Historiens et géographes n° 337 (1992)

lundi 7 juillet 2008.
 
Ce compte-rendu de l’ouvrage de Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer, Jacques Thobie, Gilbert Meynier, Catherine Coquery-Vidrovitch, Charles-Robert Ageron, Histoire de la France coloniale, t. 1. Des origines à 1914, t. 2, 1914-1990, Armand Colin, 1990, 846 p. et 654 p., a été publié dans Historiens et Géographes n°337, septembre 1992, pp. 416-417.

Ces deux gros volumes parus en décembre 1990 (le deuxième avant le premier) viennent combler une grosse lacune dans l’histoire de la colonisation française : les grands ouvrages de référence de l’historiographie coloniale, tels que l’Histoire des colonies françaises de Martineau et Hanotaux, parue il y a environ soixante ans, avaient été frappés de caducité par la décolonisation et n’avaient pas été remplacés. Les auteurs de celui-ci, une pléiade d’historiens universitaires bien connus, ont également voulu démontrer que la nouvelle histoire coloniale française était autre chose qu’un pamphlet anticolonialiste (contrairement au jugement formulé par François Caron dans La France des patriotes, Fayard 1985, pp. 550-552 et 625).

La préface, due à Charles-Robert Ageron, définit leur projet : une histoire sereine parce que traitant d’un phénomène historique achevé, également éloignée de l’exaltation complaisante de l’épopée coloniale, et du dénigrement systématique. Une histoire scientifique, c’est-à-dire critique et toujours susceptible d’être révisée, s’attachant en priorité à l’analyse des facteurs et des processus de décision dans la métropole, « le centre qui impulsait la périphérie, un centre qui reste mal connu ». Une pluralité d’approches individuelles et idéologiques, garantie par la diversité des opinions des auteurs et par l’obligation qu’ils ont assumée de prendre en compte toutes les recherches concernant la période dont chacun s’est chargé. Enfin, à défaut d’une inaccessible histoire totale, « une approche large des réalités multiples », politiques, économiques, sociales et culturelles.

La problématique de l’ensemble est en effet de tenter d’expliquer quels facteurs et quels processus ont entraînés la France - ou une partie de la France, nation caractérisée dès le XVIème siècle par une faible propension à l’émigration - à se lancer dans des aventures lointaines qui l’entraînèrent deux fois à constituer un vaste domaine colonial avant de le perdre dans des guerres et des révoltes.

Le plan, chronologique, répartit la matière d’une façon volontairement disproportionnée à la durée des périodes (contrairement à l’Histoire de la colonisation française parue en 1991 chez Fayard : t. 1 : Le premier empire colonial, des origines à 1885, par Pierre Pluchon, t. 2 : Flux et reflux, 1815, 1962, par Denise Bouche). Le XXème siècle, déjà abordé par Jacques Thobie à la fin du premier tome, occupe aujourd’hui autant de place que les quatre siècles précédents. La première expansion coloniale, traitée des origines à 1763 par Jean Meyer, et sa régression territoriale (correspondant à l’apogée économique jusqu’à 1791, puis à une ruine totale et à de vaines tentatives de restauration) retracée par Jean Tarrade de 1763 à 1830, sont réduites à la portion congrue (314 pages), sans que la profondeur des analyses en souffre.

Mais la liaison entre ces deux premières parties et la suite pose problème. Les deux premiers auteurs étudient une expansion océanique au long cours, diverse dans ses champs géographiques et dans ses modalités (colonisation de peuplement et commerce des fourrures en Amérique du Nord, plantations esclavagistes en Louisiane, aux Antilles et en Mascareignes, comptoirs de commerce en Afrique noire et en Inde), mais ils excluent de leurs sujets la Méditerranée, à la seule exception de l’Égypte, évoquée deux fois comme colonie de remplacement en cas de perte des Antilles, et comme étape sur la voie la plus courte vers l’Inde. Ils semblent ainsi admettre implicitement la vision de Montchrestien, qui écrivait en 1615 au jeune roi Louis, XIII : « Vous avez, Sire, deux grands chemins à l’acquisition de la gloire : l’un qui vous porte directement contre les Turcs et mécréants, [...] l’autre qui s’ouvre largement aux peuples qu’il vous plaira d’envoyer au Nouveau Monde, où vous pourrez planter de nouvelles France ». Pourtant, la France avait bien depuis François Ier une politique pro-ottomane fondée sur des intérêts stratégiques communs (lutte contre la maison d’Autriche) qui démentait le vieil idéal de l’unité de la Chrétienté contre les « infidèles ». Et cette politique rapportait à la France des privilèges commerciaux très profitables pour le commerce de Marseille. On ne comprend pas pourquoi les comptoirs de la Compagnie d’Afrique sur la côte du corail (du cap Bougaroun à Bizerte) et ceux de la Compagnie du Levant sont exclus de l’histoire de la France coloniale, contrairement à ceux de la compagnie des Indes, qui elle aussi avait affaire à des souverains musulmans.

Le résultat est l’impression d’un changement de sujet à partir de la troisième partie, qui commence avec la prise d’Alger en 1830. En effet, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient occupent une place de choix dans la suite de l’ouvrage, qui retrace la formation et l’apogée, puis la dislocation de l’Empire colonial français. Annie Rey-Goldzeiguer - spécialiste du « Royaume arabe » de Napoléon III en Algérie - présente la France coloniale de 1830 à 1870, passant de la restauration du vieux système colonial à l’élaboration d’un nouveau système, hésitant entre le rêve d’une colonisation de peuplement massif en Afrique du Nord et des modalités mieux adaptées aux moyens réels de la France. Jacques Thobie, auteur d’une thèse sur les intérêts et l’impérialisme français dans l’empire ottoman, retrace la formation d’un Empire colonial par la IIIème République de 1871 à 1914, puis il en dresse le bilan en 1914, de façon à peser la force respective des facteurs économiques et politiques dans la prise de décisions, et à tester la validité de la théorie léniniste de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». Gilbert Meynier, dont la thèse a éclairé la naissance du nationalisme algérien dans le premier quart du XXème siècle, analyse le rôle de l’Empire dans la grande Guerre et les effets de celle-ci, immédiats et à terme, sur l’évolution des colonies et du système colonial français de 1914 à 1931. Catherine Coquery-Vidrovitch, spécialiste de l’Afrique Équatoriale Française, étudie les effets complexes de la grande crise économique et des tensions internationales, depuis le faux apogée de 1931 (marqué par la triomphale exposition de Vincennes) jusqu’à la déclaration de la guerre en 1939 ; décennie cruciale, qui voit simultanément grandir les mécontentements sociaux et politiques dans les colonies et l’importance de l’Empire dans l’esprit des dirigeants politiques et de l’opinion publique française.

Enfin, Charles Robert Ageron, réputé pour ses nombreux travaux sur l’histoire de l’Algérie contemporaine et sur la colonisation française, fait alterner le rappel des étapes de la dislocation de l’Empire français à partir de 1939, et l’analyse des facteurs qui en rendent compte : rôle des forces politiques, économiques intellectuelles, et religieuses, pressions et intervention de puissances extérieures. Il démontre clairement que la décolonisation française fut le résultat de nombreuses causes profondes et non des erreurs ou de la volonté de quelques hommes ; et qu’elle ne fut pas partout imposée par des guerres perdues (Indochine) ou interminables (Algérie), mais que la France réussit dans certains cas à devancer les événements par une politique d’émancipation consentie sans rupture. Néanmoins, on peut regretter que la « coopération », taxée par certains de « néocolonialisme », soit évoquée trop rapidement (pages 542-545) ainsi que l’évolution des derniers Territoires et Département d’Outre-Mer (pages 554-559), à l’exception du problème néo-calédonien qui reçoit sa juste part. Il importe en effet de démontrer complètement le postulat initial, suivant lequel la colonisation et la décolonisation française sont des phénomènes historiques achevés. Le dernier chapitre, traitant des conséquences et des séquelles qu’ils ont laissées après 1962, suggère que cet achèvement est très relatif.

Il reste que tous ces chapitres, dont la richesse défie le résumé (et qui sont suivis de notes abondantes, de cartes, d’une bibliographie, et d’un index) constituent un ensemble de références indispensables pour qui s’intéresse aux événements, mais surtout aux interprétations de l’histoire coloniale française. Pourquoi et comment la France, nation dans l’ensemble très réticente envers les grandes aventures maritimes et l’émigration, et dépourvue d’excédents de population depuis le milieu du XIXème siècle, a-t-elle été entraînée à conquérir et à perdre à deux reprises l’un des plus vastes domaines coloniaux ? Quelles furent les parts respectives des rêves et des intérêts privés, les doctrines économiques (mercantilisme, libéralisme, protectionnisme, impérialisme...), des ambitions de puissance et de gloire des gouvernements (particulièrement après les désastres de 1815, 1871 et 1940, et après les victoires de 1918 et 1945), des idéaux de mission évangélisatrice ou civilisatrice, des représentations du « sauvage » et du « barbare » dans l’esprit des « civilisés » ? Telles sont les questions auxquelles s’efforcent de répondre tous les auteurs de cet ouvrage fondamental. Depuis sa publication, suivie par plusieurs autres dans l’année qui a suivi (La décolonisation française, par Charles-Robert Ageron, Armand Colin, coll. Cursus ; De l’Empire français à la décolonisation, par Guy Pervillé, Hachette, Carré Histoire ; Histoire de la colonisation française, par Pierre Pluchon et Denise Bouche, Fayard), la bibliographie française ne peut plus être jugée trop maigre pour fournir la matière d’une question de concours.

Guy Pervillé



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