L’expérience de Messali Hadj à Bordeaux, 1918-1920 (2020)

jeudi 5 novembre 2020.
 
Cet article a été écrit pour figurer dans l’ouvrage collectif intitulé Bordeaux et la Gironde dans l’après-guerre, de l’armistice à la paix, dirigé par Hubert Bonin et qui vient de paraître aux éditions Les Indes savantes, en octobre 2020 (voir les pp 359-368).

Messali Hadj (1898-1974) est connu pour être le père du nationalisme algérien musulman, qui fut le premier à revendiquer publiquement l’indépendance de l’Afrique du Nord dominée par la France, dans le Congrès organisé par la Ligue anti-impérialiste à Bruxelles en 1927, à l’issue de la guerre du Rif. Mais très peu de gens savent qu’il avait découvert la France à Bordeaux, à l’occasion de son service militaire.

La jeunesse de Messali et le début de sa carrière politique, jusqu’en 1938, sont bien connus grâce aux Mémoires qu’il avait rédigés dans les dernières années de sa vie. Leur manuscrit, couvrant près de 6.000 pages dans une vingtaine de gros cahiers, a été condensé pour devenir publiable à l’instigation de sa fille Djanina Benkelfat, d’abord par une équipe d’historiens comprenant Charles-Robert Ageron, Mohammed Harbi et Benjamin Stora, puis par le journaliste Renaud de Rochebrune. Ce texte condensé a été publié en 1982 sous le titre Les Mémoires de Messali Hadj, 1898-1938 [1], avec une préface de Ben Bella et trois postfaces des historiens Charles-André Julien, Charles-Robert Ageron et Mohammed Harbi, et il a fourni une partie de la matière de la première thèse de Benjamin Stora, publiée la même année sous le titre Messali Hadj, 1898-1974 [2].

Cette source originale apporte des réponses très claires et précises aux questions que se sont posées les historiens sur les origines du nationalisme algérien musulman et sur la date de son apparition [3].

Origines, enfance et jeunesse de Messali Hadj (1898-1918)

Ahmed Mesli (nom transformé en Messali par l’état-civil français) était né dans la nuit du 15 au 16 mai 1898 à Tlemcen, ville de l’ouest algérien qui conservait de nombreuses traces de son glorieux passé médiéval, celui de la capitale du royaume abdelwadide, transformée par les Turcs en place forte montant la garde face au sultanat marocain. Sa famille était d’origine kouloughlie, c’est-à-dire issue des mariages contractés entre des membres de la garnison turque et des filles de familles locales. Son grand-père paternel avait un moment émigré à Oujda, ville frontalière marocaine, pour échapper à la conquête française, et son père y était né, avant de revenir à Tlemcen [4]. Celui-ci, bien que demeurant en ville, subsistait difficilement de l’exploitation d’un petit domaine rural, et devait rechercher sans cesse des ressources complémentaires pour entretenir sa nombreuse famille. Très âgé, il devint en 1919 le gardien (moqaddem) du prestigieux mausolée de Sidi Abdelkader el Djilali et le resta jusqu’à sa mort en 1938. Messali Hadj trouva en lui un modèle et un guide « par sa générosité, ses qualités de cœur et sa droiture », et il n’oublia jamais une de ses réflexions - « quand on pense qu’il faut garder ceux qui ont volé notre pays ! » - qui lui fit comprendre « la nécessité de la lutte nationale pour recouvrer notre dignité » [5]. Mais en même temps il constata que la branche maternelle de sa famille était nettement plus favorisée que la paternelle : « En raison de leur situation économique et des alliances contractées, mes parents du côté maternel suivaient d’autres voies et accédaient à d’autres milieux que les nôtres. L’évolution de la société les portait naturellement vers la bourgeoisie et le monde du gros commerce. (...) La richesse et la pauvreté ne peuvent se rencontrer et cohabiter ensemble. La pauvreté parle un langage et la richesse en parle un autre » [6].

L’enfance et l’adolescence du jeune Messali furent marquées à la fois par la pauvreté et par une éducation fondée sur l’islam, interprété par la confrérie populaire des Derkaouas, qui enseignait que « Dieu est partout, le destin de chacun est tracé et tout ce qui arrive était déjà écrit. (...) J’ai conservé toute ma vie durant d’excellents souvenirs de cette éducation et de la philosophie simple de la confrérie qui revient à dire qu’il faut combattre le mal et défendre le bien » [7]. Mais quand il eut sept ans, ses parents eurent à prendre une décision qui engageait son avenir : choisir entre l’école française et l’école arabe, suivie par l’apprentissage d’un bon métier. Son père convainquit son épouse en lui tenant le raisonnement suivant : « Faisons le commencer par le français et, à un certain moment, il pourra toujours se mettre à apprendre l’arabe. Si, par cette voie, il arrive à des résultats positifs, il lui sera alors facile de se créer une petite situation. Avec la connaissance du français, il pourra se défendre et nous défendre ». Mais si l’école présentait beaucoup d’attraits pour lui, il ne pouvait pas s’empêcher de faire quelquefois l’école buissonnière, ce qui décida ses parents à l’en retirer pour le mettre en apprentissage chez un coiffeur, puis chez un cordonnier, puis chez un épicier, puis dans une fabrique de tabac. Licencié à cause d’une loi interdisant d’employer des salariés ayant moins de quatorze ans, il réussit à se faire réadmettre à l’école française. Continuant à hésiter sur sa voie, il se concentra enfin sur la préparation du certificat d’études primaires, auquel il échoua de justesse en 1916 à cause de mauvaises notes en calcul. Ainsi, comme il le dit lui-même dans ses Mémoires, il menait « la vie d’un bouchon sur l’eau, qui va tantôt à gauche et tantôt à droite » [8].

Mais depuis 1908, une question prenait une place primordiale dans les préoccupations de la population musulmane algérienne : le projet de loi sur le service militaire obligatoire des indigènes, qui fut voté en 1912, et qui devint une réalité quand éclata la guerre de 1914. Cette nouvelle obligation, imposée au moment où la France commençait l’occupation du Maroc, était spontanément ressentie comme le pire abus du pouvoir colonial, contraire au respect de l’islam promis par la capitulation d’Alger en 1830 : « Un slogan, lancé sans doute par les milieux religieux et intellectuels, affirma que le service militaire appliqué aux Algériens était condamnable selon le droit musulman. Quiconque se laisserait enrôler dans l’armée française, précisait-on, commettrait un péché flagrant et désobéirait au Créateur. Dès lors, le mot Harâm, qui veut dire illégal, se répandit à travers la ville comme une traînée de poudre. On le répétait dans toutes les conversations qui avaient trait à El Askarya (l’armée), jamais on ne commettrait un tel péché, ‘jamais on ne livrera nos enfants aux Français pour en faire des soldats et augmenter ainsi la puissance de ceux qui ont envahi notre pays’ [9] ». A la suite d’un prêche du grand mufti de la mosquée de Tlemcen, une manifestation que suivit le jeune Messali se dirigea vers la sous-préfecture le 19 décembre 1908. Puis un mouvement d’exode vers la Syrie, inspiré par l’exemple de l’émigration (hijra) du Prophète vers Médine, fut suivi par plusieurs centaines de Tlemcéniens jusqu’en 1911 ; la famille du jeune Messali, sensibilisée par le départ annoncé du chef de la confrérie des Derkaouas, hésita à les suivre, mais préféra attendre les décisions des grandes familles auxquelles elles était apparentée, dont la plupart ne partirent pas.

Le jeune Messali était sensible au discours familial, au point de vouloir lui aussi partir pour la Syrie, tout en appréciant l’école française et en recherchant des relations cordiales avec des Français de tous âges : « Nous cherchions la sympathie des jeunes Français pour nous protéger contre les excès du colonialisme et obtenir leur aide quand un malheur s’abattait sur nous. Il en était de même pour nos parents, nos voisins, nos amis » [10].

Puis la guerre qui éclata en Europe en août 1914 et l’entrée en guerre de l’Empire ottoman au côté des Allemands le 1er novembre de cette année ravivèrent l’angoisse des familles : « Les parents qui avaient des fils en âge d’être mobilisés vivaient dans l’angoisse. Ils ne voulaient pas voir leurs enfants traverser la Méditerranée et mourir pour une cause qui n’était pas la leur. On a même envisagé de droguer les jeunes gens pour les faire réformer au conseil de révision. La guerre apparaissait d’autant plus comme une calamité que le sultan de l’Empire ottoman, le Commandeur des croyants, se trouvait aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Les musulmans étaient ainsi placés devant un véritable cas de conscience » [11]. Pour désamorcer leur hostilité, l’autorité coloniale commença par intensifier les engagements dits volontaires, mais finit par recourir au service militaire obligatoire. Messali était encore trop jeune en 1914 et ses parents comptaient sur lui pour leur lire la presse et les communiqués de la sous-préfecture. Mais après avoir terminé ses études et repris du travail dans une épicerie, il pouvait de moins en moins ignorer la menace de la conscription, qui inquiétait ses parents d’autant plus qu’ils n’avaient pas les moyens de lui payer un remplaçant [12]. Durant ces années de guerre, « pendant que les nouveaux riches se frottaient les mains et ne pensaient qu’aux affaires, le gros de la population maudissait la guerre et ne se préoccupait que du sort de la Turquie. Nos parents disaient ‘Dieu, protège-la, c’est le seul, œil qui nous reste pour voir la lumière’ » [13]. « Certains milieux, à Tlemcen, soutenaient ouvertement qu’il fallait profiter de cette guerre pour se révolter et reconquérir notre liberté. D’autres disaient que nous n’avions pas su saisir l’occasion qui s’était ouverte à nous après le début des hostilités. Enfin, les Algériens versés dans les sciences islamiques affirmaient que Dieu nous maudirait pendant longtemps pour ne pas avoir obéi au khalife Mohamed V, sultan de Turquie, qui avait appelé les musulmans à la guerre sainte. A tous ces arguments, les sages répondaient que la révolte ou le soulèvement devaient, pour réussir, être préparés » [14].

Mais rien n’était préparé pour soulever efficacement les musulmans algériens contre la France. Enfin arriva le moment du conseil de révision de la classe 1918. Le jeune Messali fut déclaré apte au service, et une requête demandant son exemption comme soutien de famille fut rejetée parce qu’il avait un frère aîné. L’incorporation eut lieu le 27 février 1918, et les mobilisés furent escortés jusqu’au départ vers Oran par leurs parents et voisins atterrés. Mais ce qui était ressenti comme une catastrophe prit alors une signification inattendue dans la vie du jeune Messali Hadj. Celui-ci l’avait obscurément pressenti : « J’étais déchiré, mais quelque chose d’indéfinissable me tranquillisait en même temps. Etait-ce le goût du voyage, l’attrait de l’inconnu, le désir de vivre, l’appel du destin ? Il y avait sans doute un peu de tout cela » [15].

Le soldat Messali Hadj à Bordeaux (1918-1920).

Durant les trois mois d’instruction, Messali fut incorporé à Oran dans une section du COM (commis ouvriers militaires) qui dépendait du service de l’intendance. Il était en attente du départ pour la France, mais n’était pas appelé à combattre. Ce statut exceptionnel allait lui permettre de vivre une expérience tout à fait différente de celle de la masse des soldats algériens destinés aux tranchées : « Le départ pour la France, dont tout le monde parlait sans arrêt, ne m’effrayait pas. (...) Je me rendais compte que les gens avec lesquels je vivais à la caserne avaient pour moi du respect, de l’estime et de la sympathie. J’aimais la vie. J’aimais la plaisanterie, le rire et la discussion. J’aimais lire, apprendre, écouter et comprendre. Je pensais qu’en France j’allais me plaire. Je m’apprêtais à y découvrir beaucoup de choses et à y conquérir des amitiés nouvelles » [16].

En avril, la section embarqua pour Marseille. Après trois jours d’une traversée éprouvante, à cause du mal de mer et de la peur des sous-marins allemands, elle toucha terre, passa une nuit réparatrice au dépôt du Prado, puis fut transférée par le train vers Bordeaux. Pendant ce voyage, les jeunes soldats algériens admiraient les paysages et recherchaient déjà des contacts avec les habitants. L’enthousiasme de Messali à la découverte de la ville ne faiblit pas durant trois ans et se manifeste tout au long des pages que ses Mémoires lui consacrent [17].

Les nouveaux arrivants furent installés à la caserne de Cursol en plein centre ville. Leur instruction fut reprise et complétée, notamment le maniement d’armes, qui leur donnait un sentiment de sécurité et de fierté jamais connu dans l’Algérie coloniale. Messali fut très vite désigné pour encadrer ses camarades sans avoir encore le grade ni la rémunération de caporal.

Une fois l’instruction terminée, ils furent autorisés à sortir après la soupe, d’abord par groupes de cinq sous la direction d’un soldat français, puis librement. Messali en profitait pour recommencer la lecture de la presse, en achetant deux quotidiens de Bordeaux, La Petite Gironde et La France, ainsi que Le Temps et Le Journal de Genève. La sympathie et la curiosité des Bordelais à leur égard leur faisait « un bien indescriptible » : « Nous étions unanimes pour constater cette grande différence qui existait entre le comportement des colons d’Algérie et celui du peuple français » [18].

Puis l’unité fut transférée au cantonnement de Bacalan, « au milieu des usines d’armement, des docks et des chantiers de réparation navale ». Messali prit le tram pour aller se promener dans le centre de la ville : « Alors qu’avant j’allais assez souvent le matin sur l’esplanade des Quinconces pour jouer au football, je pris l’habitude de me promener pour admirer des choses que je n’avais jamais vues. Je parcourais le Cours de l’Intendance, la place Gambetta, le Cours de Verdun, les allées Tourny, etc. J’étais grisé par Bordeaux et ses richesses, les Grands Magasins, les théâtres, les jolies dames, les belles filles qui cherchaient à vendre de l’amour, les grands restaurants, les grands cafés. Je sentais que tout mon être s’ouvrait au plaisir. J’aimais parler aux autres et j’aimais la vie, toute la vie. Je n’avais encore aimé personne, mais autant dire que j’aimais tout le monde. J’avais l’impression de nager dans le bonheur, et dans la liberté » [19].

Dans ce cantonnement, il fit la connaissance d’un officier, Monsieur Alis, qui devint pour lui « un éducateur, un conseiller et un véritable ami », lui présenta sa famille, l’emmena avec lui sur la plage d’Arcachon. Turcophile et islamophile, celui-ci discuta avec lui et l’orienta vers la lecture, notamment celle des œuvres d’Alfred de Musset et du romancier orientaliste Pierre Loti. Messali s’initia aussi à l’opérette, et alla pour la première fois au Théâtre français pour écouter Mignon, sur les conseils de deux employées de la caserne, Mlles Roques et Dupuy, devenues des amies. Il eut même une idylle avec la seconde.

Messali vivait donc une expérience d’acculturation intense, qui le conduisit aussi à s’inscrire à l’Université de Bordeaux « comme auditeur libre pour suivre des cours d’arabe et assister à certaines conférences ou cours publics » [20]. Pour autant, il ne reniait pas sa foi musulmane, et observa strictement le jeûne du Ramadan en accord avec M. Alis.

Les nouvelles rapportées du front par des permissionnaires et des blessés restaient une cause d’inquiétude, mais l’évolution des opérations permettait d’espérer un arrêt prochain des combats. Le 30 octobre, l’Empire ottoman signa un armistice qui mit fin à la guerre en Orient. En lisant la nouvelle dans La Petite Gironde, Messali en fut bouleversé et se réfugia dans la prière « afin que le malheur qui venait de s’abattre sur l’Empire Ottoman ne soit qu’un mauvais moment dans la vie de l’Islam » [21]. A la caserne, ses camarades forts de leur foi profonde se montrèrent beaucoup plus confiants en l’avenir : « Dieu est en train de nous éprouver. Soyons unis, soyons justes, aidons les pauvres et protégeons l’orphelin, et notre jour arrivera ».

Puis arriva la nouvelle de l’armistice signé par les Allemands le 11 novembre : « L’après midi (...) je suis parti vers l’Esplanade des Quinconces, qui était pleine à craquer. Il y avait des femmes et des enfants, des officiers et des simples soldats, des Noirs, des Jaunes, qui marchaient de long en large et gesticulaient en criant et en chantant. De La Madelon à La Marseillaise, tout le répertoire national y passait. Des groupes de civils et de militaires couraient dans tous les sens et s’arrêtaient devant les femmes pour les embrasser gentiment. Je participai de grand cœur toute la journée et une partie de la nuit à cette fête pour commémorer la délivrance d’une guerre qui avait trop duré et fait tant de victimes. Mais, au petit matin, en rentrant au cantonnement, je me dis : ‘Voilà la guerre qui vient de prendre fin et les Français sont contents et heureux ainsi que leurs alliés. Est-ce que je dois être comme eux et me réjouir de la même façon ? Non !’ » [22]. L’inquiétude le reprenait sur le sort de l’Empire ottoman vaincu et sur l’avenir des Algériens. Son adhésion aux charmes de la vie française ne lui avait donc pas fait oublier son identité algérienne musulmane.

Celle-ci fut entretenue par deux permissions passées à Tlemcen, en février puis en août 1920. Sa famille et ses amis partageaient les mêmes inquiétudes et les mêmes espoirs que lui, sur le sort de la Turquie, sur les droits des Algériens musulmans, sur le rôle du président Wilson à la conférence de la paix : « On attribuait au Président des Etats-Unis d’Amérique la volonté d’intervenir en faveur de la Turquie, des Arabes et de l’Afrique du Nord. Il était courant d’entendre les gens commenter les ‘quatorze points du Président Wilson’, qui parlaient du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mes compatriotes prenaient leurs désirs pour des réalités, mais la participation générale aux discussions politiques prouvait que l’avenir de l’Algérie les préoccupait au plus haut point » [23]. Pourtant Dieu restait le principal espoir, surtout chez les gens âgés qui « assuraient qu’une fois tous les cent ans, un homme vient sauver le monde islamique. Nos poètes morts ou vivants l’affirmaient. On espérait donc toujours l’arrivée de ce homme qui libérerait les créatures de Dieu opprimées » [24].

Au début de 1920, Messali fut nommé caporal, puis quelque temps après sergent. Il avait droit à une chambre individuelle avec un petit bureau, ne dormait plus dans la chambrée avec ses camarades, prenait ses repas au mess des sous-officiers. Mais cette promotion ne lui fit pas oublier son esprit de contestation : il se plaignit de ne recevoir que 1,50 francs par jour, alors que ses camarades français en recevaient 7. Ceux-ci l’encouragèrent à écrire au général commandant le 18ème corps d’armée de Bordeaux, mais la réponse fut que sa qualité d’indigène lui interdisait de jouir de tous les droits des Français. Certains de ses camarades sous officiers lui exprimèrent leur soutien, et les soldats musulmans leur indignation, de même que ses amis français hors de la caserne. Il pensait tout simplement : « on a créé le Code de l’indigénat pour nous appliquer un régime spécial, comme si nous étions des lépreux, tout simplement parce que nous sommes des arabes et des musulmans » [25].

Peu après son attention fut attirée par les gros titres de L’Humanité, concernant la Turquie, la Syrie, la Perse et d’autres contrées d’Orient, et il se mit à lire régulièrement ce journal. Malgré les mises en garde de ses camarades sous-officiers (« c’est un journal socialiste antipatriotique et celui qui le lit peut être puni et même dégradé »), il fut séduit par « le journal du peuple, des travailleurs et des pauvres » dont il devint un lecteur assidu. Il fut particulièrement intéressé par la grève des cheminots du printemps 1920, qui lui révéla que les Algériens n’étaient pas les seules victimes d’un ordre injuste : « Si ces travailleurs français, qui viennent de se battre pour défendre leur sol et leur liberté dans des conditions affreuses, ont été obligés de faire une grève générale pour obtenir leur dû, il faut s’attendre à ce que nous, qui sommes des indigènes, ne soyons jamais entendus ». Mais un autre de ses camarades répondit : « La justice est entre les mains de Dieu, seul Maître de l’Univers ; les créatures de Dieu doivent se mettre en mouvement pour mériter sa générosité et sa justice » [26].

Messali était ainsi tiraillé entre deux influences : celle de l’islam traditionnel qui sous-tendait l’identité de son milieu d’origine, et celle des idées révolutionnaires modernes qu’il commençait à découvrir. Deux influences dont la différence n’étaient pas encore évidente à ses yeux. A la même époque, la résistance victorieuse de Mustapha Kémal à l’offensive des Grecs en Anatolie suscitait l’enthousiasme de tous les soldats musulmans qui voyaient en lui le champion de l’Islam et non le futur modernisateur de la Turquie. Après coup, Messali constata que le mot « nationalisme » ne convenait pas encore pour désigner son état d’esprit et celui de ses camarades : « Nous ne nous rendions pas compte que nous étions animés par des sentiments nationalistes. Dans nos conversations, en France, on n’employait jamais le mot ‘nationalisme’. On disait seulement, pour exprimer nos sentiments au cours des discussions : ‘l’amour de la Patrie ou du pays est un acte de foi » (Hobb El Watane min El Imane).

Messali était donc encore au milieu de l’itinéraire qui allait le conduire, après son retour en France en octobre 1923, à la tête d’une organisation de travailleurs nord-africains contrôlée par le Parti communiste, l’Etoile Nord-africaine fondée en 1926 à la suite de la fin de la guerre du Rif. Une organisation qui allait combiner, d’une manière originale, l’anti-impérialisme communiste, la conscience prolétarienne, et l’islam populaire, et devenir ainsi la première expression politique du nationalisme algérien.

Son séjour en France, qui se termina par sa démobilisation le 23 février 1921, fut néanmoins une étape décisive dans son évolution. Comme il le dit lui-même : « après trois ans de séjour en France, à la fin de 1920, je n’étais plus le jeune Messali Hadj de l’avant-guerre. J’étais devenu quelqu’un d’autre. Il me semblait que la petite ville de Tlemcen ne pouvait plus me suffire comme espace. A Bordeaux, j’avais contracté de nouvelles habitudes. En plus de la presse, je lisais régulièrement des livres et suivais des cours, notamment des cours de langue, en tant qu’auditeur libre. J’aimais écouter de la musique, aller au théâtre, lire de la poésie, voyager dans les environs de Bordeaux. Je m’intéressais plus que jamais à l’Orient. J’imaginais ses charmes à travers le récit des Mille et une nuits et les livres de Pierre Loti. Je suivais l’actualité politique internationale et je m’intéressais particulièrement au partage du monde arabo-islamique et à la situation en Afrique du Nord » [27]. C’est Bordeaux qui fit d’un jeune Algérien parmi tant d’autres le futur leader du mouvement national.

Guy Pervillé

[1] Paris, Jean-Claude Lattès, 1982, 321 p.

[2] Paris, Le Sycomore, 1982, 301 p.

[3] Voir mon article : « L’ Algérie de 1913 à 1931 dans la Revue d’histoire des colonies françaises » (2012), dans Cent ans d’histoire des Outre-mers, SFHOM, 1912-2012, s.dir. Hubert Bonin, Bernard Droz et Josette Rivallain, volume publié par la Société française d’histoire des Outre-mers, janvier 2013, pp 473-492, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=289 .

[4] Ces données ne sont pas très claires. Elles viennent du livre de Benjamin Stora, (p 23), mais à la page suivante il est dit que le père de Messali mourut en 1938 à l’âge de 112 ans, ce qui le ferait naître en 1826, donc avant la conquête française. Dans ses Mémoires, Messali faisait naître son père à Tlemcen (p 19), et il précisait plus loin (p. 72) que d’après son récit, « ma famille était partie pour le Maroc avec d’autres gens de Tlemcen et que c’est à l’occasion de cet exode que mon père était né à Oujda, en terre marocaine. Ma famille n’était revenue à Tlemcen que bien après ».

[5] Stora, op. cit., p 24.

[6] Messali, op. cit., p 33.

[7] Messali, op. cit., p 25.

[8] Messali, op. cit., p 71.

[9] Messali, op. cit., p 59.

[10] Messali, op. cit., p 69.

[11] Messali, op. cit., p 74.

[12] Messali, op. cit., p 78.

[13] Messali, op. cit., p 80.

[14] Messali, op. cit., p 84.

[15] Messali, op. cit., p 87.

[16] Messali, op. cit., p 89.

[17] Messali, op. cit., pp 94-110.

[18] Messali, op. cit., pp 96-97.

[19] Messali, op. cit., p 97.

[20] Messali, op. cit., p 98.

[21] Messali, op. cit., p 100.

[22] Messali, op. cit., p 101.

[23] Messali, op. cit., p 103.

[24] Messali, op. cit., p 104.

[25] Messali, op. cit., p 106.

[26] Messali, op. cit., p 108.

[27] Messali, op. cit., pp 108-109.



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