Sur quelques livres concernant la guerre d’Algérie (1977)

Notes de lecture
mercredi 16 avril 2008.
 
Cet article historiographique est paru dans le n° 12, hiver 1977, de la revue Relations internationales, pp. 381-389. Il a été publié avant mon premier article paru dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1976 (publié en 1978).


-  Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Éditions France-Empire, 1972, 562 pages (plus de 100 pages d’annexes).

Voici un gros livre, au titre prometteur. Le survol des annexes est très encourageant : y figurent les textes fondamentaux du FLN, un intéressant dossier sur la politique d’intégration, des cartes, des graphiques, des statistiques, une chronologie... On croit assister au début de l’application des méthodes de l’histoire scientifique à la guerre d’Algérie. L’auteur, Saint-Cyrien, ancien stagiaire au Centre des Hautes Études d’Administration Musulmane (CHEAM), grièvement blessé en Indochine, ce qui l’obligea à suivre toute la guerre d’Algérie au Secrétariat Général de la Défense Nationale, était donc bien qualifié pour connaître son sujet. Il a eu connaissance de nombreux renseignements et documents originaux alors secrets, dont son exposé est nourri et illustré. Celui-ci s’appuie constamment sur des chiffres.

Dès les premières pages, on comprend que cet appareil scientifique est voué à défendre la cause perdue de l’Algérie française et à expliquer le mécanisme de son injuste et paradoxale défaite. L’auteur valorise le fait français en Algérie (« moins une colonie qu’une province française »), qui est aussi un fait algérien : « Autant les Européens sont attachés à leur province algérienne, autant les musulmans ont conscience d’appartenir à la nation française. Chez les uns comme chez les autres existe une même volonté de vivre ensemble ». L’Algérie française est, à la veille de la guerre, une réussite originale. Mais, comme toute oeuvre humaine, elle est imparfaite. La disproportion croissante entre le volume de la population (surtout musulmane) et celui des ressources disponibles crée des tensions. Ces tensions seront exploitées par « la poignée de révolutionnaires qui est à l’œuvre », mais non sans mal. Bien que l’auteur invoque volontiers « l’esprit musulman » ou « l’âme orientale », il minimise autant que possible l’importance du nationalisme dans la population musulmane : « Sans solliciter les faits, on peut affirmer que jusqu’au jour où se déclenche la rébellion, et au-delà, les Algériens dans leur masse n’imaginent pas leur avenir autrement que dans le cadre de la France ». « Aussi l’action déclenchée le 1er Novembre 1954 ne revêtira-t-elle aucun des caractères d’un soulèvement spontané : elle apparaîtra au contraire comme un phénomène surajouté, non populaire » (p. 35).

Cette thèse conduit l’auteur à rechercher les véritables origines de la « rébellion » hors d’Algérie. Il étudie la genèse du nationalisme algérien, puis du FLN, dans les chapitres séparés de celui concernant « le terrain ». Il insiste sur le rôle du panarabisme, et surtout sur l’influence du communisme international dans la formation de l’organisation extrémiste Étoile Nord-Africaine - PPA - MTLD, dans laquelle il reconnaît à juste titre l’ancêtre du FLN. L’auteur relève minutieusement toutes les traces d’une imprégnation « marxiste » (en fait, plutôt léniniste). On reconnaît là les thèmes de la théorie militaire française sur la « subversion », agression étrangère et communiste déguisée en guerre de libération nationale. L’auteur ne les expose pas ouvertement, par respect pour les faits, mais il les suggère. À preuve le chapitre intitulé « L’Algérie infiltrée ». Celui consacré aux « méthodes » insiste sur la terreur, arme nécessaire de la conquête d’une population indifférente ou hostile.

Quoi que l’on pense de la thèse, on apprécie la haute tenue du style, sans polémique, affichant une sérénité scientifique. On aime la finesse des analyses, même sans en approuver tous les détails. Ainsi le chapitre consacré à l’autodétermination met-il l’accent, très justement, sur la nature arbitrale de la politique du général de Gaulle, révélée par le discours du 16 septembre 1959. Malheureusement cette sereine impartialité est plus apparente que réelle. À lire le chapitre sur « les méthodes », on est gêné de voir traiter le terrorisme rebelle seul, sans que soit abordé le problème du rôle éventuel de la répression exercée par les forces de l’ordre dans l’évolution des esprits. Le Journal [1] de Mouloud Feraoun prouve que le problème mérite d’être posé. Mais cette gêne devient stupéfaction quand on constate, après avoir refermé le livre, qu’un esprit scientifique comme l’est M. Tripier, soucieux d’indiquer mois par mois le chiffre des méfaits des rebelles, n’a pas jugé bon d’en fournir un seul concernant les victimes des forces de l’ordre. Cette lacune inadmissible jette une juste suspicion sur l’ensemble de la démonstration. Comment peut-on analyser et critiquer la politique du général de Gaulle sans tenir compte de ce facteur essentiel ? Qu’on en juge d’après quelques déclarations publiques et privées de celui-ci :

-  23 octobre 1958 : « Hélas ! 77 000 rebelles ont été tués en combattant ! »

-  10 novembre 1959 : « Combien il est lamentable de compter les 145 000 Algériens qui ont été tués du côté de l’insurrection. »

-  26 décembre 1959 : « Étant donné les 150 000 hommes morts en combattant contre nous en Algérie, il est tout simplement fou d’imaginer que notre domination forcée ait quelque avenir que ce soit. »

-  25 novembre 1960 : « Nous en avons déjà tué 200 000, nous en tuons encore 500 par semaine. Mais où cela mènerait-il ? À recommencer dans 5 ans, dans 10 ans ? »

L’auteur ne mentionne pas ces chiffres, pas même pour les critiquer ni pour les réfuter. Est-il si intimement persuadé de l’existence d’une différence essentielle entre l’agression du FLN et l’action pacificatrice de l’armée française, qu’il juge indécent de les mettre sur le même plan, même pour une comparaison ? Rappelons-lui donc cette juste remarque du colonel Roger Trinquier : « Une étude sur la guerre qui bannirait ou qui limiterait l’emploi de la violence n’aurait aucun sens. Elle ne serait plus une étude sur la guerre » [2]. Ces défauts procèdent d’une erreur initiale : le parti pris de présenter l’Algérie comme une province française. C’est là, croyons-nous, forcer la vérité et risquer d’égarer le lecteur. Si l’Algérie avait été française, en 1954, voire en 1958, elle le serait encore aujourd’hui. L’autopsie de la guerre d’Algérie reste à faire. Mais ce livre marquera une étape dans son historiographie, et rendra de grands services à ses historiens.

-  Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon, 1971, 328 pages (24 pages de « documents à l’appui », dont un dossier photographique sur « l’atroce visage du terrorisme », et plusieurs fac-similés de documents originaux).

Après de longues années de « rumination », le général Jacques Massu s’est senti le devoir de faire connaître à l’opinion ce qu’a été à son avis, « la vraie bataille d’Alger », en toute franchise, « l’arrangement n’étant pas dans [sa] nature ». Il « souhaite vivement » éviter la controverse, mais n’a vraisemblablement pas été surpris par le tollé qu’a soulevé la publication de son livre en octobre 1971 ; plusieurs plaintes en diffamation ont été déposées, cependant que des réponses étaient publiées. On ne s’étonne pas de voir Mohammed Lebjaoui, ancien dirigeant du FLN, répondre avec aigreur aux allégations concernant les méthodes et les buts du Front, lui aussi « documents à l’appui » (malheureusement sans références) [3]. On est davantage surpris de voir Jules Roy, écrivain français d’Algérie et ancien officier, démolir le personnage du général Massu avec une véhémence encore plus systématique, au nom de l’idéal chevaleresque [4]. Avec une sage prudence, le général de Bollardière s’interdit de juger son collègue, dont il « méprise [l’]action » sans contester la sincérité de sa « certitude monolithique » [5]. Pierre Vidal-Naquet élargit le débat en étudiant La torture dans la République [6] : ce mal doit être condamné absolument, donc dans toutes ses manifestations. « La torture ne saurait être condamnée absolument que du point de vue moral », écrit-il. Mais le plus remarquable est le fait que tous les assauts ne viennent pas du même bord. Partisan notoire de l’Algérie française, Claude Paillat [7] réprouve lui aussi « l’injustifiable plaidoyer » du général Massu en faveur de la torture. Enfin le colonel Godard, ancien adjoint du général, a fourni une des plus fermes réfutations de cette apologie [8].

La personne du général Massu a parfois été mise en cause. Deux tendances peuvent être distinguées. L’une, représentée entre autres par le Canard enchaîné, tourne en dérision la « connerie de Massu ». À l’opposé, Jules Roy prétend démasquer un soudard sournois, un général de guerre civile, dont l’ambition n’est limitée que par la prudence et par une certaine conscience de ses propres limites.

Pour le lecteur naïf, l’impression est autre. Le général répond aux questions avec abondance et facilité. Ses récits sont vivants et habiles, bien que l’argumentation verse parfois dans une polémique maladroite. La thèse est clairement et simplement exposée, entraînant facilement la conviction. Ce qu’on appelle pompeusement la « bataille d’Alger » n’a été d’après lui qu’une opération de police, dure mais juste et nécessaire, menée pour protéger les populations, tant musulmane qu’européenne, de la ville et du département d’Alger, contre l’action terroriste de bandits qui les massacraient en prétendant les libérer. L’aboutissement normal de cette action pacificatrice, humaine autant que policière, fut la fraternisation de mai 1958, que le général raconte dans son livre suivant, Le torrent et la digue, publié en octobre 1972. Le dossier photographique sur « l’atroce visage du terrorisme » ne peut que sceller l’adhésion du lecteur non prévenu. Celui-ci ne trouve aucune raison de mettre en doute la sincérité et le désintéressement du général.

Pourtant la démonstration, sur certains points délicats, reste embarrassée et tâtonnante. Le général est visiblement plus à l’aise dans l’action que dans la méditation. Un esprit logique trouvera plus d’une faille dans le raisonnement. Par exemple le général écrit : « Les idées de Foucauld, de Lyautey étaient les miennes ». Or, si les deux hommes prévoyaient bien les graves conséquences des insuffisances de la politique française en Afrique du Nord, les solutions préconisées par l’un et l’autre divergeaient. Le père de Foucauld était nettement assimilationniste : « Sous la conduite de la France, l’Afrique du Nord en deviendra un prolongement ou sera, dans cinquante ans, totalement perdue pour elle ». Les Nord-Africains, arrachés à leur « barbarie », devaient devenir « civilisés, Français semblables à nous ». Au contraire Lyautey voulait régénérer la civilisation musulmane, et croyait comme une vérité historique que le Maghreb rénové se détacherait de la métropole : la France devait favoriser ce mouvement inéluctable. L’opposition des deux politiques est complète : elle annonce la rupture entre Soustelle et de Gaulle. On comprend la perplexité et l’abstention du général Massu à l’époque du « putsch » et de l’OAS. De même on ne sait comment définir l’attitude du général envers l’Islam et les musulmans : respect (« une haute idée de l’Islam »), ou condescendance (« Si l’infidèle est puissant, courbe la tête, enseigne le Coran ; s’il devient faible, alors chasse le ») ?

Or cet embarras et ces contradictions, dont les exemples sont nombreux, se retrouvent dans les débats les plus graves. Le général a dit publiquement qu’il n’avait pas peur du mot « torture », mais tout se passe comme s’il le craignait. Il cherche des équivalents, tels que « question par force ». Interrogé sur ce point : « Mais le renseignement, jusqu’où allez-vous pour l’obtenir ? », il répond en passant en revue tous les moyens de le recueillir sans violence. On en retire l’impression que la torture est inutile. Mais, quand on lui demande : « vos paras sont-ils d’accord ? », sa réponse sous-entend clairement que l’efficacité des unités dépend bien de son emploi. Enfin, sommé de préciser clairement si la torture a été autorisée, le général commence par justifier son emploi en Indochine, dans les petits postes isolés, pour obtenir des renseignements indispensables à la sécurité de la garnison. Il distingue celle-ci de « la véritable torture, celle qui, en vigueur dans les pays de l’Est, modifie la personnalité. En Algérie, le problème était tout différent. Il s’agissait d’obtenir le renseignement opérationnel urgent, dont dépendait la vie d’êtres innocents, délibérément sacrifiés par le FLN à son objectif » (p. 165). Le général admet que l’on inflige des souffrances graduées à des criminels, ou complices, ou suspects, pour les faire parler. Ce n’est pas la « torture », à son avis, si cet « interrogatoire par force » est mené sans sadisme, ni haine, ni colère (mais non sans mépris). Le général veille personnellement à la santé morale de ses officiers et de ses hommes, qu’il entretient en organisant l’alternance des tours de ville et des tours de djebel. Abstraitement, le principe de l’action de la 10ème DP est le suivant : la pureté des intentions (sauver des innocents) justifie l’action, si cruelle qu’elle paraisse en fait. C’est pourquoi il hésite à accepter le mot « torture », qui dans son esprit implique une intention sadique. Or il faut remarquer que le principe de l’action de la 10ème DP, « la fin sanctifie les moyens », n’est pas applicable, selon le général, à celle du FLN, condamné par ses propres méthodes : « En tant qu’égorgeurs et tortionnaires de tant de victimes innocentes, les « rebelles » nous inspirent, à mes subordonnés et à moi-même, un profond dégoût. Aucune cause n’échappe au déshonneur de pareils procédés » (p. 125). La contradiction flagrante des principes montre que le général juge suivant deux poids et deux mesures. Sa démonstration est donc entachée de partialité.

Quelles redoutables conséquences découlent de cette constatation ! Si l’on ne juge pas les faits, mais les intentions, tout dépend de la valeur de la cause, et de l’opinion qu’on en a. Un homme comme le colonel Trinquier, mentionné dans ce livre, approuve la collecte du renseignement « par tous les moyens » [9]. À l’automne de 1961, quand des membres de l’OAS furent torturés par des gendarmes, le même Trinquier s’éleva dans Carrefour contre les tortures. Où était le scandale ? Dans le fait que de « vrais patriotes » avaient été soumis à des traitements bons pour des ennemis publics. Pierre Vidal-Naquet, au contraire, s’honore d’avoir dénoncé tous les cas de torture, sans considérer le camp de leurs victimes. Les militaires français se plaisaient à penser qu’ils se battaient pour un principe opposé à la devise présumée des rebelles : « la fin justifie les moyens ». Ce livre en fait douter. Peut-être est-ce pourquoi certains d’entre eux l’ont si mal accueilli.

Pour les historiens, la constatation la plus troublante est que les faits ne sont pas établis. Le colonel Trinquier vante la douceur des méthodes employées, mais reconnaît que « nombre de combattants des guerres subversives passées sont morts sous la torture faute de connaître les renseignements qu’on leur demandait » [10]. Le colonel Godard fait état de 36 rebelles tués de janvier à fin mars [11]. Le général Massu évalue les pertes ennemies à 200 tués (p. 173) pour la même période et 300 pour toute la bataille d’Alger (p. 324). De l’autre côté, toutes les réponses à son livre reprennent les chiffres officiels du secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police, M. Paul Teitgen, publiés dans l’ouvrage d’Yves Courrière [12] (pages 289 et 517) : il y aurait eu 3 024 disparitions en trois mois, et 3 994 en tout. En annexe du sien, le colonel Godard étudie le document invoqué en preuve et réfute l’accusation : les 3 024 « qui manquent » ne sont pas des disparus, mais des absents, libérés ou transférés hors du camp de Beni Messous. M. Teitgen, de son côté, nous a précisé que le chiffre de 3 024 disparus ne concerne pas la seule ville d’Alger, mais les cinq départements de sa région, ce qui en change la signification du tout au tout.

Dans l’incertitude des faits, la discussion s’enlise dans la polémique et ravive les passions. Puisse-t-elle stimuler la recherche de la vérité. « La vraie bataille d’Alger », quand sera-telle connue dans une version admise par tous ?

N. B. Parmi les nombreux documents qui appuient la démonstration, on remarquera avec intérêt les extraits d’un Testament politique écrit en prison par Ferhat Abbas, en 1945 (pages 60 à 65). M. Abbas reconnaît son style et ses idées, mais ne se rappelle pas avoir écrit ce texte (entretien avec lui, mai 1973).

-  Le premier attentat « terroriste » en Algérie.

Le 2 août 1936, le mufti Bendali, dit Kahoul, fut poignardé à Alger. L’enquête mit en cause le cheikh Tayed El Oqbi, l’un des oulémas réformistes, qui fut acquitté trois ans après, faute de preuve. Tous les gens bien informés, ainsi que l’ensemble des partis musulmans, avaient vu dans cette « ténébreuse affaire » une machination de l’Administration visant à déconsidérer le cheikh, et à travers lui à compromettre le Congrès musulman afin d’empêcher la prise en considération des revendications qu’il présentait au gouvernement Léon Blum. Mais voici que, trente-quatre ans plus tard, l’affaire a connu un « rebondissement singulier ». Un des dirigeants de la Révolution algérienne, Mohammed Lebjaoui, affirme que le cheikh El Oqbi « avait bien été l’instigateur du crime », exécuté par « un petit commando » de ses fidèles admirateurs. M. Lebjaoui les a tous rencontrés pendant la guerre d’Algérie, et a recueilli leurs témoignages concordants (Vérités sur la Révolution algérienne, Gallimard, 1970, p. 247-249). Charles-André Julien, dans la bibliographie critique jointe à la nouvelle édition de L’Afrique du Nord en marche (Julliard, 1972), commente ces révélations, avec incrédulité. Sans pouvoir nous prononcer sur les faits, nous croyons pouvoir suggérer une interprétation vraisemblable, en nous appuyant sur le livre remarquable d’Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 (Mouton, 1967, pp. 93 à 106).

Pour juger invraisemblable la responsabilité du cheikh El Oqbi, on s’est fondé sur le caractère de celui-ci, homme de religion et « peu enclin à la violence ». Ali Merad en donne un portrait tout différent : « Oqbi était fougueux, passionné, et ne craignait pas d’être cassant, agressif ». « Il n’avait ni l’esprit de conciliation, ni cette générosité humaine qui peut atténuer les divergences et rendre possible un dialogue entre des hommes de convictions différentes, sinon opposées » (p. 97). « Pour lui, tous ceux qui n’avaient pas la foi réformiste... étaient dans l’erreur, et devaient abjurer leurs croyances aussitôt « avertis » par les réformistes. Ceux qui, en dépit de la propagande réformiste, persistaient dans leur « erreur », devaient être traités comme d’infâmes suppôts de Satan » (p. 98). « À tel point que la violence et le sectarisme de cet homme attirèrent plus d’ennuis au mouvement réformiste algérien qu’ils ne lui gagnèrent de réelles sympathies » (p. 98). En particulier les membres du « clergé » musulman officiel de la capitale, dont le mufti Bendali, devinrent des ennemis irréconciliables du cheikh El Oqbi et lui firent interdire la prédication dans les mosquées.

Mais devons-nous croire Mohammed Lebjaoui quand il écrit : « ses prêches à la mosquée avaient fini par être interdits par les autorités françaises, car il ne manquait pas de les orienter plus ou moins directement contre le système colonial » ? Le cheikh, militant anti-colonialiste, aurait recruté « à toutes fins utiles, des groupes de choc très déterminés ». « Un jour le cheikh crut le moment venu de passer à l’action. Et, comme première mesure il décida, tant pour frapper l’opinion que pour défier la puissance coloniale, de liquider physiquement le grand muphti d’Alger ». « Il avait cru que l’exécution de Kahoul provoquerait une vague d’attentats et un soulèvement généralisé du peuple algérien » (p. 248). Cette image d’un cheikh El Oqbi « révolutionnaire » est incompatible avec ce qui est connu des principes constamment invoqués par celui-ci.

Ali Merad en fournit mille preuves ; l’apolitisme, l’aversion pour la politique était chez El Oqbi « un thème obsessionnel ». Suivant l’enseignement du cheikh Mohammed Abdou, il répétait que « la politique n’intervient en rien qu’elle ne change le bien en mal « (p. 95). Bien plus, il multipliait les déclarations de loyalisme envers l’autorité française, vraisemblablement dans l’espoir de ne pas être inquiété dans ce qui était pour lui l’essentiel : son activité de réformateur religieux. Mais il semble avoir été victime de la subtile ambiguïté de sa position, mal comprise par ses partisans : « Ce dernier réussit à former autour de lui un auditoire fidèle, admiratif de sa manière directe et véhémente, qui était interprétée par ses partisans comme une forme de courage politique à l’égard de l’Administration. Car ce pouvait être une manière indirecte de protester contre la politique musulmane de la France, en malmenant le « clergé » musulman et le maraboutisme, qui étaient les protégés traditionnels du Pouvoir en Algérie » (p. 98). À travers ce malentendu, on retrouve le point de vue des informateurs de M. Lebjaoui : le cheikh « avait eu le temps, par la force de son éloquence, de convertir un certain nombre de mauvais garçons, qui avaient suivi ses prêches avec une véritable vénération. Devenus des musulmans authentiques, ils n’en avaient pas moins conservé leur aptitude à des actions très temporelles » (p. 248).

Quel grief le cheikh El Oqbi pouvait-il avoir contre le mufti Bendali ? Celui-ci n’était pas « l’ennemi n° 1 des Oulémas », car « à aucun moment, en aucune circonstance et pour aucun motif les Oulémas n’attribuèrent un rôle de premier plan à l’ancien imam », et « au surplus, même au plus fort de la polémique entre les Oulémas et les adversaires qui leur étaient suscités par l’administration, Kahoul était resté prudemment dans l’ombre « (Merad, op. cit., p. 102). Mais pour son malheur il était le premier dans l’ordre alphabétique des signataires d’un télégramme, adressé le 18 juillet 1936 à la présidence du Conseil par les principales personnalités du « clergé » musulman d’Alger. Ce télégramme désavouait la délégation du Congrès musulman en route vers Paris, ainsi que les oulémas réformistes qui avaient joué un rôle important dans ce Congrès tenu le 7 juin : « apprenons qu’une délégation quelques élus ne représentant pas opinion générale musulmane pays et prétendus Oulémas sans titres ni diplômes se rend à Paris dans but présenter revendications politiques et religieuses indigènes Algérie... Nous désapprouvons délégation nullement qualifiée et n’ayant aucun mandat pour en parler. Nous protestons très énergiquement contre immixtion dans choses concernant notre culte. Prétendus Oulémas sont reniés par immense majorité musulmane et ne représentent que poignée agitateurs qui tentent semer trouble dans pays... » (p. 102). Ce télégramme visait surtout la revendication de la séparation du culte musulman et de l’État, adoptée par le Congrès sur la proposition des oulémas. Il présentait cependant un double caractère, politique et religieux. Seul ce dernier pouvait toucher le cheikh El Oqbi. La présentation diffamatoire des oulémas ne pouvait que l’indigner, et peut-être lui faire prononcer des paroles imprudentes...

Le télégramme fut publié à la une de La Justice le 1er août, veille du crime, avec cette NDLR : « le texte ci-dessus se passe de tout commentaire. Il a été inspiré et rédigé par M. L. Milliot » (Directeur des Affaires Indigènes), et néanmoins avec un commentaire très violent : « Devant l’énormité de certains crimes, les peuples avisés n’ont pas besoin qu’on leur dicte leur devoir. Ils savent d’eux-mêmes comment remplir leur devoir ». Dans la même page, sous le titre « les traîtres se démasquent », on trouvait cette menace : « Aux traîtres avérés et éventuels nous donnons ce solennel avertissement : « Désormais, aucun acte de trahison ne restera impuni ». Le journal fut poursuivi pour provocation au meurtre. Il n’est donc pas nécessaire de supposer que le cheikh El Oqbi ait donné un ordre quelconque (encore que le directeur du journal, le cadi Benhoura, ait été son ami intime). Ali Merad s’interroge : « Ainsi présenté, ce document était de nature à soulever l’indignation des réformistes et de leurs amis, sûrs de représenter authentiquement les sentiments religieux et politiques de la masse musulmane. Quelqu’un d’entre eux ( ?), dans le feu de la colère, aurait-il prononcé une condamnation canonique de Mahmoud Bendali ? L’aurait-il fait devant un auditoire de fanatiques irresponsables ? Ou, au contraire, aurait-on fait circuler, clandestinement, une sorte de « fatwa » réformiste (ou prétendue telle), frappant cet imam d’anathème et d’indignité islamique ?... » (op. cit., p. 102).

Si le cheikh El Oqbi a vraiment condamné le mufti Bendali, il n’a pu le faire que sur le plan religieux, non politique. Mais le cheikh devait être le seul à séparer rigoureusement les deux plans, puisque l’Islam ne distingue pas les domaines spirituel et temporel. C’est pourquoi il nous semble que, malgré ses erreurs d’interprétation, M. Lebjaoui n’a pas tort de voir dans ce meurtre « le premier attentat « terroriste » en Algérie ». Le châtiment des traîtres, pierre angulaire de la théorie et de la pratique du FLN, apparaît ici en pleine lumière comme une notion déjà fondamentale dans la mentalité musulmane, avant même la constitution en Algérie d’un parti nationaliste extrémiste (c’est justement le 2 août que Messali débarqua à Alger, et y prononça un discours remarquable, et remarqué). Les exemples sont nombreux, en sus de ceux déjà cités. Dans le chant des Scouts musulmans algériens, fondés en 1935, et influencés par les oulémas : « Combats tout oppresseur. Extirpe les racines des traîtres : ils sont la source de tous les périls ». En 1937, le créateur du théâtre algérien de langue arabe, M. Mahieddine Bachetarzi, écrit et joue « les traîtres » (Al Kheddaïne), avec l’accord soupçonneux de la censure préfectorale : « L’attaque était directe. Mais j’avais soin de répartir les coups sur plusieurs clans, souvent antagonistes, et de bien peser chaque réplique pour prévoir lequel trouverait à y mordre. » (Mémoires, Alger, 1968, p. 292). Néanmoins la pièce fut plusieurs fois interdite ou dénoncée. Un résumé officiel note : « Certains passages sont des plaidoyers pour l’union « qui fait la force ». Ailleurs on conseille d’aimer les bons Français. Ailleurs on stigmatise tels indigènes qui peuvent être considérés comme des traîtres à la masse, et ce sont les élus ambitieux poursuivant des fins personnelles, ainsi que tels fonctionnaires trop empressés à servir l’Administration. Six ou sept chansons sont incorporées à la pièce et quelques-unes de leurs phases sont conçues pour flatter les dispositions actuelles des dirigeants du mouvement revendicatif : « Seule l’union peut anéantir les traîtres. Chaque fois que tu découvriras un traître, tu devras le dénoncer aux vrais hommes. Insulte le traître qui trahit les hommes. Vous êtes des gens sensés et non pas des naïfs. Comprenez le sens de cette pièce, et qu’elle soit pour vous une mission » (Mémoires, p. 310). Avant la fin de l’année, le Recueil des chansons Mahieddine 1937 est interdit, à cause de quatre chansons subversives, notamment de : « Nous ne savons quelle voie prendre » dont voici le dernier couplet :

« Rappelle-toi le dicton :

« La forêt ne prendra feu que de son bois ».

Lorsque le peuple s’en remet

A tous ceux-là qui le trahissent,

A quoi peut-il bien arriver ?

Peuple dresse le pilori

Pour tous les vendus et les traîtres,

Si tu veux un jour être libre. » (Mémoires, op. cit., p. 332).

Ainsi l’organisation nationaliste extrémiste et « subversive », qui n’existait pratiquement pas en Algérie avant le 2 août 1936, n’a pas inventé la notion de « trahison » qui devait être le fondement de son action terroriste : elle l’a trouvée toute prête à l’emploi.Dans ce « fait divers » nous trouvons une préfiguration de la guerre d’Algérie. Les mauvais garçons convertis à une cause qu’ils servent avec leur efficacité professionnelle font penser à « Ali la Pointe », et à ses émules. D’ailleurs, précise M. Lebjaoui, les assassins du mufti Bendali reprendront du service dans le FLN. Le commando de 3 hommes : le chef, l’exécutant, le receleur de l’arme, préfigure l’organisation tactique des fedayine de 1956. La torture apparaît, elle aussi à la suite de ce « premier attentat terroriste ». Charles-André Julien rappelle, d’après une lettre inédite de Maurice Viollette, « des faits, qui, en leur temps, soulevèrent notre indignation impuissante : « Bouderba me raconte qu’El Oqbi a été accusé par une abominable machination de la Sûreté (sic) qui a martyrisé littéralement le présumé assassin pour qu’il s’accuse lui-même et qu’il accuse El Oqbi ». Malgré les plaintes du ministre d’État, le gouverneur ne prend aucune sanction et « le même commissaire est toujours en fonctions. C’est devant le juge d’instruction, lors de la confrontation avec El Oqbi, que celui-là demandant pourquoi on l’accusait, le prétendu coupable relevant sa chemise à montré toutes les cicatrices qui couvraient son corps ». Un témoin qu’on voulait faire déposer fut « torturé pendant 48 heures ». Le directeur des Affaires Indigènes, Louis Milliot, ennemi acharné du projet de loi Blum-Viollette, avec qui je m’entretins, prit la chose sur un ton ironique, me disant qu’en ce monde tout était possible. On sut par le gouverneur Le Beau que des sanctions entraîneraient de violentes réactions européennes auxquelles il n’aurait pas les moyens de faire face »... C’est déjà l’ambiance de la bataille d’Alger, vingt ans à l’avance [13].

Ajoutons que l’incrédulité générale soulevée par l’inculpation d’El Oqbi préfigure aussi l’habitude prise par certains d’attribuer tous les événements graves : émeutes de mai 1945, élections truquées d’avril 1948, « prétendu complot du MTLD » en 1950, au seul machiavélisme de l’Administration. Il fallut le 1er novembre 1954 pour les convaincre que les nationalistes algériens ne se contentaient pas de subir l’événement, mais qu’ils étaient désireux et capables de le provoquer. Certes, les révélations de M. Lebjaoui n’apportent aucune preuve que le cheikh El Oqbi ait délibérément, consciemment ordonné ce meurtre, dû plus vraisemblablement à une imprudence, à un malentendu, ou à un excès de zèle. Mais là n’est pas l’essentiel. On retiendra de cette « ténébreuse affaire » que le FLN a trouvé les principes de son action terroriste dans la mentalité du milieu musulman algérien qui l’a produit ; que les racines de la guerre « subversive » d’Algérie ne sont pas à rechercher au Caire, à Moscou, à Pékin, ni ailleurs qu’en Algérie même. « Rappelle-toi le dicton : « La forêt ne prendra feu que de son bois ».

Guy Pervillé

[1] Paris, Éditions du Seuil, 1962, 348 pages.

[2] Guerre, subversion, révolution, Paris, Robert Laffont, 1968, avant-propos.

[3] Bataille d’Alger ou Bataille d’Algérie ?, Gallimard, 1972.

[4] J’accuse le général Massu, Seuil, 1972.

[5] Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Desclée de Brouwer, 1972.

[6] Éditions de Minuit, 1972.

[7] La liquidation, Robert Laffont, 1972.

[8] Dans son livre Les paras dans la ville, Fayard, 1972, pp. 238 et 239.

[9] Op. cit., p. 156.

[10] Op. cit., p. 70, note 2.

[11] Les paras dans la ville, op. cit., p. 391.

[12] Le temps des léopards, Fayard, 1969.

[13] Cf. aussi la Plate-forme du Congrès de la Soummam : « La ligne de démarcation de la Révolution ne passe pas entre les communautés religieuses qui peuplent l’Algérie... La meilleure des preuves n’est-elle pas le châtiment suprême infligé à des traîtres officiants du culte, dans l’enceinte même des mosquées ? »



Forum