Historiens et géographes n° 306 (1985)

samedi 28 juin 2008.
 
Dans Historiens et Géographes n° 306, septembre-octobre 1985, pp. 315-317, j’ai publié les comptes-rendus de trois livres :
-  Pierre Goinard, Algérie, l’œuvre française, Paris, Robert Laffont, 1984, 420 p., préface de Xavier Yacono.
-  Mohammed Harbi, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe (collection « La mémoire du siècle »), 1984, 209 p.
-  Jean Lacouture, Algérie, la guerre est finie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1985, 207 p.


-  Pierre Goinard, Algérie, l’œuvre française. Paris, Robert Laffont, 1984, 420 p., préface de Xavier Yacono.

Depuis la fin de la guerre d’Algérie, la bonne conscience coloniale a cédé la place à son contraire dans la majorité de l’opinion publique métropolitaine, et dans la plupart des manuels scolaires. C’est contre ce nouveau conformisme que réagit Pierre Goinard, héritier de plusieurs générations de médecins algérois, qui fut chirurgien et professeur de médecine à Alger jusqu’en 1962. Son livre est parmi les mieux réussis dans un genre difficile ; non content de satisfaire la nostalgie des rapatriés, il veut présenter un bilan objectif d’un siècle de mission civilisatrice, convaincant pour tout lecteur de bonne foi.

S’appuyant sur une riche bibliographie, l’ouvrage présente à l’intérieur de quatre grandes parties chronologiques des chapitres thématiques, à la fois fort bien écrits et foisonnants de données chiffrées, illustrées par des tableaux et des cartes fort utiles. Les meilleurs développements portent sur la géographie, l’économie, la démographie, la médecine, l’enseignement, la religion [1] et la culture. Les passages les plus contestables concernent l’évolution politique, dans laquelle les partis-pris de l’auteur semblent contrarier son effort d’objectivité.

Ainsi, le lecteur avisé trouvera facilement des indices d’une idéologie « droitière ». Contraste entre la relative indulgence réservée au maréchal Pétain - dont les fautes envers la France et l’Algérie françaises ne sont pas soulignées - et la sévérité du jugement porté sur le général de Gaulle dès 1943 : homme de division, recherchant le soutien des communistes [2]. Ou encore, critique du mythe assimilationniste de la IIIème République et de l’octroi du droit de vote par la IVème à des masses incapables de l’exercer à bon escient (ce qui paraît justifier les manipulations électorales du gouverneur Naegelen). Le plus grave est que l’auteur, en minimisant l’importance et la représentativité des nationalistes, rend difficilement compréhensible l’insurrection (sinon par la subversion étrangère), et totalement absurde sa victoire finale. Cette interprétation, qui ne nous apprend rien, ne vaut que comme témoignage sur un point de vue typique des Français d’Algérie.

Cependant, Pierre Goinard et son préfacier Xavier Yacono ont raison de réhabiliter une œuvre dont l’Algérie indépendante a recueilli le précieux héritage. Mais faut-il pour autant remettre en honneur le triomphalisme colonial qui a fait plus de mal que de bien en empêchant la France de percevoir la gravité du problème algérien ? Quelques observations s’imposent pour nuancer les conclusions de ce livre. D’abord, la majeure partie de l’œuvre accomplie l’a été par les colons et pour les colons, comme en Amérique du Nord ou en Australie. Si la colonisation de l’Algérie s’est distinguée de ces deux cas en permettant un essor sans précédent de la population indigène, il faut souligner que ce phénomène fut imprévu et involontaire, et que la politique française n’en a tenu aucun compte pendant trop longtemps. Même si l’on y voit un progrès par rapport aux conditions de vie précaires de l’époque précoloniale, l’inégalité entre les deux populations et la subordination de la plus nombreuse à la moins nombreuse ne pouvaient être durablement acceptées. Enfin, la bonne conscience, même bien fondée, ne peut justifier que des personnes.

En somme, pour reprendre une expression appliquée d’abord en Algérie aux Arabes ou aux indigènes, il ne vaut pas mieux être colonophile que colonophobe  : l’important, et le plus difficile, est de savoir être colonojuste...

-  Les Éditions Complexe ont publié coup sur coup, dans leur utile collection de poche « La mémoire du siècle », deux petits livres qui rappellent et expliquent les deux événements qui bornent la guerre d’Algérie : le 1er novembre 1954, par Mohammed Harbi, et le « cessez-le-feu », appliqué tant bien que mal, et plutôt mal que bien, à partir du 19 mars 1962, par Jean Lacouture.

-  Mohammed Harbi, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe (collection « La mémoire du siècle »), 1984, 209 p.

Nul n’était mieux qualifié que Mohammed Harbi pour expliquer l’insurrection du 1er novembre 1954. Militant de longue date du MTLD puis du FLN, conseiller de tendance marxiste du président Ben Bella, il s’est fait connaître depuis son exil en France comme le meilleur historien du nationalisme révolutionnaire algérien, avec ses trois premières publications : Aux origines du FLN, la scission du PPA-MTLD, Paris, Christian Bourgois, 1975 ; Le FLN, mirage et réalité et Les Archives de la Révolution algérienne, Éditions Jeune Afrique, 1980 et 1981.

Ce petit livre reprend et approfondit la même démarche, à la fois historique et politique, visant à redonner aux Algériens, avec la compréhension de leur passé, « la capacité de déchiffrer leur présent et de s’imaginer un futur ».

Afin de mieux expliquer « pourquoi des hommes dont la résistance force l’admiration n’ont pas su devenir des hommes libres », l’auteur veut situer l’événement politique qu’il étudie dans la perspective plus longue des « données structurelles » et de leur évolution. C’est pourquoi il consacre au premier novembre 1954 et à ses origines immédiates (depuis la formation du courant « activiste » au sein du PPA) ses deux premiers chapitres, qui résument simplement ses ouvrages antérieurs. Puis il remonte aux origines du processus qui aboutit à l’insurrection, en analysant successivement Les fondements du conflit franco-algérien, la renaissance de l’Algérie (avec la formation du mouvement national composé de tendances diverses) et le triomphe des indépendantistes sur les réformistes. Enfin, il se retourne vers le présent en critiquant les visions mythiques du 1er novembre - comme « table rase » ou comme « révolution paysanne » - qui ont servi à légitimer l’action du FLN et le pouvoir en place depuis l’indépendance. De précieuses notices biographiques des principaux représentants des diverses tendances du mouvement national, et une nomenclature des dirigeants des trois fractions du MTLD à la veille de l’insurrection, une chronologie, une bibliographie sélective et un index des noms complètent utilement l’ensemble.

Ce petit livre très bien informé vaut surtout par la pertinence de ses analyses, qui soulèvent des problèmes essentiels. Rapports moins simples qu’on ne l’a dit entre la colonisation et les diverses couches de la société algérienne ; entre le « peuple » algérien, ses « élites » intellectuelles et son « avant-garde » militante ; entre les courants réformistes et révolutionnaires du mouvement national - représentant respectivement la « bourgeoisie » et la « plèbe » - raisons qui ont poussé les fondateurs du FLN à imposer leur monopole de représentation au peuple algérien, en condamnant le pluralisme politique, et les ont empêchés de poser le problème de la liberté de l’individu d’une façon adéquate. Enfin, réalité des luttes de classe occultées par le discours unanimiste et par les mythes populistes. La conclusion de Mohammed Harbi est que les « couches moyennes » réformistes désavouées par les auteurs de l’insurrection ont réussi à redresser leur situation en se ralliant au FLN : « La division du camp plébéien facilite le retour sur la scène politique des élites réformistes. En rejetant, dès novembre 1954, toute alliance avec le messalisme pour contracter plus tard une alliance avec les centralistes, l’UDMA et les oulémas, la fraction dominante du FLN compromet tout approfondissement de la révolution. Avec le ralliement des couches moyennes et la mutation bureaucratique de larges fractions d’entre elles (1956-1962), le cours de la révolution subit une transformation dont les résultats n’apparaîtront qu’avec le reflux du mouvement plébéien, d’abord en 1962 [...], puis en 1965 [...]. Abritée derrière le masque du parti unique, l’armée apparaît alors comme le moyen enfin trouvé de la domination des groupes privilégiés formés à l’ombre de la colonisation sur les classes populaires ». Interprétation marxiste évidemment contraire au discours officiel.

Ainsi les spécialistes tireront de ce bref ouvrage un florilège de formules bien frappées qui sont autant de pistes à suivre pour des recherches plus approfondies. Ils regretteront aussi quelques petites inexactitudes de détail - le plus souvent des confusions sur les noms et les prénoms - qui paraissent autant d’indices de mauvaises conditions de travail. Il faut souhaiter que le plus audacieux historien algérien contemporain puisse mener à bien la grande œuvre dont il vient de fournir une nouvelle et passionnante esquisse.

-  Jean Lacouture, Algérie, la guerre est finie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1985, 207 p.

Jean Lacouture expose en détail tout le processus de la longue et difficile négociation qui conduisit le général De Gaulle et le GPRA, depuis leur entrée en scène dans l’été de 1958, jusqu’aux accords d’Évian, avant de présenter plus brièvement le « sabotage » de ceux-ci et d’en proposer un bilan à partir des jugements contradictoires qu’ils ont suscité, résumé de leur texte à l’appui.

La personnalité de l’auteur, qui fut témoin et chroniqueur sympathisant de la décolonisation, au Vietnam, au Maroc, au Caire, puis à la rédaction du Monde, donne à ce petit livre une saveur particulière de « choses vues », et entendues. Jean Lacouture met à contribution sa mémoire, ses interviews et ses articles de l’époque confirmés ou non par la suite des événements. Il a su tirer parti de quelques ouvrages d’historiens, des témoignages publiés par des acteurs (le général de Gaulle et Ferhat Abbas, Robert Buron, Bernard Tricot...), ou des intermédiaires (Charles-Henri Favrod, Albert-Paul Lentin...), et les a complétés par quelques entretiens rétrospectifs (avec Claude Chayet, Saad Dahlab, Louis Joxe et Bernard Tricot).

La vivacité du style et la pertinence générale de l’analyse méritent d’être signalées, bien qu’elles aillent de soi de la part d’un grand journaliste. Mais, puisque celui-ci revendique la responsabilité de toutes les « fautes anciennes ou récentes », osons signaler quelques imperfections.

Les références ne sont pas assez fréquentes, et elles manquent à certaines affirmations de grande portée. Inversement, certains faits méconnus mais importants ne sont même pas mentionnés. Par exemple, l’auteur nous signale en incidente, et sans note, que le texte de l’allocution du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination a été communiqué dès le 10 à Ben Bella et à ses codétenus (page 33). On n’en est que plus étonné de la voir s’en tenir à leur récusation apparente par le général de Gaulle, après leur désignation comme négociateurs par le GPRA. En effet, on croit savoir aujourd’hui de sources diverses [3], que De Gaulle avait accepté d’associer Ben Bella à la négociation, et fait connaître au GPRA sa préférence pour une Algérie algérienne dès décembre 1959. Il n’est pas question ici de ces offres secrètes, ni des contacts noués au même moment par les ministres Michelet, Buron, et Boulloche. C’est regrettable, parce que ces épisodes encore très mal connus peuvent éclairer d’un jour nouveau les entretiens de Melun et l’affaire Si Salah.

De même, on aimerait en savoir davantage sur la note du Premier ministre transmise au GPRA par l’intermédiaire de Charles-Henri Favrod et d’Olivier Long au lendemain du référendum du 8 janvier 1961 (p. 58). Elle montre que De Gaulle a partagé la responsabilité de la relance de la négociation avec Michel Debré. Fait d’autant plus intéressant que ce dernier aurait proposé au général Jouhaud de proclamer une République française d’Algérie [4] en novembre 1960 ; et qu’on le voit par la suite répugner à faire aboutir la négociation à tout prix, insister pour que l’éventualité d’une rupture ne soit pas exclue.

Quant au déroulement de ces négociations, l’auteur en retrace bien les difficultés, dues à l’écart initial des positions des deux parties et à leurs divisions. II montre que la France a fait les plus grandes concessions, sur la représentativité du GPRA, sur le préalable du cessez-le-feu, enfin sur l’appartenance du Sahara à l’Algérie. En revanche, il insiste à juste titre sur les efforts déployés par les négociateurs français afin d’obtenir des garanties (« sans égales dans le monde actuel ») pour la communauté européenne ; mais il ne souligne pas assez que la persistance et la recrudescence du terrorisme du FLN leur enlevait à l’avance toute crédibilité. Ces circonstances atténuent la responsabilité qu’il attribue à l’OAS dans le « saccage » des accords d’Évian, et la pertinence du reproche qu’il fait à De Gaulle de ne pas avoir assez expliqué sa politique aux Français d’Algérie.

Jean Lacouture n’oublie pas de dénoncer la violation de la clause d’amnistie qui aurait dû protéger les « harkis » engagés du côté français, et de récuser leur identification simpliste à des « collaborateurs » (p. 176), tout en contestant les estimations arbitraires du nombre de victimes de l’épuration affirmées par les partisans de l’Algérie française. Mais il aurait pu au moins rappeler la responsabilité du gouvernement français dans leur tragédie.

Son bilan final des accords d’Évian a l’habileté de confronter les jugements contradictoires de leurs détracteurs français (Maurice Allais, Jacques Soustelle) et de leurs critiques algériens (Kaïd Ahmed, Mohammed Harbi) avant de donner la parole à deux de leurs artisans, Saad Dahlab et Bernard Tricot. Le propre d’un compromis est de faire des mécontents des deux côtés. Mais celui-ci ne pouvait être vraiment équilibré, puisqu’il transférait la souveraineté sur l’Algérie du plus fort au plus résolu, en ménageant seulement les transitions, et les apparences.

Guy Pervillé

[1] Sur ce sujet, cf. un article du même auteur : « La catholicité de l’Algérie française », dans Itinéraires, n° 264, juin 1982, pp. 143-179.

[2] L’auteur voit dans l’affaire Pucheu la préfiguration des « horreurs de l’immense et sanglante épuration dans la métropole » (page 147) qu’il range parmi les grands massacres, après le génocide juif, Dresde et Hiroshima (page 148). C’est très exagéré, comme la montré l’enquête du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale (cf. l’article de Jean-Pierre Rioux : « L’épuration en France », dans L’Histoire, n°5, octobre 1978).

[3] Cf. Amar Hamdani, Le lion des djebels, Paris, Balland 1973, pp. 287-288 ; Henri Jacquin, La guerre secrète en Algérie, Olivier Orban, 1977, pp. 253-254 ; Alain de Boissieu, Pour servir le général, Plon, 1982, p. 128.

[4] Cf. Edmond Jouhaud, Ô mon pays perdu, Fayard, 1977, pp. 163-179 et Serons-nous enfin compris ?, Albin Michel, 1984, pp. 275-277.



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