Monique Gadant, Islam et nationalisme en Algérie (1990)

vendredi 20 juin 2008.
 
Ce compte-rendu de l’ouvrage de Monique Gadant, Islam et nationalisme en Algérie, d’après El Moudjahid, organe central du FLN de 1956 à 1962, préface de Benjamin Stora, Paris, L’Harmattan, collection « Histoire et perspective méditerranéennes », 1988, 221 p., a été publié dans la Revue française d’histoire d’Outre-mer n° 289, 4ème trimestre 1990, pp. 202-203.

Le livre de Monique Gadant offre une plus vaste matière que ne promet son titre. Islam et nationalisme n’est qu’un chapitre dans une analyse méthodique et lucidement critique du contenu d’El Moudjahid, organe central de la propagande du FLN pendant la guerre d’Algérie, mais aussi héritier de l’idéologie du nationalisme algérien et précurseur de celle du futur État algérien. Ce sont aussi deux des thèmes majeurs exposés dans un riche avant-propos, qui leur en ajoute un troisième non moins important, le marxisme, systématiquement confronté aux deux précédents.

Dès les premières pages, l’accent est mis très vigoureusement sur le rôle essentiel de l’islam pour définir l’identité et pour cimenter l’unité nationale. Islam qui n’est pas seulement une confession privée, mais une règle de vie familiale, sociale et politique, qui condamne la diversité des opinions et des volontés individuelles, et la division de la communauté des croyants entre des partis, des classes sociales, ou des groupes culturels particuliers (par exemple, les Berbères dans une Algérie réputée arabe). Le FLN, prétendant au pouvoir politique de l’imamat, se légitimait en assumant et en imposant les valeurs arabo-islamiques traditionnelles, notamment le djihad, guerre sainte pour la cause de l’islam.

Pourtant, le discours d’El Moudjahid était beaucoup moins clair. Dès son premier numéro (diffusé à Alger en juin 1956), il s’efforçait de minimiser la signification religieuse de son titre (traduit simplement par « Le combattant ») pour réfuter les accusations françaises de fanatisme, en se réclamant à la fois des principes islamiques et de ceux de l’« humanisme moderne », qui refuse toute discrimination de race et de religion entre les citoyens. C’est à partir de l’indépendance que des choix décisifs (islam religion d’État, arabe seule langue nationale, code de la nationalité fondé sur l’ascendance musulmane, enfin code de la famille prohibant le mariage d’une musulmane avec un non-musulman) dissipèrent l’équivoque. L’auteur explique l’ambiguïté de ce discours laïcisant par sa destination plus externe qu’interne, par un décalage entre ses rédacteurs (intellectuels de formation française) et la base du mouvement, voire entre les chefs eux-mêmes (Ahane Ramdane, fondateur du Moudjahid et principal responsable de la plate-forme du congrès de la Soummam, fut désavoué puis assassiné par ses collègues militaires en décembre 1957). Mais ces analyses fines et pertinentes ne fournissent pas une réponse claire et nette à la question qu’on ne peut manquer de se poser : dans quelle mesure le FLN était-il un serviteur de l’islam, ou s’en est-il servi comme d’un moyen de manipulation des masses pour réaliser son projet d’État national ?

En tout cas, l’auteur attribue clairement ce statut de moyen aux emprunts faits au marxisme par l’idéologie du FLN. Elle appelle « marxisme objectif » (suivant l’expression d’Abdallah Laroui) un marxisme amputé de son cœur (la lutte des classes) et réduit à des techniques d’organisation politique (le parti unique fondé sur le « centralisme démocratique ») et de gestion étatique de l’économie planifiée. Comme Mohammed Harbi, dont les analyses lui servent de point d’appui, elle parle d’une « nouvelle classe dominante » fascinée par le totalitarisme et l’étatisme, regroupant militaires et technocrates. Elle refuse de qualifier son projet étatiste, inspiré des modèles offerts par le « socialisme réel », de véritable « projet socialiste », et se demande si celui-ci a jamais existé ailleurs que dans les rêves d’une partie de la gauche française !

Monique Gadant, professeur de philosophie et de sociologie en poste à Alger de 1962 à 1971, semble ici porter le deuil de ses anciennes illusions. Ses préoccupations de gauche apparaissent bien dans la fréquence des confrontations entre les positions du FLN et celles du PCA, du PCF, ou les principes du marxisme. On peut se demander (comme le préfacier Benjamin Stora) si cet angle d’attaque n’est pas trop limité : pourquoi une révolution nationale et islamique aurait-elle dû être marxiste ? Monique Gadant semble penser que seule la théorie léniniste de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme » aurait pu lui donner le cadre conceptuel adéquat et le prolongement logique de son anticolonialisme. Elle insiste sur la naïveté dont ses dirigeants firent preuve en créditant les USA d’un « anticolonialisme de bon aloi » jusqu’en 1958, contrastant avec leur volonté de se démarquer du communisme international. Mais ils étaient très conscients du fait que l’anti-impérialisme des États communistes était à usage externe, et leur méfiance compréhensible envers ceux-ci ne les empêcha pas de s’en rapprocher et d’adopter leur discours anti-impérialiste à mesure qu’ils perdirent leurs illusions sur l’anticolonialisme américain, en se solidarisant avec la révolution cubaine.

Il eût sans doute été possible de mettre l’accent avec la même insistance sur les contradictions insurmontables (mentionnées, il est vrai, dès l’avant-propos) entre l’unanimisme autoritaire de l’islam et l’individualisme foncier de la démocratie libérale : notamment en soulignant à quel point l’unanimité nationale et la démocratie affirmées par le FLN étaient démenties par son recours systématique au terrorisme (aussi bien entre Algériens qu’envers les Français d’Algérie). Dans ces conditions, les jugements sévères portés par son organe central sur l’armée colonialiste, sur De Gaulle, et sur la gauche française seraient apparus moins bien fondés, et la méfiance et les réticences de la « gauche respectueuse » à son égard, plus compréhensibles. Quant aux « porteurs de valises », ils lui avaient prêté un projet révolutionnaire qui n’était pas le sien, par un malentendu que ce livre contribue à éclairer.

Guy Pervillé



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