Mahfoud Bennoune, The making of contemporary Algeria (1990)

vendredi 20 juin 2008.
 
Le compte-rendu de l’ouvrage de Mahfoud Bennoune, The making of contemporary Algeria, 1830-1987. Colonial Upheavals and Post-Independence development, Cambridge University Press, 1988, XII-323 pages, est paru dans la Revue française d’histoire d’Outre-met n° 287, 2ème trimestre 1990, p. 244. .

L’économiste algérien Mahfoud Bennoune étudie dans ce livre la genèse du sous-développement et les tentatives de développement de l’économie algérienne, à travers la succession de trois systèmes socio-économiques : ceux de l’Algérie précoloniale, du colonialisme français, et de l’Algérie indépendante. Critiquant l’« économisme réducteur » de ses devanciers (Samir Amin, René Galissot, Abdellatif Benachenhou), il souligne dès l’introduction que « le succès ou l’échec du développement est déterminé par des facteurs plus politiques que techniques », et par les forces sociales qui sous-tendent la politique (ce qui est réconfortant pour les adeptes d’une histoire politique bien comprise).

Le système socio-économique précolonial est défini en un seul chapitre, utilisant la théorie de la segmentarité pour rendre compte des rapports entre les tribus et l’État turco-algérien. Le « colonialisme », générateur du « développement inégal », est analysé plus précisément, en tant que système visant à la mainmise totale d’une économie capitaliste sur le sol, le sous-sol, et la main-d’œuvre d’un pays moins avancé. Cette interprétation semble faire bon marché des tâtonnements initiaux de la politique coloniale française, en oubliant les formules de colonisation qui échouèrent au XIXème siècle (notamment le mythe de la petite colonisation rurale de peuplement) pour ne retenir que celle qui prévalut au XXème siècle. L’évolution de la société algérienne est présentée comme la conséquence directe de l’intrusion coloniale, y compris l’explosion démographique (expliquée par la forte demande de main-d’œuvre et par la faible rémunération de celle-ci, pages 54-56), et l’essor du mouvement national algérien.

La plus grande partie du livre étudie en détail le développement d’après l’indépendance. L’auteur en distingue dès 1962 plusieurs conceptions antagonistes selon les diverses forces sociales (autogestion des travailleurs, étatisme, capitalisme privé). Il dénonce les « coups d’État » de 1962 et de 1965, qui établirent une bureaucratie souvent incompétente au-dessus du peuple, tout en se réclamant de celui-ci sans le consulter. Il s’attache pourtant à défendre la politique d’industrialisation industrialisante du gouvernement Boumedienne - dans laquelle il voit la condition nécessaire du développement global de l’économie - contre ceux qui invoquèrent les déséquilibres intersectoriels pour redonner la priorité à l’agriculture et aux biens de consommation après 1978. Il accuse la politique économique « libérale » du président Chadli Bendjedid d’avoir sacrifié les meilleures chances de développement en démantelant les grandes sociétés nationales ; et d’être au service d’intérêts privés grandis à l’ombre de la bureaucratie, mais liés aux multinationales (ce qu’il appelle la « compradorisation rampante » de l’économie et de la société algériennes). Il voit la cause de cette évolution régressive dans le manque de démocratie, et affirme que tout véritable développement visant l’intérêt général de la population nécessite l’institutionnalisation de celle-ci à tous les niveaux de décision (même dans le cadre du parti unique).

Malgré l’austérité des nombreux tableaux statistiques commentés, cet ouvrage se lit aisément grâce à la franchise de l’auteur, qui appelle un chat un chat sans camoufler ses opinions derrière un jargon scientifique, et les étaie par des témoignages directs de membres des cercles dirigeants. Il fournit un bon exemple de l’idéologie caractéristique de nombreux intellectuels algériens : nationalisme intransigeant envers le colonialisme et le néo-colonialisme français (ou l’« impérialisme » capitaliste en général) ; marxisme appliqué à l’analyse des rapports sociaux à l’intérieur de la nation algérienne ; enfin aspiration à la démocratie, trop longtemps refusée au nom de l’unité du peuple. L’appel de M. Bennoune à une « lutte politique continue » pour redresser les erreurs commises ne peut dissiper entièrement l’impression de chances gâchées et d’inquiétude pour l’avenir de l’Algérie que son livre nous laisse.

Guy Pervillé



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