L’élite intellectuelle, l’avant-garde militante et le peuple algérien (1986)

vendredi 13 avril 2007.
 
La Révolution algérienne, une révolution « faite par le peuple et pour le peuple » : et si, par-delà les proclamations militantes, les choses avaient été singulièrement plus complexes ? C’est en tout cas la thèse de G. Pervillé. Les masses, seule source de légitimité, auraient été, nous dit-il, un enjeu que se disputèrent deux forces rivales et minoritaires : une avant-garde militante et une élite intellectuelle. Au bout du compte (est-il réglé en 1986 ?), c’est donc à une réflexion sur les chemins de la décolonisation qu’on est ici convié : l’émancipation fut-elle « l’initiative créatrice des masses populaires » ou découla-t-elle de l’action longtemps isolée de quelques groupes, de surcroît divisés ? Cet article a été publié dans XXème siècle, revue d’histoire, n° 12, octobre-décembre 1986, pp. 51-58, et reproduit dans La guerre d’indépendance des Algériens, 1954-1962, présenté par Raphaëlle Branche, Paris, Perrin, collection Tempus, 2009, pp.59-71 et 298-300.

L’Algérie indépendante est longtemps restée sans Who’s who [1], et les journalistes étrangers ont souvent eu l’occasion de regretter l’extrême discrétion des dirigeants algériens sur les premières étapes de leur carrière. Discrétion aisément explicable par les habitudes héritées de la clandestinité, et par la crainte du « culte de la personnalité » reproché naguère à certains « chefs historiques », tels que Messali Hadj et Ahmed Ben Bella. « Un seul héros, le peuple », proclamaient les murs d’Alger pendant la crise de l’été 1962. Mais, plus profondément, cette attitude « populiste » exprimait le rejet de la notion même d’une « élite » composée d’individus supérieurs à la masse, en réaction contre la politique française d’assimilation.

Un« mouvement national » divisé ?

En effet, presque tous les gouvernements français avaient prétendu vouloir faire de l’Algérie une province française, par la colonisation, mais aussi par l’assimilation progressive des indigènes musulmans. La méthode consistait à détacher de leur milieu des individus aspirant aux bienfaits de la citoyenneté française, et jugés dignes de cet honneur. Elle fut appliquée suivant deux formules successives, d’une inégale rigueur. La première, définie par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, exigeait des candidats à la citoyenneté qu’ils renoncent à leur statut personnel musulman (ou berbère) pour se soumettre au code civil (comme les étrangers sollicitant leur naturalisation). La seconde, préconisée dès 1931 par Maurice Viollette, endossée par Léon Blum en 1936, mais réalisée seulement le 7 mars 1944 par une ordonnance du CFLN, accordait la citoyenneté française sans abandon du statut musulman aux membres de catégories définies par leurs diplômes, leurs mandats électifs ou leurs décorations. Les deux formules avaient en commun de séparer les « élites » de la masse, qui resta parquée à l’écart du collège des citoyens français jusqu’en 1958.

La société musulmane refusa cette politique d’assimilation avec une intransigeance proportionnelle à sa rigueur, parce qu’elle ne pouvait admettre qu’un musulman préférât une loi étrangère à celle de l’Islam, et qu’il voulût se séparer de sa communauté. La plupart des aspirants à la « naturalisation » n’osaient pas prendre le risque d’être rejetés par leurs compatriotes comme des renégats ; et même les rares « naturalisés » (5.836 en 1931, 10.000 en 1962) regrettaient d’avoir dû choisir entre leur milieu d’origine et leur patrie d’adoption. Ferhat Abbas exprimait éloquemment, en 1927, l’opinion générale des siens : « La naturalisation individuelle ne se justifie pas... Nous sommes des Algériens, nous faisons partie d’une famille, d’une société... Aurait-on, par hasard, la prétention de changer quoi que ce soit à cette société par la naturalisation individuelle ? » [2].

Pourtant, la politique d’assimilation assouplie par Maurice Viollette ne souleva pas une opposition aussi unanime. Au contraire, les tendances rassemblées dans le Congrès musulman du 7 juin 1936 l’acceptèrent comme une étape vers l’égalité inconditionnelle de tous les Algériens dans le cadre français. Seuls les militants nationalistes de l’Étoile nord-africaine la combattirent en tant que manœuvre colonialiste de division. Ce clivage fut surmonté en 1943 par l’adhésion de presque tous les élus musulmans au « Manifeste du peuple algérien » dont Ferhat Abbas avait pris l’initiative. Mais il reparut ensuite, quand une partie des mêmes élus accepta l’ordonnance du 7 mars 1944 comme une étape vers la généralisation de la citoyenneté.

Ces réactions divergentes imposent de distinguer plusieurs tendances dans l’opinion publique indigène. Par souci de clarté, on peut réserver l’appellation de « Mouvement national algérien » au courant incarné successivement par l’Étoile nord-africaine (1926), le Parti du peuple algérien (1937) et le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (1946), qui furent les seules organisations à revendiquer constamment l’indépendance, de 1927 à 1954. Ce nationalisme radical, né en France dans la mouvance communiste après la guerre du Rif, s’implanta solidement en Algérie à partir de 1936, et devança ses rivaux à l’issue de la deuxième guerre mondiale [3].

Mais le « Mouvement national », au sens large couramment admis depuis l’indépendance [4], ajoute aux nationalistes incontestables leurs anciens adversaires, les « Jeunes Algériens ». Ces hommes plus ou moins fortement influencés par la culture française n’étaient, en majorité, ni des nationalistes, ni des assimilationnistes : la plupart désiraient éviter un choix douloureux en étant à la fois musulmans et français à part entière. Ce souci les conduisit à émettre ou à soutenir des revendications diverses que l’on peut ainsi classer :
-  représentation spéciale des musulmans élue par un collège séparé aux assemblées locales et au Parlement français ;
-  citoyenneté française dans le statut musulman pour l’élite (projet Blum-Viollette), ou pour tous (Charte revendicative du Congrès musulman) ;
-  naturalisation automatique avec suppression du statut musulman par un « décret Crémieux », pour l’élite, ou pour l’ensemble de la communauté, suivant l’exemple d’Ataturk.

Jusqu’en 1936, ils prétendaient exprimer les aspirations de leur peuple, en niant l’existence d’un nationalisme algérien et même celle d’une nation algérienne, comme Ferhat Abbas dans son célèbre article paru dans L’Entente du 23 février 1936 : « La France, c’est moi ! ». Cependant, l’évolution de celui-ci vers le nationalisme est représentative de celle d’une grande partie de sa génération [5]. Il fut sensible à la réprimande que lui adressa le cheikh Ben Badis, président de l’Association des oulémas musulmans algériens, qui affirmait l’existence d’une nation algérienne sans en revendiquer l’indépendance immédiate [6]. Pendant la deuxième guerre mondiale, Abbas fut d’accord avec le cheikh Brahimi, successeur de Ben Badis, et avec Messali Hadj, chef emprisonné du PPA clandestin, pour rédiger le « Manifeste du peuple algérien » qui condamnait la politique d’assimilation et pour rejeter l’ordonnance du 7 mars 1944. Mais, après le drame de mai 1945 [7], il se sépara du PPA-MTLD pour défendre un projet de République algérienne fédérée à la France dans le cadre de l’Union française, qui fut soutenu par les Oulémas (en dépit de leur nationalisme culturel) et même par le Parti communiste algérien [8]. Enfin, à partir de 1955, le Front de libération nationale (FLN) réunit à deux des trois fractions du MTLD l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas, les Oulémas, et certains militants du PCA (lequel subsista néanmoins comme parti distinct, ainsi que le Mouvement national algérien fondé par Messali après la dissolution du MTLD).

« Peuple » et élite

La version nationaliste de ces luttes partisanes les interprétait comme un conflit entre le Mouvement national représentant la volonté du peuple et la « bourgeoisie nationale » en formation, que ses intérêts de classe et sa peur des masses poussaient à rechercher un compromis avec la France. C’est donc sous la pression du peuple que les « réformistes » se seraient rapprochés du Mouvement national, avant de s’y rallier à regret. Le FLN reprit cette explication dans ses textes idéologiques, pendant et surtout après la guerre d’indépendance, bien qu’elle ne pût expliquer le refus du MNA messaliste de le rejoindre. Même les auteurs marxistes qui en ont rendu compte [9] n’ont pas globalement remis en question l’interprétation traditionnelle qui fait du peuple algérien l’arbitre souverain des luttes entre partis et entre tendances : « Voyant de jour en jour décroître leur influence ... les réformistes finiront par céder le pas devant le nationalisme et l’admettre, malgré eux, comme interlocuteur privilégié. L’appel des nationalistes à l’action directe correspondait à l’impatience des masses ... Le peuple a choisi en toute liberté entre les forces qui le sollicitaient. En se portant vers le nationalisme, il lui a conféré un avantage décisif », écrit Mohammed Harbi dans son dernier livre.

Cette interprétation populiste est simple et séduisante. Mais elle repose sur un concept fâcheusement ambigu, celui de « peuple ». En français, ce terme confond deux notions que le latin exprimait par deux mots : populus et plebs. Au sens national, il désigne l’ensemble d’une collectivité, État-nation ou nationalité sans État. Au sens social, il signifie la masse laborieuse d’une société, à l’exclusion des « élites » qui s’en distinguent par leur savoir, leur richesse ou leur pouvoir. En arabe, le mot Ech-Chaab combine la même ambiguïté avec une forte connotation religieuse (de même que El Oumma, traduit par communauté islamique ou par « nation »).

Si l’on entend le « peuple » algérien au sens national, il comprenait l’ensemble des musulmans d’Algérie - arabophones et berbérophones - unis par leur commune identité religieuse ; lequel correspondait à peu près à celui des « indigènes », assujettis à la domination française et aux intérêts de la colonie française. Au sens socio-culturel, il recouvrait une masse misérable de paysans et de pasteurs, ou de prolétaires déracinés, affluant vers les villages de colonisation et les villes d’Algérie ou de France, masse ignorant le français comme l’arabe littéraires, et analphabète dans les deux langues.

Au-dessus d’elle, flottaient de maigres élites qui ne pouvaient jouer le rôle d’une « classe dirigeante », monopolisé par la minorité d’origine européenne, mais plutôt celui de « classes moyennes » [10]. On peut y distinguer d’anciennes et de nouvelles élites, composées de couches d’inégale fortune. D’un côté, de « grandes familles » d’avant 1830 ayant pactisé avec les conquérants pour sauvegarder leur rang (« féodaux » et « marabouts » des campagnes, notables citadins de Constantine et de Tlemcen) ; ou des lettrés coraniques déclassés par le rétrécissement du champ d’application du droit musulman. De l’autre, des « couches nouvelles », créées ou développées par la présence française : nouvelle bourgeoisie d’entrepreneurs ; auxiliaires de l’Administration (officiers, interprètes, secrétaires de communes mixtes, magistrats et officiers ministériels musulmans, auxiliaires médicaux, instituteurs [11]) ; enfin, les diplômés de l’Université française [12], recrutés surtout parmi les enfants des catégories précédentes, et s’orientant de préférence vers les professions libérales (avocats, médecins, pharmaciens...). En 1954, on comptait environ un millier de diplômés et guère plus d’étudiants musulmans ; les « lettrés », au sens le plus large, ne représentaient que 13,5 % des adultes (parmi lesquels 55 % savaient lire et écrire en français, 25 % en arabe, et 20 % dans les deux langues).

L’identification des Jeunes Algériens et de leurs successeurs fédéralistes à l’élite intellectuelle de formation française va de soi : il suffit de compter les diplômés parmi les leaders les plus en vue jusqu’en 1936 (les docteurs en médecine Benthami, Bendjelloul... ) ou les anciens responsables du mouvement étudiant autour de Ferhat Abbas à la tête de l’UDMA (Chérif Saadane, Aziz Kessous, Ahmed Boumendjel, Ahmed Francis...). Leur identification à la « bourgeoisie » en formation est un peu plus contestable, dans la mesure où les étudiants étaient réputés en majorité d’origine modeste, et restaient pauvres durant leurs études (même s’ils s’embourgeoisaient ensuite). Politiquement, les Jeunes Algériens et les militants étudiants tenaient à se démarquer de l’égoïsme « bourgeois » en affichant des préoccupations sociales que Ferhat Abbas exprima souvent en des pages émouvantes [13].

L’identification du Mouvement national au « peuple » algérien est justifiée par l’origine très modeste des fondateurs de l’Étoile nord-africaine, déracinés devenus ouvriers ou petits commerçants en France. Le témoignage des Mémoires de Messali Hadj [14] est très instructif sur l’itinéraire socio-professionnel de son auteur et de ses compagnons, et sur les leçons qu’ils tirèrent de leurs expériences : « La pauvreté parle un langage, et la richesse en parle un autre ». Mais ce recrutement plébéien ne suffit pas à en faire un échantillon statistiquement représentatif de la masse des Algériens. Comme l’a montré Benjamin Stora [15], la direction de l’Étoile et des organisations qui lui succédèrent était composée d’hommes plus ou moins détachés de leur milieu d’origine et entrés en contact avec le monde moderne, autodidactes ou dotés d’un niveau d’instruction nettement supérieur à la moyenne (lequel ne fit que s’élever de 1926 à 1954). Loin de se confondre avec la masse rurale, enfermée dans sa misère et son ignorance, ils se considéraient comme son « avant-garde », interprète consciente des aspirations confuses du peuple. On pourrait les qualifier d’ « élite » dans un sens très large, si ce terme n’impliquait pas une supériorité morale sur la masse, qu’ils refusaient.

Deux forces rivales ?

Faut-il donc rechercher la clé de l’évolution politique de l’Algérie dans le conflit entre les aspirations de l’élite plus ou moins francisée et celles de son peuple, ou bien dans une lutte entre deux minorités [16] l’élite intellectuelle, et l’avant-garde militante représentant des couches moins étroites et moins favorisées ? Dans cette dernière hypothèse, le peuple jouerait le rôle d’enjeu, revendiqué par les deux forces rivales comme source unique de légitimité.

Le conflit entre ces deux forces peut se schématiser en quatre étapes enchaînées. Dans la première, avant et après la Grande guerre, les Jeunes Algériens ne se heurtent pas encore à un mouvement nationaliste avoué. L’élite peut donc se présenter comme l’avant-garde de l’évolution de son peuple vers le progrès, défini comme l’assimilation de l’Algérie à la France par Chérif Benhabylès en 1913, ou comme l’association franco-musulmane par Ferhat Abbas, président de l’Amicale des étudiants musulmans d’Alger de 1927 à 1931.

Mais dans une deuxième étape, l’élite est mise en accusation par l’avant-garde nationaliste enfin constituée, qui lui reproche indistinctement sa dépersonnalisation culturelle, son égoïsme social et sa « trahison » des aspirations politiques des masses. A vrai dire, les prodromes de cette campagne s’étaient déjà manifestés dès avant 1914 contre les leaders naturalisés des Jeunes Algériens, maître Bouderba et le docteur Benthami ; elle rebondit de 1919 à 1923 avec le conflit qui les opposa au capitaine Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader, nationaliste algérien camouflé en partisan de l’association. Mais elle se développa systématiquement à partir de 1930 dans El Ouma, organe de l’Étoile nord-africaine puis du PPA, qui dénonça vigoureusement l’abstention des intellectuels [17]. Ses thèmes furent repris en Algérie par La Voix du peuple, de 1933 à 1935, et par les autres organes de l’Association des oulémas.

Dans la troisième étape, l’élite tente de s’intégrer à l’avant-garde. Le cas le plus connu est celui d’Abbas, qui tenta de rassembler tous les Algériens dans les Amis du Manifeste en 1944, avant de fonder son propre parti fédéraliste en 1946. Mais un fait plus lourd de conséquences fut l’entrée en force des diplômés dans la direction du PPA-MTLD, où ils devinrent majoritaires dans le comité central élu par le Congrès de 1953, qui nomma le pharmacien Ben Khedda secrétaire général du parti.

Cependant, cette intégration resta inachevée. Elle laissa subsister chez les diplômés un courant assimilationniste ou administratif, représenté notamment par le docteur Bendjelloul et par le notaire Abderrahmane Farès [18]. Même chez les étudiants, les militants nationalistes se plaignaient d’être minoritaires avec une inquiétude croissante de 1950 à 1954. Surtout, un vivace anti-intellectualisme persista dans les rangs du Mouvement national. Il nourrit les polémiques du MTLD contre l’UDMA, puis il sévit à l’intérieur du premier, quand le président Messali Hadj accusa la direction « centraliste » d’embourgeoisement : « Ni compétence, ni valeur intellectuelle, ni rang social... ni éloquence, ni parchemin quelconque ne peuvent remplacer les actions des masses, ni faire quoi que ce soit en dehors d’elles » [19]. A quoi les centralistes répondaient en condamnant l’anti-intellectualisme des messalistes : « Ces messieurs de la Révolution... haïssent l’intellectuel. Maintenant, nous savons pourquoi. C’est qu’ils ne le sont pas eux-mêmes... parce qu’ils n’ont pas de diplômes, cette peau d’âne qu’ils envient en leur for intérieur, et que seule leur imbécilité les empêche d’avoir » [20].

Enfin, dans la quatrième étape, l’élite réussit son intégration à l’avant-garde, en participant à la guerre de libération nationale. Les militants étudiants, organisés à partir de juillet 1955 dans l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), parvinrent à entraîner leurs camarades dans la lutte par l’ordre de grève de mai 1956. Leur engagement accéléra le ralliement de la « bourgeoisie nationale », y compris celui de familles proches de l’Administration française, jusqu’en 1954. « Dans la plupart des cas, ce sont les jeunes gens issus de la bourgeoisie qui ont déterminé l’adhésion de celle-ci à la cause de l’indépendance », observaient en 1962 les auteurs du programme de Tripoli [21].

Néanmoins, l’intégration de l’élite resta imparfaite avant cette date. Elle rencontra dans le FLN et l’ALN des restes d’anti-intellectualisme, qui se manifestèrent au sommet avec l’élimination d’Abane Ramdane par les colonels du Comité de coordination et d’exécution (CCE) à la fin de 1957 ; et surtout à la base, avec les purges sanglantes qui sévirent dans la wilaya III (Kabylie) sur l’ordre du colonel Amirouche, en 1958 et 1959. Par ailleurs, l’adhésion de la bourgeoisie algérienne régressa vers un prudent attentisme où le général de Gaulle crut voir la virtualité d’une « troisième force », de 1958 à 1960. En même temps, persistait un parti de l’intégration à la France, qui se manifesta au grand jour dans les Comités de salut public de mai 1958 et dans les élections suivantes : phénomène trop souvent occulté, dont l’histoire devra bien rendre compte un jour.

Une levée en masse ?

Mais l’élite de culture française a-t-elle moins bien supporté que les autres Algériens la très rude épreuve que fut la guerre de libération nationale ? Sans entrer dans le détail des événements, quelques constatations s’imposent [22].

L’avant-garde ne fut pas plus unanime que l’élite. Le courant messaliste incarné par le MNA, dont le recrutement n’était pas moins populaire que celui des « activistes » fondateurs du FLN, fut rejeté pour diverses raisons dans le camp de la « trahison ». La guerre fratricide, faite d’assassinats et de massacres, qui s’ensuivit entre patriotes algériens, nuisit beaucoup à la crédibilité de l’union nationale préconisée par le Front. S’il est vrai que certains messalistes pactisèrent avec les Français, et que Messali lui-même renonça à la lutte armée en juin 1958, le FLN lui aussi connut plus d’une défaillance. Les ralliements de combattants de l’ALN au camp français se multiplièrent de 1957 à 1960. L’ « affaire Si Salah » mit en danger l’unité et la continuité de l’insurrection par une tentative de négociation directe des chefs de la wilaya IV avec le gouvernement français au printemps de 1960 [23].

Les fondateurs du FLN-ALN étaient persuadés depuis une dizaine d’années que le peuple algérien, « uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action », était prêt à prendre les armes au premier signal du parti [24]. Pourtant, on ne peut sérieusement prétendre que ce peuple se soit levé en masse à l’appel de son avant-garde, ni même que son adhésion ait progressé constamment de 1954 à 1962. Les témoignages connus suggèrent plutôt un partage des Algériens en trois catégories : les patriotes, les attentistes, et les « traîtres » (ou « loyalistes ») ; leurs limites et leurs forces respectives ayant varié suivant une évolution complexe que l’on peut schématiser en quatre temps. Le premier hiver (1954-1955) fut très pénible pour les premiers noyaux armés du FLN-ALN qui rencontra dans les montagnes beaucoup plus d’indifférence et de résistances passives ou actives que prévu. Néanmoins, il réussit à mobiliser la majorité de son peuple entre le printemps 1955 et le début de 1957, par une combinaison de propagande, de terrorisme et de provocation de la répression, et grâce à ses appuis extérieurs. Mais un reflux commença dès 1957 avec la « bataille d’Alger », s’accéléra en 1958 après la bataille des frontières et les événements de mai 1958, puis s’aggrava en 1959 et 1960 pendant l’application du plan Challe. Dès l’été de 1958, les dirigeants de la Révolution algérienne reconnaissaient sa régression, et Ferhat Abbas, bientôt président du GPRA, envisageait l’hypothèse d’un effondrement de la résistance populaire [25], que l’ « affaire Si Salah » sembla annoncer au printemps 1960. Cependant, l’évolution de la politique française à partir du discours du 16 septembre 1959 rendit possible un redressement de l’audience du FLN, dont les manifestations urbaines de décembre 1960 furent le premier signe, et qu’un article d’El Moudjahid appela « le second souffle de la Révolution » [26]. L’ouverture et l’aboutissement des négociations avec la France permit au GPRA de reconstituer une quasi-unanimité nationale que la fête triomphale de l’indépendance révéla du 1er au 5 juillet 1962.

Une guerre civile algérienne ?

Mais les cruelles vengeances qui s’assouvirent après le cessez-le-feu prouvèrent que le peuple algérien avait été profondément déchiré par une guerre civile accompagnant la guerre de libération nationale. A défaut d’une estimation incontestable du nombre des morts tombés dans chaque camp [27], celui des hommes enrôlés de part et d’autre [28] suggère un rapport de forces approximativement équilibré. Dans ces conditions, les « patriotes » et les « traîtres » se recrutaient nécessairement dans le même « peuple ». Ainsi, au lieu d’un clivage horizontal opposant le peuple à une élite dénationalisée, un clivage vertical a tranché toutes les couches de la société algérienne.

Une dernière preuve que l’expérience de la Révolution n’a pas confirmé la foi populiste de ses initiateurs se trouve dans les conclusions qu’ils en ont tirées. A travers les textes idéologiques officiels du FLN - de la proclamation du 1er novembre 1954 à la dernière Charte nationale -, se développe un double discours de plus en plus contradictoire, dans lequel celui-ci se prétend à la fois l’expression organique d’une révolution faite « par le peuple et pour le peuple » [29], « sur la base de l’initiative créatrice des masses populaires » (Charte nationale de 1976), et un parti d’avant-garde investi d’une « mission historique de guide et d’organisateur de la nation algérienne » (Statuts provisoires de janvier 1960). Une telle mission supposait une réelle méfiance envers la spontanéité des masses, que le ministre de l’Intérieur du GPRA, Lakhdar Ben Tobbal, exprimait très franchement en mars 1960 : « Aujourd’hui, après cinq années de lutte, nous constatons que l’Algérien est encore davantage porté vers l’anarchie que vers la discipline, et ce phénomène risque de se manifester plus gravement demain, lorsqu’il n’y aura plus l’ennemi en face de nous pour nous unir, si une forte discipline ne s’installe pas dans le peuple » [30]. Comme quoi la notion d’avant-garde implique le retard de la masse.

Que l’interprétation populiste de l’histoire de l’Algérie n’ait pas supporté l’épreuve de la guerre de libération nationale oblige à remettre en question sa validité antérieure. Le rôle décisif attribué à un « peuple » mal défini, doté d’une volonté générale et d’une vertu patriotique inébranlable, tient plus du mythe que de la réalité. Il paraît plus vraisemblable d’y voir l’enjeu longtemps passif d’une lutte entre deux minorités inégales, « l’élite » et « l’avant-garde », deux classes dirigeantes virtuelles qui ont fini par se rapprocher et par fusionner en partie dans l’élite politique algérienne [31]. En Algérie comme ailleurs, le nationalisme politique moderne s’est développé dans des milieux ouverts sur le monde extérieur, et non dans les masses rurales figées dans un traditionalisme sans espoir. Les intellectuels, peu ou prou francisés, ne se sont donc pas heurtés directement à la masse de leur peuple, mais à des couches intermédiaires, issues de celui-ci. Cette conclusion rejoint celle de l’étude biographique et sociologique des militants nationalistes algériens faite par Benjamin Stora, qui invite à « une interrogation sur la notion d’avant-garde » et sur « les rapports entre mouvement spontané et mouvement organisé » [32]. Il convient de réhabiliter le rôle des personnalités et des minorités agissantes, tout en gardant à l’esprit le fait que « sans l’adhésion du peuple, [une] révolution n’est qu’une chimère » [33].

Guy Pervillé

[1] Les Éditions Édi-Afrique viennent de publier un dictionnaire de 2.000 noms, Les élites algériennes.

[2] F. Abbas, Le jeune Algérien, Paris, La Jeune Parque, 1931, p. 92-93 (réédition, Pans, Garnier, 1981, p. 112).

[3] Cf. Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, Alger, SNED, 1981, 2 tomes, 1113 p., et les travaux de Mohammed Harbi et de Benjamin Stora.

[4] Cf. Claude Collot, Jean-Robert Henry, Le Mouvement national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978.

[5] Voir les Mémoires de Ferhat Abbas, La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962, 249 p., et Autopsie d’une guerre. L’aurore, Paris, Garnier, 1980, 346 p.

[6] Cf. Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, Mouton, 1967, pp. 398-399.

[7] Cf. les mises au point récentes de C.-R. Ageron dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 4, octobre 1984, pp. 23-38, et d’Annie Rey-Goldzeiguer dans 8 mai 1945, la victoire en Europe, Lyon, Éditions la Manufacture, 1985, pp. 337-363, et le témoignage de Hocine Aït Ahmed, Mémoires d’un combattant, Paris, Sylvie Messinger, tome 1, 1983, pp. 33-54.

[8] Sur l’évolution complexe des positions du PCA, voir Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, 1920-1962, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, 264 p.

[9] Mohammed Harbi, Aux origines du FLN. La scission du PPA-MTLD, Paris, C. Bourgois, 1975 ; Le FLN, mirage et réalité, et Les archives de la révolution algérienne, Paris, Jeune Afrique, 1980 et 1981 ; La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1984. Benjamin Stora, Messali Hadj, pionnier du nationalisme algérien, Paris, Le Sycomore, 1982, et Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, 1926-1954, Paris, L’Harmattan, 1985.

[10] Cf. C.-R Ageron, « Les classes moyennes dans l’Algérie coloniale », in Les classes moyennes au Maghreb, Paris, Éditions du CNRS, 1980, pp. 52-75.

[11] Voir Fanny Colonna, Instituteurs algériens, 1883-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1975, 240 p.

[12] Cf. G. Pervillé, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Éditions du CNRS, 1984, 346 p.

[13] Voir Le Jeune Algérien (1931), réédité en 1981 avec le Rapport au maréchal Pétain d’avril 1941 ; cf. le Manifeste du peuple algérien dans C. Colloc, J.-R. Henry, Le Mouvement national algérien..., op. cit., pp. 155-165.

[14] Paris, J.-C. Lattès, 1982, 319 p. (version condensée).

[15] Dans son Dictionnaire biographique..., op. cit., extrait d’une thèse de 3e cycle de sociologie soutenue à Paris VII en 1984.

[16] M. Harbi évalue à 50.000 (sur neuf millions d’Algériens) le nombre des militants du Mouvement national au sens large, dont 25.000 pour le seul MTLD en 1954.

[17] Voir l’ « Appel à tous les intellectuels musulmans », paru dans El Ouma, n° 70, mars 1939, reproduit par M. Kaddache, Histoire du nationalisme algérien, op. cit., tome 2, pp. 938-939, et par G. Pervillé, Les étudiants algériens..., op. cit., p. 294.

[18] Voir ses Mémoires, La cruelle vérité, Paris, Plon, 1982, 252 p.

[19] Rapport de Messali au congrès de Hornu, cité par M. Harbi, Aux origines du FLN, op. cit., p. 181, note 105.

[20] La Nation algérienne, n° 6, 8 octobre 1954, p. 2.

[21] Cf. Annuaire de l’Afrique du Nord 1962, Paris, Éditions du CNRS, p. 693.

[22] Faute de place pour développer mes arguments, on me pardonnera de renvoyer à mes articles sur la guerre d’Algérie parus dans Relations internationales, n° 3, 1975, et 14, 1978 ; Historiens et géographes, n° 293, février 1983 et 308, mars 1986 ; L’Histoire, n° 53, février 1983, 56, mai 1983 et 93, octobre 1986.

[23] Voir le témoignage de Bernard Tricot, Les sentiers de la paix, Paris, Plon, 1972, p. 166-178.

[24] Cf. La proclamation du 1er novembre 1954 et le rapport de Hocine Aït Ahmed au comité central élargi (décembre 1948), dans Harbi, Archives de la révolution algérienne, op. cit., pp. 101-103 et pp. 15-49.

[25] Rapport de Ferhat Abbas, 29 juillet 1958, in Archives de la Révolution algérienne, op. cit., pp. 194-201.

[26] El Moudjahid, n° 86, 1er novembre 1961 (réédition de Belgrade, tome 3, pp. 612-616).

[27] Sur cette question, voir Xavier Yacono, « les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 34, 1982-2, pp. 119-134, et G. Pervillé, L’Histoire, n° 53, février 1983 et 56, mai 1983.

[28] 210.000 musulmans armés par la France en 1960, contre un maximum de 90.000 moudjahidine en 1958, selon M. Teguia, L’Algérie en guerre, Alger, OPU, 1981, p. 447-448. Mais il faut tenir compte des prisonniers et des morts « rebelles », que de Gaulle évaluait à 80.000 et à 150.000 à la fin de 1959.

[29] Devise d’El Moudjahid, organe central du FLN depuis juin 1956.

[30] Archives de la Révolution algérienne, op. cit., p. 290.

[31] Cf. William B. Quandt, Revolution and political leadership, Algeria 1954-1968, Cambridge, Massachussets, MIT Press, 1969, 314 p.

[32] Dictionnaire biographique, op. cit., p. 24.

[33] Bulletin intérieur de la zone autonome d’Alger, 1957. Cité par J. Duchemin, Histoire du FLN, Paris, La Table ronde, 1962, pp. 199-200.



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