Les guerres civiles de la guerre d’Algérie (2002)

lundi 21 février 2005.
 
Cet article a été rédigé pour le n° 7 de Guerre d’Algérie-Magazine, publication malheureusement interrompue fin 2002 après le n° 6.

La guerre d’Algérie est souvent qualifiée de « guerre sans nom » parce que les gouvernements français successifs ont refusé de lui reconnaître officiellement le nom de guerre jusqu’à la récente loi du 18 octobre 1999. Ce refus s’expliquait, jusqu’à l’ouverture des négociations avec le FLN en 1961, par la crainte de servir celui-ci en lui reconnaissant implicitement la qualité de belligérant, donc le droit qu’il revendiquait de représenter le peuple algérien. Mais ce raisonnement supposait qu’une guerre oppose nécessairement des Etats représentant des nations distinctes : or, ce n’est qu’un type de guerre parmi d’autres. Il existe aussi des guerres par lesquelles une population faisant partie d’un Etat ou rattachée à un Etat s’en sépare contre la volonté de celui-ci ; on les appelle, en fonction de leur issue, des guerres d’indépendance ou de libération nationale, si la séparation réussit, ou des guerres de sécession, si celle-ci échoue. C’est pourquoi ces guerres ne sont pas reconnues comme constituant un type de guerres spécifique : elles sont rattachées, suivant les cas, aux guerres internationales, comme la guerre d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, ou aux guerres internes, comme la guerre de sécession des Etats du Sud que les Américains appellent « the Civil War ».

En effet, l’autre grand type de guerres est la guerre civile, celle qui oppose entre eux des groupes de citoyens de la même nation ou de ressortissants du même Etat. Selon l’historien Jean-Clément Martin, celle-ci est, « plus que toute autre forme de conflit, la guerre maudite, innommable » [1] , et donc inavouable. Elle se définit avant tout par le fait que l’Etat a perdu le monopole de la violence légitime qui est son principal attribut, et que différents groupes s’approprient le droit d’exercer des violences contre leurs ennemis, ce qui permet l’assouvissement sans limite de toutes les inimitiés. C’est pourquoi cette expression est tabou, à la fois pour l’Etat qui voit contester son monopole, et pour le parti qui le revendique pour lui-même. Dans le cas de la guerre d’Algérie, l’Etat français en a récusé la validité pour ne pas rabaisser les « forces de l’ordre » au niveau de « rebelles » ou de « hors-la-loi » ; il a revendiqué son droit et son devoir de maintenir ou de rétablir l’ordre légal, contre la « subversion » fomentée par des puissances étrangères. De même, le FLN s’est considéré dès le début de son action comme le seul représentant légitime de la volonté générale du peuple algérien et l’incarnation de son Etat et de son armée en guerre contre l’occupation illégitime de son territoire par un Etat étranger. En réalité, la guerre d’Algérie a bien été l’aboutissement d’un conflit plus que séculaire entre deux peuples, inauguré par le débarquement français du 14 juin 1830 à Sidi Ferruch, et relancé le 1er novembre 1954 par l’initiative du groupe qui prit le nom de FLN et d’ALN. Mais elle fut aussi une double guerre civile [2], ou plutôt un ensemble de plusieurs guerres civiles induites par le conflit fondamental à l’intérieur de chacun des deux peuples en présence.

La guerre d’Algérie peut être qualifiée de guerre civile entre Algériens, à cause de l’absence d’un Etat algérien reconnu comme légitime par tous les habitants du pays, et du fait que la prétention du FLN à incarner un tel Etat n’a pas été reconnue par tous ceux-ci. En effet, la décision de déclarer la guerre à la France et de mobiliser tous les Algériens, prise par le FLN-ALN au nom du peuple algérien sans avoir pu le consulter, n’a pas recueilli une approbation unanime. Elle a été contestée pour diverses raisons par divers groupes, récusant soit les buts, soit les moyens, soit tout simplement l’autorité imposée par la force de chefs inconnus et non élus.

Les citoyens français d’Algérie bénéficiaient d’un statut ambigu dans les textes fondamentaux du FLN. La proclamation du 31 octobre 1954 leur avait promis le respect de leurs personnes et de leurs biens légitimement acquis, ainsi que le droit de choisir entre la nationalité algérienne dans l’égalité des droits et des devoirs, et le statut d’étranger. En août 1956, la « plate-forme » du Congrès de la Soummam [3] prétendait avoir réalisé l’union du peuple algérien contre le colonialisme sans aucun sectarisme : « La Révolution algérienne n’a pas pour but de « jeter à la mer » les Algériens d’origine européenne, mais de détruire le joug colonial inhumain ». Celle-ci donc « n’est pas une guerre civile, ni une guerre de religion » , mais elle « veut conquérir l’indépendance nationale pour installer une république démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination ». Ainsi, « la ligne de démarcation de la Révolution ne passe pas entre les communautés religieuses qui peuplent l’Algérie, mais entre d’une part, les partisans de la liberté, de la justice, de la dignité humaine, et d’autre part les colonialistes et leurs soutiens, quelle que soit leur religion ou leur condition sociale ». Et les « Algériens d’origine juive » sont invités avec une particulière insistance à « répondre à l’appel de la patrie généreuse » [4] .

Pourtant, ces généreuses promesses avaient déjà été cruellement démenties par des actes de violence visant des Algériens non-musulmans de moins en moins sélectivement, d’abord pour leur action, puis pour leur opinion, et enfin pour leur origine. Les consignes d’épargner les civils européens (qui semblent avoir été données en novembre 1954) n’étaient plus respectées depuis mai 1955, et surtout depuis la sanglante offensive du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, marquée par les massacres de familles entières aux mines d’El Halia et à la ferme Mello d’Aïn-Abid. Le chef politique du FLN d’Alger, Abane Ramdane, principal organisateur du Congrès de la Soummam, avait déjà en février 1956 menacé la population européenne d’Alger de terribles représailles si les condamnations à mort de patriotes algériens étaient exécutées, et il avait tenu parole après les deux premiers exécutions du 19 juin 1956, en déclenchant une vague d’attentats visant n’importe quel Européen dans les rues d’Alger (lesquels avaient à leur tour provoqué une vague d’attentats « contre-terroristes » à la bombe). Après le Congrès, le Comité de coordination et d’exécution (CCE) décida de déclencher une offensive terroriste recourant aux bombes à retardement, en plus des grenades et des armes de poing, dans les quartiers européens d’Alger et des autres grandes villes, pour créer une insécurité générale à partir du 30 septembre. Que ce soit pour venger les victimes de la répression et du « contre-terrorisme », ou pour provoquer délibérément une escalade de la répression afin de rassembler tous les Algériens musulmans sous l’égide du FLN, celui-ci avait pratiquement désavoué son projet d’ « isolement de l’ennemi colonialiste qui opprime le peuple algérien », et il acheva au contraire de rassembler contre lui la masse des citoyens français d’Algérie. Dans leur très grande majorité, ceux-ci virent plus que jamais dans l’indépendance le choix tragique entre « la valise et le cercueil », et placèrent tous leurs espoirs de rester français en Algérie dans le maintien définitif de la souveraineté française par l’armée française. Mais leur irréductible opposition au FLN était une réaction d’Algériens autant que de Français. Enracinés en Algérie depuis plusieurs générations, ils ne pouvaient admettre le bien fondé de l’opinion exprimée sans fard dans les Mémoires inédits de l’un des principaux chefs du Front, Lakhdar Ben Tobbal : « pour moi, il n’était pas question de fréquenter un Européen, quelle qu’ait pu être son attitude vis-à-vis des Musulmans. Bons ou mauvais, je ne faisais pas de différence. Je les considérais comme des occupants » [5] .

Le « peuple algérien » dont se réclamait le FLN, et auquel était adressée sa proclamation du 31 octobre 1954, était essentiellement le peuple arabo-berbère et musulman. Les auteurs de ce texte affirmaient que « le peuple est uni derrière les mots d’ordre d’indépendance et d’action », et se disaient sûrs de ses sentiments patriotiques. L’appel de l’ALN, le même jour, en tirait argument pour inviter tous les Algériens à s’organiser pour soutenir inconditionnellement les combattants, tout en menaçant discrètement les éventuels réfractaires et opposants : « En les servant, tu sers ta cause. Se désintéresser de la lutte est un crime, contrecarrer l’action est une trahison ». Or, les uns et les autres furent beaucoup plus nombreux que prévu. Dès le premier jour dans l’Aurès, principal bastion de l’insurrection, la tribu des Aït-Daoud, à laquelle appartenait son chef régional Mostefa Ben Boulaïd, se divisa entre les partisans de celui-ci et ceux de l’agha Merchi, qui formèrent la première harka dans le village d’Arris [6]. Durant toute la guerre, les Algériens musulmans de toutes sortes (soldats de métier, appelés, et diverses catégories de supplétifs dont les harkis n’étaient que les plus nombreux) armés par la France pour combattre les « rebelles » furent beaucoup plus nombreux que ces derniers, et l’écart ne fit que s’accroître à partir de 1957 pour atteindre un rapport de cinq ou six contre un (210.000 hommes contre 33.000) au début de 1961 [7]. Il faut pourtant nuancer la signification de ce constat, en tenant compte de la difficulté de recenser complètement les diverses catégories de militants, combattants et auxiliaires du FLN-ALN, des difficulté qu’il rencontrait à les armer, et surtout du renouvellement de ses effectifs en dépit de pertes dix fois plus lourdes que celles des « forces de l’ordre ». C’est pourquoi on peut raisonnablement conclure que le nombre des Algériens musulmans engagés ou mobilisés par les deux camps durant toute la guerre a été approximativement du même ordre de grandeur [8] . Ce qui suggère une situation de guerre civile, un peuple divisé en deux camps (« les frères » contre « les traîtres » suivant la terminologie du FLN), au lieu d’un soulèvement national unanime.

Il est vrai que cette situation résultait en grande partie des pressions exercées par les autorités françaises, pressions facilitées par l’effrayante disproportion du rapport des forces entre les deux camps (énorme inégalité des effectifs, de l’armement, de tous les moyens matériels, et en sens inverse des pertes), qui obligeait les habitants des régions de maquis à des accommodements avec le plus fort. Mais il n’est pas moins vrai que le très grand nombre des Algériens musulmans enrôlés dans le camp français traduisait aussi un refus ou une désaffection envers le système de gouvernement autoritaire du FLN, et envers des actes violents ressentis comme injustes et insupportables. Le journaliste Jean Daniel, favorable au droit des Algériens à l’indépendance, a observé que « les premiers maquisards de novembre 1954 ont fait ce rêve insensé de livrer d’abord une guerre civile, pour transformer tous les Algériens en étrangers à l’intérieur d’un territoire francisé. Cela ne pouvait se faire que dans le sang, par la terreur, le sectarisme, l’intimidation religieuse. Il fallait transformer en traîtres tous ceux qui n’étaient pas pour l’indépendance ou qui n’y songeaient pas. Il fallait inventer le concept de trahison et faire de tous les incertains et de tous les tièdes, comme de tous les passifs, des renégats, des apostats et des collaborateurs [9] ». L’écrivain kabyle Mouloud Feraoun, directeur d’école à Fort National, atteste dans son journal intime (commencé en novembre 1955) l’unanimité et la sincérité du ralliement de ses compatriotes à la cause des « rebelles », mais il constate également le rôle décisif d’une terreur physique et morale qui déshonore ses victimes aux yeux de l’opinion publique, et qui incite chacun à préférer mourir en héros plutôt qu’en traître. Et il signale très vite leur déception, leur désespoir ou leur révolte devant des exigences tyranniques et des sanctions impitoyables, révélant que le peuple algérien s’était soumis à de nouveaux maîtres non moins durs que les anciens. « Tout le monde à choisi de narguer le Français, d’en faire un ennemi afin de ne pas mourir en traître. Mais on continue quand même de mourir en traître afin que les « purs » se donnent l’illusion d’être vraiment purs, afin que les lâches apprennent à s’aguerrir », remarque-t-il en mars 1957 ; en conséquence, « tous ces meurtres finissent par perdre de leur signification première. On se demande si tous ceux qui tombent sont des traîtres. Le doute et la lassitude envahissent peu à peu les consciences, le désespoir cède la place à la colère » [10] . A la fin, la trahison ne signifie plus grand chose, d’autant moins que certains maquisards en donnent l’exemple.

Mohammed Harbi, historien et ancien militant critique du FLN, a tiré la leçon de ces faits : « Contre l’injustice, la paysannerie se protège par tous les moyens, même ceux qui ne servent pas la cause nationale. Le nombre d’Algériens engagés dans les harkis est édifiant. Outre les pressions de l’armée française, l’intervention désordonnée du FLN dans les conflits entre paysans et les injustices commises par ses représentants n’y sont pas étrangers » [11] . Il va même plus loin en appliquant au cas des harkis l’analyse faite par les historiens de la Révolution française qui distinguent de la contre-révolution « l’anti-révolution », définie par la résistance du peuple aux abus de pouvoir de la Révolution : « même si leur action s’inscrit dans le cadre de la stratégie française de reconquête du terrain, leur nombre pose problème. Il résulte du refus des élites, pétries de l’idéal européen de l’Etat-nation, de prendre en compte les formations sociales originales existant dans le monde rural. Cette vision réductrice de la société, qui postule l’existence d’une nation et se refuse à envisager la guerre d’indépendance comme le processus de sa création, soumet les populations rurales à des exigences non vécues et recèle donc en elle une forte dose d’autoritarisme et de violence ». Ainsi, remarque-t-il, « il n’est pas de bonne méthode de mélanger les difficultés que le FLN a rencontrées et celles qu’il s’est parfois créées » [12] . S’il est vrai, comme l’écrit l’historien Gilbert Meynier, que le FLN a voulu substituer « un néo-beylik en lieu et place du beylik des Français, surveillant et contrôlant de près le peuple, jusque dans ses institutions théoriquement démocratiques » [13], il n’est pas juste d’affirmer que tous les Algériens qui lui ont résisté ont été par ce fait même des traîtres à leur peuple : beaucoup l’ont fait par fidélité aux normes et aux valeurs traditionnelles de leur société patriarcale, qui a toujours mal supporté les contraintes de l’Etat. Ce fait justifie l’amnistie générale proclamée par les accords d’Evian, que l’Algérie indépendante n’a pas respectée.

Les « harkis » n’ont pas été les seuls Algériens à refuser l’autorité du FLN. Issu de l’éclatement du parti nationaliste MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) entre les « messalistes », partisans du président-fondateur Messali Hadj, et les « centralistes », partisans de la majorité du Comité central, le Front créé par d’anciens militants de l’Organisation spéciale (OS) paramilitaire voulait réunifier le parti et l’élargir à tous les patriotes algériens en déclenchant la lutte armée pour l’indépendance. Il réussit à rallier les centralistes, l’Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat Abbas, l’Association des oulémas musulmans algériens, et les Combattants de la libération (branche armée du PCA, qui préféra maintenir son organisation politique distincte) ; mais il ne put fléchir l’intransigeance du nouveau parti messaliste, le MNA ( Mouvement national algérien ). Celui-ci revendiquait le monopole du véritable nationalisme algérien et demandait le ralliement des chefs de l’insurrection à l’autorité de Messali, tout en créant ses propres groupes armés sous le même nom d’ALN. Dès la fin de 1955, le conflit tourna à l’affrontement armé, en Algérie à l’initiative du FLN, et en France à celle du MNA, qui y était largement prépondérant. Cet affrontement prit l’ampleur d’une véritable guerre, qui aurait causé environ 6.000 morts (dont plus de 300 habitants du village de Mechta Casbah près de Melouza le 28 mai 1957) et 4.000 blessés en Algérie, et près de 4.000 morts et de 9.000 blessés en France. La supériorité du FLN entraîna certains membres du MNA à se rallier à son rival, et d’autres à coopérer avec les services secrets français (l’ « Armée nationale du peuple algérien » de Mohammed Bellounis dans le Sud algérois entre juin 1957 et juin 1958, et le « Front algérien d’action démocratique » de mai à octobre 1961), alors que d’autres conservèrent jusqu’au bout une fidélité quasi religieuse à leur chef charismatique. Le désaccord entre le MNA et le FLN portait non sur le but du mouvement national (l’indépendance de l’Algérie, que Messali avait été le premier à revendiquer), mais essentiellement sur la légitimité des chefs de l’insurrection et des futurs dirigeants du pays. Il s’agissait d’une guerre civile bien caractérisée [14] .

Né d’une crise de légitimité dans la direction du MTLD, le FLN vécut lui-même dans une crise permanente, et finit comme il avait commencé. Ses chefs, dans les wilayas comme dans les instances nationales de direction de la Révolution, vécurent dans une méfiance mutuelle, qui se traduisit par de nombreux complots, assassinats et répressions, notamment l’exécution d’Abane Ramdane le 27 décembre 1957 au Maroc sur l’ordre de Boussouf, camouflée en « mort au champ d’honneur ». Soigneusement tenues secrètes pour ne pas faire le jeu de la propagande française (qui s’efforçait de dresser les combattants de l’intérieur contre les « rebelles de palaces » de l’extérieur, et de semer la discorde dans les wilayas), ces dissensions internes s’aggravèrent pendant les négociations avec la France (insubordination de l’état-major général de l’ALN dirigé par le colonel Boumedienne envers le GPRA depuis juillet 1961), puis elles éclatèrent au grand jour après les accords d’Evian et à la veille de l’indépendance, quand le GPRA fut contesté à la fois par l’état-major général et par son allié le Bureau politique du FLN présidé par Ahmed Ben Bella. Pendant les trois premiers mois de son indépendance (de juillet à septembre 1962), l’Algérie vécut sans véritable gouvernement, et vit les organisations du FLN et de l’ALN, regroupées en deux coalitions instables, s’affronter dans une course au pouvoir qui alla jusqu’au bord de la guerre civile, contre laquelle le peuple d’Alger manifesta au cri de « Sept ans, ça suffit ! ».

Sans contester la sincérité des très nombreux militants et combattants qui avaient adhéré à l’insurrection par un patriotisme désintéressé, il faut reconnaître que ses organisateurs avaient en même temps lutté pour débarrasser leur peuple du pouvoir colonial français et pour lui substituer leur propre pouvoir. Comme l’a écrit Mohammed Harbi, « par delà le fracas des intérêts individuels et des passions, par-delà leurs manoeuvres et leurs conspirations, les dirigeants du FLN avaient tous en commun leur participation totale à la guerre d’indépendance et leur patriotisme. Mais ceci doit-il empêcher de voir, en même temps, que dans ces victimes et ces rebelles de la colonisation sommeillent des maîtres dont le modèle n’est ni le fonctionnaire ni le colon, mais le caïd et le notable rural, symboles d’un pouvoir qui trouve ses racines dans la tradition nationale ? » [15] . Le politologue algérien Lahouari Addi estime que la tendance radicale, à l’origine de l’insurrection, n’avait pas de projet politique ni de vision idéologique, mais un objectif pratique (l’indépendance), qui une fois acquis cède la place à un autre : le pouvoir : « La tendance radicale pose le pouvoir comme finalité, car elle le considère comme la manifestation formelle de l’indépendance ; se considérant comme les seuls capables de sauvegarder l’indépendance chèrement acquise, les dirigeants radicaux se considèrent comme les seuls légitimes à exercer le pouvoir » [16] . Faute d’un entente préalable entre eux et d’une légalité révolutionnaire établie, ils recourent les uns contre les autres aux moyens violents utilisés contre le colonialisme français, sans songer à donner la parole au peuple dont ils se réclament. L’absence d’un pouvoir à la légitimité incontestée, propice aux surenchères patriotiques, aux vengeances et aux crimes contre les Français d’Algérie et les « traîtres », a démenti la prétention du FLN à incarner l’Etat algérien au dessus des factions. Au lieu d’en tirer la leçon, l’Algérie a construit son système politique sur le postulat de l’unanimité nationale, sur « le présupposé qu’entre Algériens il n’y a pas de conflits politiques ; il y a des conflits politiques entre Algériens et étrangers, ou entre Algériens patriotes et Algériens traîtres » [17] . Ce qui empêche tout règlement pacifique de ces conflits, et voue l’Algérie à une récurrence de guerres civiles inavouées comme telles.

Mais la France elle aussi est sortie de la guerre d’Algérie en situation de guerre civile. Non pas parce que tous les Algériens étaient censés être français en 1954 et jusqu’au 3 juillet 1962, par une fiction juridique dont le fait même de l’insurrection avait démontré le caractère illusoire. Ni à cause de l’engagement d’un très petit nombre de Français d’Algérie qui s’étaient crus algériens dans les rangs du FLN-ALN, ou de Français métropolitains qui avaient cru devoir « porter ses valises » pour éviter une rupture totale et définitive entre les deux peuples. Mais parce qu’un conflit latent opposa très tôt la masse des Français d’Algérie, soutenue par les chefs de l’armée française et par une part notable des milieux dirigeants de la France, aux gouvernements de Paris et à une tendance rapidement croissante de l’opinion publique de la métropole, de plus en plus tentés par la recherche d’une solution politique négociée avec le FLN pour mettre fin à la guerre.

Ce conflit latent se manifesta par des épreuves de force récurrentes entre la foule d’Alger et le pouvoir de Paris, exploitées par des complots politiques (manifestations du 6 février 1956 et du 13 mai 1958, putsch avorté du général Faure et mystérieux attentat au bazooka contre le général Salan en décembre 1956 et janvier 1957...), et qui aboutirent au renversement de la IVe République à la fin de mai 1958 parce que ses dirigeants reculèrent devant l’affrontement. Momentanément apaisé par le retour du général de Gaulle et par ses déclarations savamment ambiguës de l’été 1958, le conflit reprit son cours suivant un rythme précipité par les déclarations successives du président de la Ve République, accélérant l’infléchissement puis le revirement de la politique algérienne de la France : fusillade du 24 janvier 1960 et semaine des barricades contre l’autodétermination et le rappel du général Massu, manifestations violentes et projets de putsch militaire ou d’assassinat du chef de l’Etat du 9 au 11 décembre 1960 contre la « République algérienne », enfin putsch du « quarteron de généraux en retraite » du 22 au 25 avril 1961 après l’annonce des négociations officielles entre le gouvernement français et le FLN. Après cet échec, l’OAS regroupa dans une même organisation de combat les « activistes » français d’Algérie et quelques « soldats perdus » pour continuer sans espoir sérieux de succès une guerre sur deux fronts, contre le FLN et contre le gouvernement français soutenu par la très grande majorité de la population métropolitaine. Le premier aspect de son action relève de la guerre civile entre Algériens évoquée plus haut, dans laquelle le terrorisme de l’OAS imita et dépassa celui du FLN à partir de février 1962. Le second fut une guerre civile entre Français de plus en plus nettement caractérisée, qui atteignit son paroxysme dans la semaine sanglante d’Alger du 20 au 26 mars 1962 : attaques de l’OAS contre les gendarmes mobiles, ouverture du feu sur une patrouille du contingent à Bab-el-Oued, suivie par la reconquête, le blocus et le ratissage du quartier par l’armée, mitraillage d’une manifestation pacifique de solidarité par un barrage de tirailleurs algériens de l’armée française le 26 mars rue d’Isly. [18] L’extrême inégalité du rapport des forces, et la très grande impopularité de l’OAS en métropole (en dehors des courants d’extrême droite), ne doivent pas faire oublier le soutien dont celle-ci bénéficiait de la part de la grande majorité des Français d’Algérie, qui voulaient y voir leur dernière chance de rester français dans une Algérie française. Ce rapport des forces aurait peut-être été moins déséquilibré si de Gaulle n’avait pas été là en mai 1958 pour suspendre le coup de force militaire préparé avec son accord (plan « Résurrection »), et pour incarner l’aspiration confuse de l’opinion publique métropolitaine à mettre un terme à la guerre d’Algérie, contre l’avis d’une part encore importante des élites de la nation. Ce qui explique, sans le justifier, l’acharnement des derniers desperados de l’OAS à perpétrer des attentats contre sa vie jusqu’en 1965, trois ans après la fin de l’Algérie française.

La guerre civile finit souvent par une dictature. La France a réussi à sortir de la première en évitant la seconde. L’Algérie a connu, depuis 1962, l’alternance de l’une et de l’autre. Elle a besoin, pour s’en libérer, de tirer les leçons de sa douloureuse histoire.

Guy Pervillé.

[1] Jean-Clément Martin, « Dans la guerre civile, tout est permis », L’Histoire, n° 267, juillet-août 2002, pp. 56-59.

[2] Cf. Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 132-140.

[3] Texte publié dans El Moudjahid n° 4, novembre 1956, reproduit par Yves Courrière, Le temps des léopards, Fayard, 1969, pp. 578-604, et par Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Editions France-Empire, 1972, pp. 567-601.

[4] Sur les juifs dans la guerre d’Algérie, voir le dossier réuni par Yves Aouate (avec un article fondamental de Richard Ayoun) dans Archives juives, n° 5, Editions Liana Lévi,1996.

[5] Cité par Gilbert Meynier, « Idéologie et culture politique de la Révolution algérienne dans les Mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal, actes du colloque La guerre d’Algérie et les Algériens, sous la direction de Charles-Robert Ageron, Armand Colin, 1997, pp. 274-275.

[6] Nordine Boulhaïs, Des harkis berbères, de l’Aurès au Nord de la France, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2002, pp. 78-84.

[7] Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 1995, p. 258.

[8] Le ministère algérien des Anciens Moudjahidine a recensé, en 1974, 336.748 militants du FLN et combattants de l’ALN, dont 152.863 ont été tués durant la guerre, selon Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, Plon, 1991, p. 232.

[9] Jean Daniel, La blessure, Grasset, p. 129, 1992 (écrit le 20 novembre 1962).

[10] Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, Le Seuil, 1962, pp. 203 et 208 (entre autres).

[11] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Editions Jeune Afrique, 1980, pp. 310-311.

[12] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Editions Arcantère, 1992, pp. 150-151 et 153-154.

[13] Gilbert Meynier, « Le FLN-ALN dans les six wilayas, étude comparée », actes du colloque Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Editions Complexe, 2001, p. 165.

[14] Voir notamment Jacques Valette, La guerre d’Algérie des messalistes,1954-1962, L’Harmattan, 2001.

[15] Mohammed Harbi, Le FLN..., op. cit., pp. 7-8.

[16] Lahouari Addi, L’Algérie et la démocratie, Editions La Découverte, 1995, p. 46.

[17] Lahouari Addi, Le Monde, 29 novembre 1995, p. 16.

[18] Voir notamment la thèse de Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 2001.



Forum