Le rôle des intellectuels musulmans algériens de formation française dans l’évolution politique de l’Algérie, 1908-1962 (1983)

lundi 28 mai 2007.
 
Cet exposé a été prononcé le 23 avril 1983 à la Sorbonne devant la Société d’histoire moderne et contemporaine, puis publié dans son Bulletin, supplément n° 3, septembre 1983, pp. 18-26, à la Revue d’histoire moderne et contemporaine.

Le rôle des intellectuels musulmans algériens de formation française dans l’évolution politique de leur pays a toujours été controversé. Dès leurs premières prises de positions publiques, en 1908, leurs ennemis « colonialistes » les accusèrent d’être les précurseurs hypocrites du « péril de l’avenir, le nationalisme musulman », alors que leurs défenseurs « libéraux » les présentaient comme des Français au patriotisme insoupçonnable. Mais depuis l’indépendance de l’Algérie, le nationalisme étant devenu un titre de gloire, l’historiographie algérienne, ou sympathisante, tend à en rechercher les premières manifestations. Faut-il pour autant réhabiliter le point de vue colonialiste, en se contentant d’inverser les jugements de valeur ?

Il est désormais prouvé que le capitaine Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader, avait adressé en mai 1919 une pétition au président Wilson pour lui demander l’autodétermination de l’Algérie sous l’égide de la SDN. Mais il serait imprudent de généraliser ce cas particulier à l’ensemble des Jeunes Algériens de formation française. En effet, le nationalisme algérien est né en dehors de cette « intelligentsia » profondément acculturée, chez les travailleurs émigrés de l’Étoile Nord Africaine, et chez les Oulémas de formation orientale. Jusqu’au début de 1936 les intellectuels francisés allaient jusqu’à nier l’existence d’un nationalisme musulman en Algérie, alors que les premiers nationalistes dénonçaient la « trahison » ou « l’erreur de l’élite », et sa « sujétion aux doctrines d’importation ». Et jusqu’en 1954 (voire 1962), ceux-ci continuèrent à dénoncer l’indifférence de la plupart ou l’hostilité de certains de ces intellectuels « aliénés » et « embourgeoisés » envers le mouvement national. Quand à ceux qui s’y rallièrent, avant ou après le Manifeste de 1943, ils ne surent pas y dissiper le vivace anti-intellectualisme qui se manifesta ouvertement dans les polémiques opposant le MTLD à l’UDMA, puis, à l’intérieur du premier, les messalistes aux centralistes. On en retrouve encore la trace dans les crises internes du FLN-ALN, et notamment dans les purges sanglantes qui ravagèrent plusieurs wilayas en 1958 et 1959.

Faut-il pour autant maintenir que les Jeunes Algériens ne voulaient être que des Français, et n’ont changé d’avis que parce qu’ils se sont heurtés à un refus obstiné ? La vérité est moins simple. Certes, il faut insister sur la réalité et la durée de la tendance assimilationniste, que l’on tend aujourd’hui à nier, ou à récupérer au sein d’un « mouvement national » mal défini. L’assimilation n’était pas seulement l’égalité des droits, c’était aussi et surtout l’imitation d’un modèle étranger. Les intellectuels algériens qui s’en réclamaient - en plus grand nombre qu’on ne le dit - ne pouvaient l’ignorer.

Mais il ne faut pas davantage minimiser l’importance du ralliement d’un bon nombre d’entre eux au nationalisme algérien, si tardif qu’il fut. En effet, leur rôle dans le mouvement national ne fit que s’accroître de 1936 à 1954 et à 1962, en dépit des réactions anti-intellectualistes que ce fait même provoqua. Les étudiants et les diplômés algériens de la génération de la guerre furent parmi les principaux bénéficiaires de l’indépendance.

Pourtant, la pire erreur serait de réduire leurs positions politiques au dilemme : assimilation ou indépendance. En fait, ces deux options extrêmes étaient reliées, plutôt que séparées, par des positions intermédiaires. La plupart des intellectuels algériens semblent avoir tenté d’éluder le choix entre deux nationalités en prétendant être français et musulmans à part entière. Cette revendication de double appartenance, ou d’égalité dans le respect de la différence, s’est traduite en diverses formules politiques : la « citoyenneté dans le statut », l’intégration, l’association, le fédéralisme. L’imprécision de ces formules, les controverses qui opposaient leurs partisans français eux-mêmes, et l’usage abusif du mot « nationalisme », ne pouvaient qu’entretenir la confusion.

L’idéologie des intellectuels musulmans algériens ne peut donc être caractérisée simplement. À toute époque, au moins trois tendances paraissent avoir coexisté chez eux. Leur majorité (au moins relative) s’est tournée successivement vers trois idéologies :

-  l’assimilationnisme avant 1919 ;

-  l’idéologie « franco-musulmane », sous ses diverses formes, de 1919 à 1942 ;

-  le nationalisme algérien à partir de 1943.

Mais aucune d’entre elles n’a totalement supplanté les autres : elles se sont concurrencées presque jusqu’à la veille de l’indépendance. Cependant, la guerre de libération nationale tendit à simplifier ce tableau, en réduisant le triptyque à une alternative : Algérie française ou Algérie indépendante, il fallut choisir son camp.

L’assimilationnisme est la doctrine qui inspira la politique algérienne de la France, de 1865 à 1940, et dans une moindre mesure de 1944 à 1959. Elle postulait la supériorité de la Civilisation incarnée par la France sur l’islam algérien, décadent et fanatique. Pour devenir l’égal du citoyen français, l’indigène devait donc abjurer sa « barbarie » en renonçant au bénéfice du droit musulman (ou des coutumes berbères) et en se soumettant intégralement à la loi française. Cette procédure, qualifiée de « naturalisation » bien qu’elle n’impliquât pas un changement de nationalité au sens juridique du terme, exigeait une demande individuelle suivie d’un jugement. Ainsi, elle obligeait le postulant à renier son milieu d’origine, sans lui garantir son admission dans la Cité française.

A partir de 1944, la politique française s’assouplit. Elle admit la « citoyenneté (française) dans le statut (musulman) », comptant sur la généralisation de l’instruction en français et sur le progrès économique et social pour rallier toute la population musulmane à la France. Mais elle attendit 1958 pour l’admettre toute entière dans le collège électoral des citoyens français, où les élites musulmanes avaient été inscrites par l’ordonnance du 7 mars 1944.

Cette doctrine française a eu des partisans musulmans, très peu nombreux par rapport à l’ensemble de leur communauté (quelques milliers sur des millions), mais particulièrement nombreux parmi les rares diplômés de l’enseignement supérieur, soumis à une acculturation intense. Ismaël Hamet observait en 1906 que « la majeure partie » d’entre eux « sont entrés dans la famille politique française par la naturalisation », et Chérif Benhabylès, en 1913, que la naturalisation était « un acte accepté en principe par toute cette élite ». Les leaders des deux délégations envoyés à Paris par les Jeunes Algériens en 1908 et en 1912 étaient des naturalisés (Maître Bouderba et le docteur Benthami), et ils réclamaient des facilités de naturalisation pour les diplômés et les anciens soldats. La loi de mars 1919, qui compléta le senatus-consulte de 1865, ne leur donna pas satisfaction, mais fut suivie d’une hausse remarquable du nombre des naturalisations, qui se maintint entre 100 et 150 par an de 1930 à 1939. Mais la défaite de la France et la politique de Vichy (abrogation du décret Crémieux) le fit s’effondrer à quelques unités dès 1940. Entre les deux guerres, l’assimilationnisme s’exprimait dans la plupart des livres publiés en français par des musulmans algériens (ceux de Hesnay-Lahneck, Abdelkader Fikri, Soualah, Faci, Zenati), et dans plusieurs revues, notamment La Voix des Humbles (organes des instituteurs indigènes fondé par Saïd Faci) et La Voix indigène de R. Zenati. A partir de 1944, cette tendance désormais minoritaire ne disparut pas : elle se traduisit par l’inscription dans le premier collège, et se manifesta de nouveau en 1958 dans les Comités de Salut Public.

L’idéologie de ces assimilationnistes peut être étudiée à partir de leurs livres, et notamment de celui de Chérif Benhabylès : « L’Algérie française vue par un indigène », publié en 1914. Cet exemple vérifie l’analyse que fait Albert Memmi dans son Portrait du colonisé des premières réactions de l’indigène « évolué » : « amour du colonisateur » et « haine de soi ». L’auteur partage les jugements sévères de ses maîtres sur son peuple, et toutes leurs illusions sur la durée de leur domination.

Mais il faut distinguer des degrés dans cette « haine de soi ». Certains extrémistes vont jusqu’à condamner l’islam, pour adopter le christianisme (Augustin-Belkacem Ibazizen) ou le scientisme, ou une laïcité agressive (Hesnay-Lahmeck). Les mêmes rejettent la langue et la culture arabes au nom d’un pseudo « berbérisme » qui prétend rattacher les Berbères à l’Europe méditerranéenne (« Nous sommes des Latins », écrit Hesnay Lahmeck). D’autres se réclament d’un agnosticisme tolérant, comme les instituteurs Faci et Zenati. D’autres encore (Chérif Benhabylès, Abdelkader Fikri) interprètent l’islam comme une confession individuelle, compatible avec la science et le progrès, donc avec la Cité française. Ils se disent « Français musulmans », c’est-à-dire Français de nation et musulmans de confession.

Mais ils se heurtent à l’islam orthodoxe, qui juge la loi coranique inséparable de la Foi, et condamne comme apostats les croyants qui abandonnent la Loi pour s’intégrer à une nation non-musulmane. Comme le reconnaît Chérif Benhabylès, la plupart des aspirants à la naturalisation n’osent pas rompre avec leur famille et leur communauté. Pour échapper à ce dilemme, ils voient deux solutions. Soit la « douce violence » d’une naturalisation automatique (pour l’élite), ou d’un « décret Crémieux » supprimant le statut musulman. Soit la « citoyenneté dans le statut », qui leur permettrait de cumuler les qualités de français et de musulmans. Cette revendication, formulée dès 1908, fut jugée compatible avec le droit français par une consultation juridique publiée en 1911 dans la Revue indigène. L’ancien gouverneur général Maurice Viollette en tira deux propositions de loi (en 1931 et en 1936), réservant aux élites préalablement acculturées le bénéfice de la citoyenneté dans le statut : elles furent réalisées sous une forme élargie par l’ordonnance du 7 mars 1944 du général de Gaulle. Cette nouvelle politique se réclamait encore de l’assimilation, mais nombre de juristes et de politiciens français d’Algérie y virent « le plus parfait désaveu » de celle-ci, parce qu’elle en accordait tous les avantages sans exiger en contrepartie l’abandon du statut musulman.

Il faut donc distinguer de l’assimilationnisme strict un assimilationnisme relatif. Le premier, apparemment abandonné, ressurgit en 1958, sous la forme d’un projet de suppression ou d’alignement du droit musulman sur la loi française, présenté par les membres musulmans des Comités de Salut Public. Le second se confond pratiquement avec l’une des branches de l’idéologie franco-musulmane, celle qui tendait à intégrer l’Algérie à la nation française sans lui retirer sa personnalité culturelle (ce que Jacques Soustelle prétendit réaliser).

L’idéologie franco-musulmane correspond en effet au souci de ne pas choisir entre deux nationalités qui était celui de la plupart des Jeunes Algériens. Mais en pratique, il était difficile de maintenir l’équilibre entre l’une et l’autre, sans dévier vers celle dont l’attraction était la plus forte. Ceux qui aspiraient surtout à voter dans le collège des citoyens français trouvèrent dans le projet Viollette, puis dans l’intégration, la solution de leur problème. Ceux qui voulaient avant tout rester membres de leur communauté ne s’en contentèrent pas. Avant le projet Viollette, ils avaient demandé, avec le capitaine Khaled, la représentation parlementaire séparée des musulmans par des musulmans élus dans un collège distinct. Après l’ordonnance de mars 1944, ils réclamèrent avec Ferhat Abbas une république autonome, fédérée à la République française au sein de l’Union française. Cette tendance, qui se réclamait de l’association (Khaled) ou du fédéralisme (Abbas), finit par rejoindre le nationalisme algérien. Il ne faut néanmoins pas trop séparer ces tendances longtemps voisines. Avant 1914, le mouvement Jeune Algérien réclamait à la fois des facilités de naturalisation pour l’élite et une représentation spéciale pour la masse. En 1919, les élections municipales d’Alger opposèrent pour la première fois les partisans de l’une et de l’autre. Mais jusqu’en 1936, l’équilibre approximatif des influences françaises et musulmanes maintint l’élite algérienne dans une hésitation qui la fit se tourner vers le projet Viollette et l’intégration (réclamée, sans le mot, par la Charte revendicative du Congrès musulman de juin 1936).

Le livre de Ferhat Abbas, le Jeune Algérien (recueil d’articles écrits de 1922 à 1927, publié en 1931) est le meilleur témoignage de cet état d’incertitude. Comme l’a remarqué Zenati : « Ce livre est un chef d’œuvre d’affirmations démenties quelques lignes plus loin. Pour ce travail, l’auteur peut aussi bien être envoyé en exil pour ses opinions antifrançaises, comme il peut être loué pour ses sentiments loyalistes. Cela dépend des passages que l’on considère ». La moitié d’entre eux exprime des sentiments assimilationnistes : reconnaissance des défauts de la communauté musulmane, amour de la France. Mais l’autre moitié la dément par sa ferveur anticolonialiste et islamique. Cette contradiction est surmontée par une volonté passionnée de synthèse, le rêve de pouvoir être à la fois français et musulman dans « la France islamique, le plus beau miracle des temps modernes ». Mais, en cas de conflit entre sa patrie naturelle et sa patrie d’adoption, Abbas ne pouvait choisir que la première, car il condamnait la naturalisation individuelle et réclamait « la loi commune pour tous ». C’est donc à tort qu’on l’a parfois présenté comme un partisan de l’assimilation, bien qu’il ait proposé en 1935 la renonciation collective au statut musulman, et nié en 1936 l’existence de la nation algérienne dans un article célèbre (« la France, c’est moi »).

Réprimandé à cette occasion par le cheikh Ben Badis, président de l’Association des Oulémas, il se soumit en se ralliant à la Charte du Congrès Musulman, demandant un rattachement qui ne fût pas l’assimilation. Puis, quand il fut convaincu que son peuple voulait exister en tant que nation, il exprima cette revendication dans le manifeste du Peuple Algérien. Mais la réaction négative des autorités françaises lui inspira une nouvelle tentative de conciliation, sous la forme du fédéralisme. Après l’échec de tous ses efforts, il finit par se rallier définitivement au nationalisme en rejoignant le FLN. Les gouvernements français de la IVe et de la Ve République tentèrent trop tard de susciter une « troisième force » en reprenant à leur compte son programme fédéraliste.

Contrairement aux idéologies précédentes, le nationalisme algérien est né en dehors de l’intelligentsia francophone, dans la société musulmane fidèle à ses traditions et sensible aux influences orientales. Paradoxalement, il était à la fois plus ancien et plus récent. Plus ancien, si l’on appelle « nationalisme musulman » le sentiment d’appartenance à la communauté des croyants, l’Oumma. Mais avant 1914, ce sentiment nationalitaire n’inspirait aucune action politique visant à restaurer un État algérien : comme le reconnaît Messali dans ses Mémoires, ce « nationalisme » était largement inconscient. C’est seulement après le choc de la première guerre mondiale qu’un tel mouvement put se former parmi les travailleurs émigrés en France, sous l’influence du mouvement communiste. L’Étoile Nord Africaine fut bien la première organisation à réclamer, en 1927, l’indépendance de l’Algérie, bien que le cheikh Ben Badis ait parlé de la patrie algérienne dès 1925.

Il est vrai que des tentatives antérieures peuvent être signalées, mais on ne peut les imputer à l’ensemble du mouvement Jeune Algérien. L’action d’émigrés tunisiens et algériens en liaison avec les Turcs et les Allemands pendant la première guerre mondiale posa la question de l’indépendance tuniso-algérienne au Congrès des peuples opprimés à Lausanne (1916) et même par un mémoire à la Conférence de la Paix. Mais leur audience dans l’élite algérienne est douteuse, bien qu’ils aient été rejoints par le lieutenant déserteur Rabah Boukabouya. Plus importante est la tentative du capitaine Khaled, qui remit en mai 1919 un message au président Wilson demandant la participation de délégués algériens élus à la conférence de Paris, et l’autodétermination de l’Algérie sous l’égide de la SDN. Mais l’illustre origine et l’éducation orientale de l’auteur, ainsi que le petit nombre de ceux qui acceptèrent de le suivre, diminue la portée de cette démarche clandestine.

On peut donc maintenir que les accusations de « nationalisme » (et de « communisme ») lancées contre les intellectuels et les étudiants musulmans, et réfutées par eux jusqu’en 1936, étaient des calomnies. Ils évoluèrent vers le nationalisme à partir de 1930, plus tôt et plus vite à Paris qu’à Alger, sous l’influence de l’Association des Étudiants Musulmans Nord-Africains en France, de l’Étoile Nord-Africaine, et de l’Association des Oulémas. Mais les militants nationalistes ne devinrent majoritaires dans leur milieu qu’à partir de 1943 - voire de 1955. Ce ralliement tardif et partiel dément le rôle de pionniers du nationalisme attribué par les « arabophobes » aux Jeunes Algériens.

A travers cette évolution se retrouve une constante qui permet de l’expliquer : le populisme. L’intelligentsia de formation française, infime minorité acculturée et privilégiée, se prétend au service du peuple dont elle est issue pour échapper au reproche de l’avoir trahi. Après avoir espéré le guider dans la voie de l’assimilation, elle y renonce pour se soumettre à sa volonté en se ralliant au nationalisme.

Pourtant, les premiers Jeunes Algériens assimilationnistes (Ismaël Hamet, Chérif Benhabylès) ne semblaient pas conscients d’une quelconque antinomie d’aspirations entre eux et leur peuple. Après 1918, l’Association des Étudiants Musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN) reprit le projet de lui montrer la bonne voie. Mais dès avant 1914 les préjugés contre les politiciens Jeunes Algériens les plus ambitieux - surtout contre les naturalisés Bouderba et Benthami - étaient déjà forts, et ils se renforcèrent après guerre. Les jeunes intellectuels essayèrent de réagir à partir de 1929 dans la Voix des humbles, la Voix indigène, et dans Ettelmidh (L’élève), organe de l’AEMAN fondé par son président Ferhat Abbas en 1931. Mais ils ne réussirent pas entièrement à se démarquer des « politiciens » arrivistes et de la « bourgeoisie pourrie ». Aux yeux des Musulmans, l’ambition et l’égoïsme étaient les conséquences naturelles de l’aliénation culturelle des « Jeunes Algériens », tous plus ou moins francisés. A partir de 1930, les propagandes nationalistes visèrent les politiciens, les intellectuels et les « bourgeois », en les confondant systématiquement. A Paris, l’Étoile Nord-Africaine avait très tôt essayé de recruter parmi les étudiants. Bien qu’elle ait enregistré quelques succès à partir de 1933, elle exprima souvent sa déception, notamment dans un très bel « Appel à tous les intellectuels musulmans », publié par un militant anonyme dans El Ouma de mars 1939. A Alger, la Voix du Peuple, premier organe nationaliste publié en français de 1933 à 1935 par deux partisans des Oulémas, tira à boulets rouges sur les élus, et dénonça « l’élite dans l’erreur », « l’isolement de l’élite et sa sujétion aux doctrines d’importation ».

La plupart des intellectuels musulmans ne purent pas résister à cette pression morale. En 1935, Zenati prit conscience de l’existence de « réfractaires » à l’assimilation, et se mit à douter de sa propre représentativité. Sommant les intellectuels de prendre clairement position, il rompit avec les dirigeants de la Fédération des Élus Musulmans du département de Constantine (les docteurs Bendjelloul, Lakhdari, Saadane, et Ferhat Abbas). Après le Congrès Musulman de juin 1936, il porta un jugement définitif sur « nos pauvres intellectuels », qui donnent « le spectacle navrant d’une élite partie pour diriger, être elle-même dirigée par ceux qu’elle prétendait mener ». C’était exprimer en termes péjoratifs la position d’Abbas, selon lequel l’intellectuel en désaccord avec son peuple devait se soumettre ou se démettre.

Les intellectuels convertis au nationalisme reprennent à leur compte la dénonciation des politiciens traîtres à leur peuple : les anciens Jeunes Algériens ayant désavoué le Manifeste et ralliés à l’administration. Surtout, ils dénoncent les progrès de l’indifférence au sort du peuple, non seulement parmi les diplômés, mais encore chez les étudiants, voire les lycéens. Ce thème devient obsessionnel entre 1952 et 1954 dans les organes de tous les partis et de toutes les associations d’étudiants musulmans : les militants ont conscience d’être une « infime minorité » dans leur milieu, en majorité aliéné par la « culture à sens unique ». La plus remarquable expression de ce thème se trouve dans un article du Jeune Musulman (12.09.1952) qui propose en remède l’exemple exaltant du populisme russe.

Simultanément, l’anti-intellectualisme sert d’arme dans les polémiques qui opposent les partis musulmans depuis 1946. Le PPA-MTLD fondé par Messali se glorifie de son recrutement populaire, et stigmatise l’UDMA, parti des diplômés embourgeoisés. Le parti de Ferhat Abbas répond en se prétendant soucieux de l’intérêt du peuple, et accuse le MTLD de démagogie. Il lui reproche tout à la fois de recruter des « voyous » et de s’ouvrir de plus en plus aux diplômés ambitieux. En effet, le nombre et le rôle des diplômés et des étudiants ne fit que croître au sein du parti nationaliste radical. En 1953, le deuxième Congrès du MTLD leur en confia la direction. Mais Messali provoqua la révolte de la base contre la nouvelle politique, jugée réformiste, du Comité central. Cette crise introduisit à l’intérieur du mouvement la polémique anti-intellectualiste naguère réservée à l’UDMA.

Messali accusait les « centralistes » d’avoir accaparé les postes de direction sous prétexte de compétence pour mener une politique de conciliation avec la bourgeoisie algérienne et avec le néo-colonialisme français. Les centralistes ripostaient en imputant l’anti-intellectualisme des messalistes à la jalousie. Mais ils renonçaient au populisme de leur parti pour faire appel, en dehors de celui-ci, aux « intellectuels » et aux « bourgeois ». Les fondateurs du FLN ignorèrent les enjeux sociaux et politiques de la crise du MTLD. La politique d’union nationale en vue de l’indépendance menée par Abane Ramdane profita aux centralistes, à l’UDMA et à la « bourgeoisie », qu’elle introduisit dans la direction du Front. Mais des réactions anti-intellectualistes se produisirent au sommet (assassinat d’Abane Ramdane) et surtout à la base (purges sanglantes dans les wilayas III, IV et V).

Néanmoins, la formation d’un mouvement étudiant, l’Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens (UGEMA) permit aux militants d’entraîner leur milieu dans la lutte, sous des formes diverses : grève des cours et des examens de mai 1956 à octobre 1957, engagement direct dans le FLN-ALN, reprise des études à l’étranger... Ils furent associés dans une certaine mesure à l’élaboration du programme du FLN pour l’Algérie indépendante. Cette génération fut la première à participer massivement au mouvement national ; elle recueillit une large part des fruits de l’indépendance.

L’histoire des intellectuels musulmans algériens est donc paradoxale. Bien loin de guider l’évolution de leur peuple dans la « bonne » ou dans la « mauvaise » direction, ils se sont ralliés, tardivement et longtemps incomplètement, au mouvement national, pour échapper au reproche de trahir ses aspirations. Par là, ils se distinguent des élites de tous les pays non européens qui ont été confrontés à un impératif de transformation nationale ou sociale : la Russie, le Japon, la Chine, l’Inde, l’Égypte, la Turquie, les États d’Amérique latine... Cette singularité apparente s’explique largement par les particularités de la politique coloniale française : acculturation intensive des élites et confusion délibérée entre culture et nationalité, dans une perspective de « conquête morale » définitive. Le contraste avec la politique britannique en Inde, qui n’excluait pas l’évolution vers le « self government », est frappant. Aussi éclairante est la comparaison avec les protectorats et les mandats voisins, où la France n’a pas eu la possibilité d’imposer sa politique « jacobine ». Les intellectuels algériens trouvent leurs homologues dans les colonies françaises d’Afrique noire. Néanmoins, on peut penser que le cas algérien s’en distingue par plusieurs caractères exceptionnels : difficulté et dureté de la conquête, destructuration de la société indigène et destruction de ses élites traditionnelles, intensité de la colonisation de peuplement, volonté de faire de l’Algérie un simple prolongement de la métropole. Ainsi peut-on expliquer que la nouvelle élite algérienne, créée par la France à partir d’une « table rase », ait mis si longtemps à s’intégrer à l’évolution de son peuple.

Guy Pervillé



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