Historiens et géographes n° 305 (1985)

vendredi 27 juin 2008.
 
Ce compte-rendu du livre de Pierre Montagnon, La guerre d’Algérie. Genèse et engrenage d’une tragédie, Éditions Pygmalion - Gérard Watelet, Paris, 1984, 451 pages, photos hors-texte, tables et index, est paru dans Historiens et Géographes n° 305, juillet-août 1985, p. 1347.

Pierre Montagnon n’est pas le premier ancien militaire (« Saint-Cyrien, depuis vingt ans dans la vie civile ») à écrire une histoire de la guerre d’Algérie ; et le lecteur averti ne manquera pas de comparer son livre à celui de Philippe Tripier (Autopsie de la guerre d’Algérie) paru en 1972. Bien que le projet des deux ouvrages soit le même, celui de Pierre Montagnon se distingue par un ton plus narratif, qui l’apparente aux récits journalistiques d’Yves Courrière ou d’Alistair Horne. Les meilleures pages du livre sont celles où l’auteur exprime, avec un certain bonheur de style, son expérience directe du pays et de ses habitants ; en particulier, les combats du 2ème REP, et l’action de l’OAS. D’une qualité plus inégale sont les développement historiques, pour lesquels l’auteur est tributaire d’une bibliographie variée, mais incomplète : à l’exception de deux livres de Mohammed Harbi, il y manque la plupart des thèses et des ouvrages essentiels qui ont fait progresser depuis quelques années l’histoire de l’Algérie contemporaine [1]. C’est pourquoi le spécialiste relèvera des maladresses ou des jugements dépassés ; sans parler d’une fâcheuse tendance à estropier les noms propres musulmans qui ne semble pas toujours imputable à des coquilles d’imprimerie (en particulier « Abderrahmane Ramalek » pour « Ramdane Ben Abdelmalek »).

Pourquoi donc, en dépit de ces quelques faiblesses, le récit de Pierre Montagnon mérite-t-il d’être lu avec attention ? Parce que son auteur a su, mieux que Philippe Tripier, se dégager de la théorie qui justifiait l’action de l’armée française en la présentant comme la « pacification » de l’Algérie agressée par la « subversion » étrangère. Au contraire, il a compris que les « forces de l’ordre » avaient tué trop de « rebelles » pour que l’Algérie puisse rester durablement sous la souveraineté de la France. Cette constatation s’exprime en des passages étonnants de la part d’un officier colonial : La France peut légitimement avancer le nombre de ceux qui servent en ses rangs. Le FLN peut décliner l’interminable liste de ses martyrs, témoignage absolu de son audience (pages 231-232). Malheureusement, sa conscience aiguë des « flots de sang et de haine » répandus par les deux camps l’entraîne à cautionner les surestimations courantes de deux côtés. L’armée française a laissé derrière elle des centaines de milliers de tués. Le FLN annoncera un million, chiffre probablement peu éloigné de la vérité, écrit-il (page 376) contre toute vraisemblance [2]. De même, il affirme sans preuve que deux cent vingt mille musulmans et Européens ont été assassinés dont plus de la moitié après l’Indépendance (page 404) ; et la comparaison qu’il fait avec les plus de cent mille morts dus à des vengeances pendant l’été 1944 en France ne convaincra pas les historiens [3].

Mais l’arbitraire des nombres invoqués n’enlève rien à l’intérêt de la conclusion : L’Algérie algérienne était inéluctable en raison notamment du jeu démographique. [...] La spécificité des départements algériens s’inscrivait dans la logique de peuplement et de la religion. Mais de quel côté pencherait cette spécificité ? [...] L’Algérie nouvelle serait-elle avec ou contre la France ? (page 405). Ici, l’auteur retrouve exactement la pensée du général de Gaulle, telle que celui-ci l’a exprimée dans ses Mémoires d’espoir. Rencontre d’autant plus surprenante que Pierre Montagnon s’était révolté contre sa politique algérienne et avait été membre du soviet des capitaines qui dirigeait en fait l’OAS d’Alger... Comme quoi il est toujours possible de dépasser ses propres convictions, si l’on veut vraiment chercher à comprendre.

Guy Pervillé

[1] Les travaux de Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, Mahfoud Kaddache...

[2] Xavier Yacono estime le nombre total des pertes algériennes à 250 ou 300 000 morts environ (cf. Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 34, 1982, 2).

[3] L’enquête du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale a réduit cette estimation des neuf dixièmes.



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