément de l’identité nationale.

Un cas particulier, non un phénomène singulier

Ces caractères particuliers du mouvement national algérien ne suffisent pas à en faire une exception singulière par rapport à ceux des pays maghrébins voisins, et de tous les pays qui se sont émancipés d’une domination étrangère. En Algérie comme ailleurs, le nationalisme n’est pas issu par une génération spontanée des masses populaires gardiennes de l’identité nationale : il a d’abord été élaboré par des minorités instruites et organisées, en contact avec la culture étrangère dominante. Comme l’a démontré l’anthropologue Ernest Gellner, dans son livre Nations et nationalismes, « c’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire ». Son idéologie inverse la réalité : « elle prétend défendre la culture populaire alors qu’en fait elle forge une haute culture ; elle prétend protéger une société populaire ancienne alors qu’elle contribue à construire une société de masse anonyme » [16]. L’historien tchèque Miroslav Hroch a proposé un schéma du développement des mouvements nationaux d’Europe centrale et orientale, à la validité beaucoup plus générale : « Dans la phase A, un groupe d’intellectuels se consacre à l’étude de la langue, de l’histoire, sans avoir d’influence réelle sur la société. Lors de la phase B, qui constitue vraiment la période de l’éveil du mouvement national, les patriotes répandent leurs idées et leurs plans d’action dans un cercle plus large, pour en faire un mouvement de masse. C’est seulement dans la phase C que cet objectif est atteint » [17]. À part le faible rôle des intellectuels francophones (remplacés par des couches moins défavorisées) dans la phase A, ce schéma convient à l’Algérie. Mais dans tous les cas, seule la fondation d’un État permet au mouvement national de parachever l’unité nationale là où l’État ne préexiste pas. Comme l’a dit le maréchal Pilsudski, libérateur de la Pologne, « c’est l’État qui fait les nations et non pas les nations qui font l’État » [18].

La représentativité du FLN et l’existence d’une nation algérienne ont été contestées par les partisans de l’Algérie française jusqu’en 1960, voire jusqu’en 1962. De même, la représentativité des mouvements nationalistes séparatistes a pu être contestée jusqu’à la fin de la Grande Guerre en Irlande, et dans les nationalités dominées de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire russe. La violence extrême qui a caractérisé le nationalisme algérien n’est pas non plus sans équivalent, dans le reste du monde arabo-musulman, dans l’Europe balkanique, et en Irlande (qui est sans doute le cas le plus proche du cas algérien malgré l’absence de tout lien historique entre les deux pays). Non, le cas algérien n’est pas unique en son genre.

En fin de compte, la politique française d’assimilation culturelle et politique a échoué en Algérie, mais elle y a produit involontairement un phénomène d’acculturation incontrôlée dont résultent en grande partie le nationalisme, l’État et la nation. En cela, le mouvement national algérien ne se distingue pas fondamentalement de la plupart des mouvements nationaux du Sud et du Nord de la Méditerranée, qui se sont formés en dehors du cadre des États existants et en réaction contre eux. C’est plutôt la nation française, mûrie en plusieurs siècles à l’intérieur d’un État monarchique préétabli, qui pourrait faire figure d’exception. Ainsi l’histoire comparative nous permet de dépasser les faux problèmes idéologiques.

Guy Pervillé

[1] « La France, c’est moi ! », dans La Défense, n° 95, 28-02-1936.

[2] Voir les graphiques élaborés à partir des archives militaires par le général Maurice Faivre dans ses livres : Un village de harkis, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 250, et Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, mêmes éditions, 1995, p. 258.

[3] Cf. ma communication sur « La politique algérienne de la France (1830-1962) », in Juger en Algérie (1944-1962), revue Le genre humain n° 32 (sept. 1997) Paris, Le Seuil.

[4] Voir ma thèse, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Editions du CNRS, 1984, et Alger, Casbah Editions, 1997, chap. I.

[5] Voir les thèses de Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris, PUF, 1968, Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, Genève et Paris, Droz, 1981 (sur la Grande Guerre), et de Belkacem Recham, Les musulmans algériens dans l’armée française (1919-1945), Paris, L’Harmattan, 1997.

[6] Tableau des effectifs et des pertes du FLN-ALN reproduit par Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, Paris, Plon, 1991, p. 232.

[7] Les estimations citées varient de 10 000 à 150 000 morts, en fonction des opinions, mais aucune n’est fondée sur un recensement précis.

[8] Tract reproduit par Mouloud Feraoun dans son Journal, 1955-1962, Paris, Le Seuil, 1962, p. 50-51.

[9] Les Mémoires de Messali Hadj, Paris, J.-C. Lattès, 1982, p. 167.

[10] Cité par Abed Charef, Octobre, Alger, Laphomic, 1990, pp. 258-259.

[11] Cité par Le Monde, 14-10-1994, p. 1.

[12] Sur le thème du « parti de la France », voir ma thèse, complétée par mes articles : « L’élite intellectuelle, l’avant-garde militante et le peuple algérien », in XXème siècle. Revue d’histoire, n° 12, oct. déc. 1986, pp. 51-58, et « The Francisation of Algerian intellectuals : history of a failure ? » in Franco-Arab encounters, edited by L. Carl Brown and Matthew Gordon, Beyrouth, AUB, 1996, pp. 415-445.

[13] « L’Islam est ma religion, l’arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie ». Voir les déclarations du cheikh Ben Badis reproduites par Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, Mouton, 1967, pp. 382-383 et 398-399.

[14] Benjamin Stora, « Faiblesse paysanne du mouvement nationaliste algérien avant 1954 », XXème siècle, n° 12, pp. 59-72.

[15] Voir mon article : « Les principes de 1789 et le mouvement national algérien », Revue française d’histoire d’Outre-mer n° 282-283 (1989), pp. 231-237.

[16] Ernest Gellner, Nations et nationalismes, Paris, Payot, 1983, p. 86 sq et p. 177.

[17] Bernard Michel, Nations et nationalismes en Europe centrale, Paris, Aubier, 1995, p. 133.

[18] Cité par Éric Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780, Paris, Gallimard-NRF, 1992. p. 62.



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