Historiens et géographes n° 301 (1984)

vendredi 27 juin 2008.
 
Ce compte-rendu du livre d’Abdelkader Yefsah, Le processus de légitimation du pouvoir militaire et la construction de l’Etat en Algérie, Paris, Éditions Anthropos, 1982, 206 p., est paru dans Historiens et Géographes n° 301, septembre-octobre 1984, pp. 247-248.

Dans sa thèse de 3ème cycle d’études politiques, soutenue à Paris en 1978, Abdelkader Yefsah traite un sujet d’actualité, et qui lui tient à cœur, en s’appuyant sur tous les témoignages et sur toutes les études d’histoire et de science politique disponibles. Il soutient, contrairement aux délégations officielles, que le pouvoir militaire existe en Algérie ; et pas seulement depuis le « redressement révolutionnaire » du 19 juin 1965, ni même depuis la crise de l’été 1962 ; mais qu’il plonge ses racines dans l’organisation du FLN et de l’ALN pendant la guerre de libération nationale. D’après lui, le FLN a échoué à devenir un véritable parti d’avant-garde, capable de guider la Révolution algérienne ; et l’ALN est restée la seule force organisée susceptible de prétendre à ce rôle. La course au pouvoir de l’été 1962, et plus encore le coup d’Etat du 19 juin 1965, furent les moments de vérités qui mirent à nu la réalité du pouvoir militaire. L’auteur montre comment celui-ci s’est efforcé de se légitimer, et a réussi à mettre en place de nouvelles institutions, qui garantissent sa perpétuation (comme on l’a vue après la mort du président Boumedienne). Il s’efforce d’identifier les « nouvelles classes dirigeantes » qui prospèrent à son ombre, et grâce à leur alliance avec lui. Enfin, il conclut sur « l’espoir ténu de voir, d’une part, s’installer un pouvoir civil élu démocratiquement, et d’autre part, revivre une société civile trop longtemps muselée et assujettie à un pouvoir arbitraire (qu’il soit militaire ou administratif) qui se pare du masque de socialisme ».

Ce travail, qui se veut un premier essai, s’apparente à l’entreprise de Mohammed Harbi, notamment à son histoire du FLN [1], qu’Abdelkader Yefsah n’a pas pu utiliser. On y retrouve, sous une forme moins achevée que chez Harbi, le même courage intellectuel et politique : celui de quitter sa patrie pour écrire en toute liberté, et sans précaution de langage, tout ce que l’on pense de ses problèmes fondamentaux.

S’il est vrai que chacun doit balayer devant sa porte, de tels livres devraient inciter le lecteur français à un examen de conscience. Mais celui-ci risque d’être négatif. En effet, la distinction des institutions civiles et militaires et leurs rapports respectifs dérivent des expériences particulières de chaque société. Le pouvoir militaire n’existe guère en France, ne déplaise à Pierre Ordioni. Depuis que nos rois ont réduit la féodalité, l’armée est un instrument aux ordres du pouvoir politique, et elle n’est sortie de ce rôle que deux fois (le 18 brumaire, et le 22 avril 1961). Les autres coups de force dans lesquels est s’est laissée entraîner lui ont été dictés ou inspirés par des civils (au pouvoir ou non) ; et toutes ses défaillances sont imputables au pouvoir politique. Au contraire, en Algérie c’est l’action de l’Armée de Libération Nationale qui a permis la « construction de l’Etat ». Les combattants étaient des militants en armes, et leurs chefs, les responsables politico-militaires de la Révolution. Aucune tradition ne fondait la subordination des « militaires » à un pouvoir « civil » jugé moins légitime. « C’est la force qui a forgé la nation et qui l’a unifiée. Mirabeau disait que la Prusse n’était pas un Etat ayant une armée, mais une armée ayant un Etat. C’est également vrai de l’Algérie ». Cette citation de Mohammed Harbi pourrait servir d’exergue au livre d’Abdelkader Yefsah.

Guy Pervillé

[1] Le FLN, mirage ou réalité, Paris, Editions Jeune Afrique, 1980, 446 p.



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