Jacques Valette, La France et l’Afrique du Nord, 1914-1962 (1996)

mardi 24 juin 2008.
 
Ce compte-rendu du livre de Jacques Valette, La France et l’Afrique. L’Afrique française du Nord, 1914-1962, Paris, SEDES, 1993, 501 pages + documents, a été publié dans la Revue française d’histoire d’Outre-mer n° 310, 1er trimestre 1996, pp. 123-124.

Jacques Valette a consacré deux volumes de la collection « Regards sur l’histoire » qu’il dirige à La France et l’Afrique, partie du programme d’histoire contemporaine du CAPES et de l’agrégation d’histoire et de géographie pour 1994 et 1995 ; le deuxième traite « l’Afrique française du Nord », qu’on n’appelait pas encore le « Maghreb », de 1914 à 1962. Cette mise au point pour étudiants avancés n’est pas un manuel d’initiation, ni un ouvrage de référence prétendant à l’exhaustivité : c’est une analyse approfondie de l’évolution de la politique française confrontée aux défis des nationalismes maghrébins. Sa lecture suppose la connaissance préalable des principaux faits et des interprétations proposées antérieurement par d’autres historiens, notamment par Charles-André Julien dans son Afrique du Nord en marche, que l’auteur semble contredire à plusieurs reprises.

L’ouvrage commence par une présentation des données fondamentales. Un cadre naturel où « toute action humaine innovatrice dépend de la sécurité politique, car elle est associée à des travaux qui ont besoin de temps pour réussir ». Une population « constituée essentiellement de Berbères », modifiée par une immigration arabe qui l’a marquée d’une profonde empreinte linguistique et religieuse, et à laquelle s’est superposée une importante minorité française ou européenne. Une poussée démographique d’une ampleur dramatique, doublée d’un exode rural disproportionné traduisant le « grand ébranlement des genres de vie indigène par la colonisation », et créant les conditions d’une « protestation sociale contre la misère des foules rurales et urbaines ». Cette protestation prend la forme d’un nationalisme ancré dans la tradition berbère de résistance à toute autorité étrangère au groupe fondé sur la communauté d’origine, et dans la tradition islamique de rejet de tout pouvoir non musulman.

Après ce bref prologue, sont étudiés d’abord la politique algérienne de la France depuis l’apparition des premiers signes de malaise dans les années 1930 jusqu’en 1945 (chapitres II à V), puis le problème des protectorats tunisien et marocain jusqu’à l’indépendance de ces pays en 1956 (chapitres VI à XIII) ; enfin le problème algérien de 1945 à 1962 (chapitres XIV à XXII). Ainsi, le plan sépare volontairement l’analyse des évolutions nationales - tout au moins celle de l’Algérie et celle des deux pays voisins - en raison de l’hétérogénéité de leurs statuts juridiques. Il ne met donc pas en valeur le synchronisme des événements.

Ces analyses, visant à éclairer le rôle des divers facteurs internes et externes dans les processus d’élaboration et de prise des décisions, défient le résumé. C’est pourquoi nous nous contenterons d’indiquer quelques idées directrices qui se retrouvent à plusieurs reprises, au risque d’être incomplet.

Dans le cas des protectorats, l’auteur distingue dans les nationalismes de chaque pays deux composantes convergentes (contrairement au cas de l’Algérie, où elles se sont longtemps opposées) : la protestation des élites « évoluées » contre leur mise à l’écart, et celle des croyants formés par les mosquées-universités de Tunis et de Fez contre la domination des infidèles. À ce double mouvement très minoritaire jusqu’en 1939 (surtout au Maroc), mais fortement encouragé par les propagandes de tous les belligérants, la France oppose depuis la fin de la guerre une politique de réformes économiques et sociales visant à soulager les masses, et des réformes politiques tendant à intégrer les protectorats dans l’Union française en tant qu’États associés. Ces projets se heurtent à l’obstruction des souverains et des chefs de partis nationalistes, soucieux avant tout de leur pouvoir personnel et de l’indépendance totale de leur État. Jacques Valette récuse à la fois le reproche d’immobilisme fait à la politique française, et celui d’avoir voulu imposer une co-souveraineté contraire aux traités de protectorat (bien qu’il admette que tel était le programme du parti radical, et celui du Rassemblement français de Tunisie). Il nuance également le reproche d’insubordination fait à ses subordonnés par le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman, en montrant que les résidents généraux eux-mêmes ont eu à se plaindre de la politique secrète de leur ministre ou des présidents du Conseil tels qu’Edgar Faure en 1952 et en 1955 ; ce qui lui permet de réhabiliter le résident Jean de Hauteclocque (« bête noire » des socialistes et de Charles-André Julien, qui lui ont imputé la responsabilité du chaos dans lequel la Tunisie a sombré en 1952). Enfin, Jacques Valette plaide pour une meilleure compréhension des réactions des Français d’Afrique du Nord, qui avaient de bonnes raisons de craindre pour leur avenir de minoritaires dans des États musulmans indépendants.

Dans le cas plus complexe et douloureux de l’Algérie, l’auteur souligne le caractère tardif du nationalisme musulman, créé non par les « jeunes Algériens » francisés ou par les oulémas de culture arabo-islamique, mais par de modestes militants formés par l’émigration en France. Il reconnaît le « manque d’audace politique » du gouvernement du Front populaire ayant renoncé à imposer le vote du projet Blum-Viollette, mais réhabilite la lucidité des responsables de l’administration algérienne, notamment sous le régime de Vichy, et tout particulièrement celle du directeur des affaires musulmanes Augustin Berque, en poste de 1940 à 1945. Il lui attribue le mérite d’avoir maintenu un dialogue sans exclusive a priori (même envers Messali Hadj, chef emprisonné du PPA interdit) pour tenter de canaliser les revendications nationalistes exprimées par le Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas dans le cadre du système fédéral français envisagé par la conférence de Brazzaville.

La politique de réformes économiques et sociales en faveur des musulmans et d’acheminement vers la démocratie décidée par le CFLN en 1944 aurait ouvert toutes les possibilités d’évolution, à condition de « laisser le temps au temps », de même que la politique du gouverneur Chataigneau favorable au projet d’autonomie dans le cadre de l’Union française reformulé par Ferhat Abbas en 1946. Mais ces chances furent condamnées, dès le 8 mai 1945, par l’intransigeance du nationalisme algérien et son recours à la violence terroriste, qui dressa la masse des Français d’Algérie contre toute réforme des structures fondamentales du pays. L’auteur souligne à plusieurs reprises que ce facteur n’a pas été suffisamment pris en compte, que ce soit par les dénonciateurs de la torture et autres méthodes répressives illégales, ou par les partisans de solutions « libérales ». Il souligne également la difficulté de connaître - ou de publier - toutes les péripéties obscures qui ont marqué la recherche d’un accord entre les dirigeants français et le FLN, leurs interférences internationales, et leurs répercussions sur les relations entre le pouvoir politique, les forces politiques, l’armée, et les Français d’Algérie. Il montre enfin que l’ambiguïté du discours du général de Gaulle lui a retiré le soutien des forces qui l’avaient rappelé au pouvoir pour barrer la route au FLN, et dont il avait besoin pour négocier avec celui-ci en position de force ; et que pour aboutir, il a multiplié les concessions contraires à ses promesses, et sacrifié les intérêts des Français d’Algérie (européens et musulmans) aux intérêts économiques et stratégiques de la métropole. Mais en fin de compte, c’est l’Algérie qui a le plus perdu au départ massif de ses cadres européens, qui l’a plongée dans une crise rendant « incurable » son sous-développement.

À travers toutes ces analyses, Jacques Valette manifeste une ferme volonté d’exprimer objectivement l’enchaînement des événements, tout en s’efforçant de mieux faire comprendre les points de vue des responsables de l’administration, de l’armée, et des Français d’Afrique du Nord. Ses interprétations incitent parfois à la discussion, mais toujours à la réflexion et à la remise en question des idées reçues. On peut regretter qu’elles soient parfois difficiles à suivre du fait de trop nombreuses coquilles dans les dates, les noms propres, les titres des références citées en note ou en bibliographie.

Guy Pervillé



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