Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962) (2011)

jeudi 7 juin 2012.
 
Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962). Une grenouille dans son puits ne voit qu’un coin du ciel. Editions Riveneuve, Paris, 2011, 948 p.

Je projette depuis trop longtemps de faire connaître tout le bien que je pense d’un grand livre de témoignage publié il y a déjà plus d’un an, en mars 2011, par un grand policier, Roger Le Doussal. Celui-ci, entré dans la police à l’âge de 22 ans en 1952, a passé les dix premières années de sa carrière - qui l’a conduit jusqu’au poste de directeur de l’Inspection générale de la police nationale - en Algérie. C’est ce qui explique qu’il m’ait proposé d’en lire presque tous les chapitres avant même leur publication par les éditions Riveneuve. Et ce n’est pas seulement parce qu’il m’y a cité avec éloge que je ressens depuis des mois la nécessité d’en souligner les mérites exceptionnels.

En effet, le livre de Mémoires de Roger Le Doussal, dont le sous-titre trop modeste ne permet pas de deviner l’importance, est exceptionnel à plus d’un titre. Par son volume, dont on aurait pu craindre qu’il fasse reculer un éditeur devant le poids d’une publication intégrale ; mais heureusement le volume publié n’a souffert d’aucune coupure par rapport au manuscrit que j’avais lu. Et surtout il est exceptionnel par sa nature inclassable. Il s’agit en effet des Mémoires d’un acteur modeste mais bien placé, d’abord en apprentissage du métier à Laghouat puis à Bou Saada, ensuite affecté à la Police des Renseignements généraux de Bône de janvier 1954 à janvier 1960 - fonctions interrompues de janvier à juillet 1955 par une mission exceptionnelle à la PRG de Batna - et enfin à la direction de la Sûreté nationale d’Alger de février 1960 à janvier 1962. Mais il s’agit de beaucoup plus que de cela, parce que l’auteur n’a pas voulu se fier à sa seule mémoire des faits dont il avait été acteur ou témoin : il a ressenti le besoin de confronter ses souvenirs aux archives écrites, qu’il s’agisse des documents qu’il avait lui-même rédigés ou non, ce qui lui a permis soit de confirmer ses souvenirs, soit de découvrir des aspects inconnus de ce qu’il avait vécu à son modeste niveau. Et aussi parce qu’il a présenté les résultats de sa double enquête suivant une forme très originale, celle d’un texte commenté par des notes abondantes, parfois aussi longues, voire davantage : “J’ai donc été amené à écrire un texte qui peut se lire à deux niveaux. Sans les notes, il est le récit d’un parcours individuel, pas plus intéressant que beaucoup d’autres, sauf que je le crois témoigner de l’état d’esprit qui, durant les 7/8 ans de guerre, a été celui de la majorité des policiers français : protéger au maximum les populations civiles, européenne et musulmane, des terrorismes et des excès répressifs, obéir aux ordres des gouvernements successifs. Avec les notes, il cherche à situer ce parcours dans les méandres et engrenages d’une guerre compliquée qui, au final, a fait 250 à 300.000 morts, a été à l’origine du plus grand mouvement de personnes déplacées que la France ait connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale (1.000.000 de “rapatriés”), a marqué toute une génération d’appelés et a accouché au forceps d’un Etat non démocratique (dont le peuple a ensuite connu un nouveau djihad, une guerre civile ayant cause au moins 150.000 morts).” [1] Ce double niveau de lecture n’est pas recommandable par un historien universitaire à ses doctorants pour la rédaction de leurs thèses, mais il faut bien reconnaître que dans ce cas particulier il se justifie.

Je n’essaierai donc pas de résumer ce livre dont le contenu demande une attention soutenue et une lecture méthodique. Mais avant d’en souligner quelques aspects qui m’ont paru particulièrement dignes d’intérêt, il faut remarquer ce que l’auteur nous dit de ses motivations.

La première, qui l’a décidé à sortir de son silence, fut la lecture en 2004 d’un article de l’historien Jean-Pierre Peyroulou consacré à la police française en Algérie [2], que Roger Le Doussal jugea injustement sévère, et auquel il voulut répondre : “Bien que J.P. Peyroulou se soit montré amical et ouvert, je ne pouvais - sur un sujet aussi controversé et portant sur une période aussi longue - espérer infléchir son point de vue à partir de quelques dénégations générales, sans détails et sans preuves. Je lui dis donc mon intention de rédiger un texte de mémoire, et il a guidé mes premiers pas dans la recherche documentaire. Je lui en suis reconnaissant et je l’en remercie” [3]. Il me paraît juste de signaler le mérite qu’a eu Jean-Pierre Peyroulou de supporter la contestation de son point de vue de jeune historien par un ancien acteur des événements dont il avait rendu compte, mais aussi de souligner le mérite qu’a eu ce témoin de vouloir confronter son expérience et sa mémoire avec celle d’un historien qui n’avait pas vécu les faits. C’est une bonne occasion de rappeler que plusieurs des plus anciens historiens, comme Thucydide et Polybe, ne considéraient pas le fait d’avoir une expérience personnelle des événements qu’ils racontaient comme un handicap, mais y voyaient plutôt un avantage inestimable. Cette idée a cessé d’être évidente pour nous, surtout dans le cas de la guerre d’Algérie, mais l’exemple de Mohammed Harbi devrait pourtant nous rappeler qu’avoir vécu les événements que l’on veut raconter n’est pas nécessairement un obstacle insurmontable à leur compréhension historique.

La deuxième est l’expérience des difficultés que Roger Le Doussal dut surmonter entre 2004 et 2008 pour obtenir l’apposition de plaques commémoratives des commissaires de police victimes du terrorisme pendant la guerre d’Algérie à l’Ecole nationale supérieure de police de Saint-Cyr au Mont d’Or. Ces plaques portant les noms de 13 commissaires tués soit par le FLN (7 noms) soit par l’OAS (6 noms) furent bien érigées, mais sans mention de l’Algérie et sans aucune indication permettant de savoir pourquoi ils étaient morts, si ce n’est la formule consacrée “victimes du devoir”, comme si la référence à la guerre d’Algérie restait un tabou insurmontable [4]. Tout le livre tend à démontrer que, contrairement à des affirmations trop répandues, “la police est restée d’un grand loyalisme républicain”, et “l’immense majorité des policiers d’Algérie n’ont pas failli à l’honneur” [5].

Avant de nous livrer son récit, l’auteur fait bien de se présenter pour permettre au lecteur d’apprécier la part de subjectivité coloniale qui pourrait déformer sa vision. Or cette part était on ne peut plus limitée, puisque Roger Le Doussal était un Breton issu d’une famille ouvrière et paysanne, dont le père, engagé dans la Marine, était mort en 1940. Patriote et républicain, sympathisant du Parti communiste, il était un “Saint-Just crédule, rêvant de grandes causes généreuses”. Boursier, licencié en droit, il dut arrêter ses études en 1951 pour rechercher du travail, et se retrouva admis de justesse à un concours de recrutement de 15 commissaires de police en Algérie, où il se rendit pour la première fois à cette occasion. Il eut ainsi, de 1952 à 1954, l’occasion de découvrir en toute naïveté un pays officiellement français dont il ignorait presque tout, dans la police d’Etat de Laghouat et de Bou-Saada, aux portes du Sahara.

Nommé à la Police des renseignements généraux de Bône en 1954, il eut alors la chance d’être mis à la disposition du “sous-préfet délégué à la sécurité des frontières” qui venait d’ête nommé à Batna peu de temps après le 1er novembre. Ce qui lui permet de présenter un témoignage d’un intérêt exceptionnel sur les premiers mois de l’insurrection de l’Aurès, et notamment des entretiens en tête à tête avec le chef de la wilaya, Mostefa Ben Boulaïd, capturé à la frontière tunisienne, dont il dresse un portrait fasciné mais critique [6]. Puis il fut envoyé pour un intérim à la PRG de Constantine en juin et juillet 1955, au moment où déjà le terrorisme visant les civils européens se répandait de l’Aurès vers le Nord Constantinois [7].

Revenu à Bône le 3 juillet 1955, il y resta en poste jusqu’au début de février 1960. Ayant trouvé la ville aussi calme que huit mois plus tôt, il ne tarda pas à constater une rapide dégradation de la situation dans la région puis dans la ville elle-même. Les chapitres qu’il consacre à cette longue étape de sa carrière, allant jusqu’en février 1960, constituent sans aucun doute l’étude la plus complète de l’évolution de la sécurité et de l’insécurité dans une grande ville d’Algérie en dehors d’Alger. Je n’essaierai pas de la résumer, il vaut mieux que le lecteur la découvre par lui-même.

Il faut néanmoins signaler l’étude très précise que Roger Le Doussal consacre à l’aggravation du terrorisme visant spécialement les Européens (contrairement à ce que Claire Muss-Copeaux a prétendu démontrer [8]) et avec une dimension de guerre sainte (djihad) qui a été trop peu soulignée. A Bône, cette évolution se manifesta avec un certain retard, mais fut sensible dès le mois de septembre 1955. C’est néanmoins en octobre que l’auteur situe sa “rencontre avec la barbarie”, et il convient de le citer longuement pour le laisser en rendre compte :

“Mais pour moi, alors qu’il n’y avait eu à Bône-ville aucun attentat, ce mois d’octobre fut celui du grand choc, celui du jour où je me suis définitivement fermé à toute argumentation justificatrice du terrorisme, de n’importe quel terrorisme, sous n’importe quelle forme et pour n’importe quelle cause.

C’était le lundi 17 (...). Le car Bône-Herbillon gravissait lentement dans la forêt la petite route en lacets du dernier col, lorsqu’il tomba dans une embuscade, à 15 kilomètres de son terminus. Après le 20 août, la décision avait été prise d’escorter cette ligne régulière, et le car était donc précédé d’une camionnette occupée par 13 GMPR. Surpris, ils ne purent se défendre efficacement : 5 furent tués, 3 blessés et les autres s’enfuirent, certains avec leurs fusils, d’autres sans, et ils abandonnèrent le fusil-mitrailleur qu’ils n’avaient pu mettre en batterie. Les rebelles, dirigés par Berrahal Mokhtar, ancien adjoint au maire MTLD d’Aïn-Mokra, montèrent alors dans le car arrêté et tuèrent sur place, par coups de feu, à l’arme blanche ou par égorgements, les uns après les autres, les uns devant les autres, les 7 Européens présents, dont le chauffeur, et un jeune musulman de 26 ans, greffier du tribunal d’Herbillon. Ils firent décamper tous les autres voyageurs, musulmans. Il y avait parmi les victimes un artisan maçon, un ouvrier scaphandrier, un appelé permissionnaire et un jeune couple en voyage de noces, qui s’était marié le samedi précédent à Duzerville. Ils tuèrent ainsi le mari devant sa femme, ou la femme devant son mari.

Lorsque j’arrivai sur place, vingt minutes après l’embuscade (...), il n’y avait encore que quelques gendarmes et sauveteurs (...). Ils avaient emmené plusieurs corps. Au milieu d’une invraisemblable variété d’objets divers, éparpillés sur la route et abandonnés par les fuyards (...) je vis l’autocar (...). Je m’avançai vers une portière ouverte, dont le marchepied était gluant de terre, de sang. Dans ce silence si particulier qui s’abat sur le lieu des catastrophes lorsque la vie hésite à reprendre son cours, j’entendis d’abord un bruit, léger mais insistant. C’était celui des mouches, d’un vrai nuage de mouches, surgies d’on ne sait où et occupées à pomper le sang gras, coagulé, qui partout (...) faisait des taches, des trainées, des mares et parfois coulait encore, dans un épais goutte à goutte. (...) Les sauveteurs sortaient les derniers cadavres, notamment celui de la jeune mariée, dont ils me montrèrent un doigt, celui de son alliance. Il avait été coupé, haché plutôt, comme avec un objet mal aiguisé, mais tenait encore et pendait.

J’allai ensuite à Herbillon où le maire (...) et le bachaga (...) faisaient déposer les corps, recouverts d’un drap blanc, dans la petite sale des mariages, identique sans doute à celle de Duzerville où François Mazella et Thérèse Portelli venaient de se jurer fidélité “jusqu’à ce que la mort les sépare” (...). Ma pensée retourna à Tunis, vers Benboulaïd et la froideur avec laquelle il avait entériné les “dépassements”. Mais était-ce là un dépassement ? Etions-nous dans le cadre proclamé par le FLN le 1er novembre d’une lutte pour une nation algérienne démocratique égale pour tous, ou étions-nous bel et bien dans le cadre d’une guerre sainte pour une nation musulmane dont les mécréants devaient être exclus ? Car qu’avaient fait ces gens pour mériter d’être tués ? Ne pas être musulmans ! Comment leurs assassins les considéraient-ils donc, pour les abattre ainsi, de sang froid, à la chaîne, pire que du bétail ? Etait-ce cela la “lutte armée” contre le colonialisme ? Et, devant ces comportements racistes d’un djihad total, idéologiquement identiques à celui du 20 août, quel pouvait être, quel devait être mon comportement ?

Je me posai toutes ces questions en revenant à Bône et je pris la résolution d’essayer de mieux faire mon travail de renseignement, de protection des innocents. N’était-ce pas un peu de ma faute si ce drame s’était produit ? Si j’avais été mieux informé, moi dont c’était la responsabilité, n’aurait-il pas pu être prévu et, sinon évité, du moins abordé dans de meilleures conditions de défense ?

C’est souvent (...) que je me suis posé ces questions, surtout pour le terrorisme urbain, en fait après chaque attentat important : Ai-je été assez efficace ? Ai-je prévenu assez d’attentats ? Ai-je mérité la confiance qu’on me faisait ? Des innocents n’ont-ils pas payé de leur vie mes insuffisances ou mes erreurs ? [9]”

Ce sont en effet des questions essentielles, qui ne se trouvent pas dans le livre de Claire Mauss-Copeaux. Mais le lecteur peut se demander quelles conséquences l’auteur en a tirées. S’est-il laissé aller à approuver l’emploi de tous les moyens efficaces ou supposés tels contre le terrorisme, y compris la torture et les exécutions sommaires ? Roger Le Doussal affirme n’avoir jamais tiré un coup de feu, même quand il sut avoir été condamné à mort par le FLN [10] au début de 1956, et n’avoir jamais pratiqué ni justifié la torture, qu’il condamna sans réserve quand il dut la constater de la part d’un collègue indigne le 19 mars 1956 [11]. Il jugea tout aussi sévèrement le déchaînement de violence aveugle de la part de parachutistes du régiment du colonel Bigeard en riposte à un attentat commis le 19 août 1956 [12]. Mais à partir de la mi-octobre, il fut peu à peu déchargé de toute responsabilité directe dans la répression du terrorisme par l’arrivée d’un nouveau chef et de renforts, qui lui permit de se consacrer de plus en plus à la synthèse des renseignements, et de nous donner un compte rendu très précis de l’évolution du terrorisme et du maintien de l’ordre à Bône jusqu’à son départ pour Alger en février 1960. De ce fait, il put se ménager des loisirs, consacrés à des fêtes amicales et à la plongée sous marine, puis épouser une bônoise étudiante en médecine à l’Université d’Alger, et devenir père.

Il traversa donc les graves crises politiques de mai 1958 et de janvier 1960 sans s’y engager, en républicain légaliste. Mais aussitôt après la seconde, il fut appelé à Alger par le préfet Jacques Aubert, nouveau responsable de la Direction de la sûreté nationale en Algérie (DSNA), et affecté à la sous-direction des Renseignements généraux. Ce qui lui permit de se consacrer à “un travail de secrétaire et de journaliste plus que de policier”, mais aussi de faire la synthèse de tous les renseignements concernant la sécurité et l’insécurité dans la ville et le département d’Alger, et même ailleurs ; ce qui donne au lecteur le moyen de suivre avec la plus grande précision la dégradation de la situation, d’abord lente, puis accélérée, sous les coups d’un FLN ressuscité par la perspective d’une victoire diplomatique à Evian et d’une OAS rêvant d’empêcher sa victoire sur le terrain.

Mais alors que ses qualités professionnelles et sa loyauté envers le gouvernement légal semblaient devoir lui assurer une carrière sans nuages, l’évolution accélérée de la politique gaullienne vers la négociation avec le FLN et la radicalisation simultané de l’opposition anti-gaulliste le placèrent dans une situation sans issue. D’un côté, Roger Le Doussal résista modestement mais efficacement au “putsch des généraux”, puis il fut profondément indigné par la multiplication des attentats de l’OAS contre des policiers de plus en plus proches de lui (notamment son ami le commissaire Goldenberg, assassiné le 20 septembre 1961). Mais d’un autre côté, il fut choqué par la désinvolture envers les habitants de l’Algérie que le général de Gaulle avait manifestée dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, et surtout par l’interruption unilatérale des opérations offensives annoncée en même temps que l’ouverture de la première conférence d’Evian le 20 mai 1961 ; et c’est alors qu’il perdit d’un seul coup tout ce qui lui restait de sa confiance envers le président de la Vème République : “ C’est donc ce jour-là, le 21 mai 1961, que j’eus le sentiment que le FLN était parti pour gagner sur toute la ligne puisque, pour avoir la paix, de Gaulle venait de se mettre dans l’engrenage de devoir un jour accepter de tout lui céder. Je l’avais pris pour un homme d’honneur, ferme sur ses engagements. Je le vis soudain comme un politicien sans parole, semblable à ceux de la IVème République. Sa légende aidant, j’avais cru en lui, un peu comme en Dieu, “qui ne peut ni se tromper ni nous tromper”. Je cessai de le faire et, tout en restant loyal à celui qui légalement incarnait la République, je ne croirai jamais plus rien de ce qu’il dira” [13].

Cette prise de conscience l’enferma dans une impasse qui se révéla brusquement quand son supérieur le préfet Aubert le convoqua à Rocher Noir le 21 novembre 1961. Il fut stupéfait de l’entendre lui dire : “Cela ne peut plus durer ! Vous avez dépassé les bornes ! Je ne peux plus vous couvrir !” - “Qu’ai-je fait ?” - Vous le savez bien ! Vous sabotez l’action du gouvernement, Vous êtes pour l’OAS ! Faites attention à vous !” Roger Le Doussal protesta avec véhémence, et réussit à se faire entendre : “J’entrepris alors de lui dire que certes, à titre personnel, je m’interrogeais avec inquiétude sur les perspectives qu’un accord avec le seul FLN allait ouvrir pour les européens et pour les musulmans fidèles, mais que j’étais persuadé que toutes les mesures seraient prises par le gouvernement afin que l’accès à l’indépendance se fasse de façon progressive, dans l’ordre et la dignité. J’avais bien sûr jadis préféré une autre issue, mais l’indépendance négociée avec le GPRA était maintenant inévitable et ce n’était certainement pas l’action terroriste de l’OAS qui pourrait renverser le cours des choses. Je la désapprouvais et j’étais très loin de lui apporter ma sympathie, encore moins mon aide”. Et il ajouta : “ Ceux qui vous ont renseigné vous ont menti. Je suis un fonctionnaire loyal qui souhaite demeurer le plus longtemps possible dans un pays qu’il aime, c’est tout. L’idée d’une désertion m’est insupportable. D’ailleurs, si j’avais été favorable à l’OAS et désireux de rejoindre ses rangs, j’aurais auparavant démissionné et rendu mon pistolet. Je ne suis pas de ceux qui trahissent leur serment professionnel et s’enfuient avec leurs armes, égorgent leurs camarades ou simplement les désignent aux coups des tueurs. Je ne me vois d’ailleurs pas dans le même camp que ceux qui assassinent des policiers, qui ont tué mon ami Goldenberg et qui, il y a dix jours, viennent encore de tuer mon collègue Joubert” [14]. Roger Le Doussal réussit à convaincre son chef, mais celui-ci lui imposa, dans son propre intérêt, de demander sa mutation en métropole dans les plus brefs délais, même si son épouse voulait rester à Alger jusqu’à la fin juin pour terminer ses études de médecine...

Cet épisode montre à quel point la détérioration continue de la situation - qui allait encore s’aggraver l’année suivante - soumettait les esprits les plus solides à des tensions insupportables. Mais elle nous démontre aussi, contrairement à un préjugé très répandu, qu’il n’est pas vrai que tout citoyen a nécessairement une opinion qui le conduit inévitablement à un parti pris, qu’il soit conscient ou inconscient, assumé ou nié. Dans ce cas précis, l’auteur avait été conduit à rejeter l’une après l’autre toutes les opinions politiques concevables. N’étant pas un intellectuel, il n’avait pas de position à prendre publiquement : il ne lui restait qu’à sauvegarder le mieux possible les intérêts privés d’une famille de “rapatriés” en métropole.

On voit à travers ce trop bref compte rendu que le livre de Roger Le Doussal n’est pas seulement un livre de mémoires comme il y en a déjà tant : c’est une combinaison très originale de souvenirs personnels, de témoignage pour l’histoire, et d’une véritable étude historique particulièrement approfondie, qui doit retenir l’attention de tous les historiens et de tous les amateurs d’histoire cherchant à mieux comprendre la guerre d’Algérie un demi siècle après sa fin tragique.

Guy Pervillé.

[1] Le Doussal, op. cit. , p. 22.

[2] Jean-Pierre Peyroulou, “Rétablir et maintenir l’ordre colonial : la police française et les Algériens en Algérie française de 1945 à 1962”, dans La guerre d’Algérie - 1954-1962 - la fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004, Hachette 2005 et 2009.

[3] Le Doussal, op.cit., p. 10 note 4.

[4] Voir la liste des 15 commissaires de police tués durant la guerre d’Algérie, les photographies des deux plaques commmémoratives, et l’ébauche d’une recherche plus complète sur les morts de la police, Le Doussal, op. cit., pp. 915-937.

[5] Le Doussal, op. cit., p. 18.

[6] Le Doussal, op. cit., pp. 217-236.

[7] Le Doussal, op. cit., pp. 259-262.

[8] Voir sur ce site mon texte précédent : “A propos d’un livre de Claire Mauss-Copeaux”, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278.

[9] Le Doussal, op. cit. , pp. 315-317.

[10] Le Doussal, op. cit. , pp. 362-364.

[11] Le Doussal, op. cit. , pp. 372-377.

[12] Le Doussal, op. cit. , pp. 412-421.

[13] Le Doussal, op. cit., p. 795.

[14] Le Doussal, op. cit., pp. 818-819.



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