Annie Lacroix-Riz, professeur à l’Université de Toulouse-le Mirail, a dépouillé les archives du Quai d’Orsay concernant les relations franco-américaines au sujet des protectorats marocain et tunisien, accessibles de 1942 à 1955. Elle en a tiré un livre dense, nourri d’abondantes citations, qu’elle commente en de longues phrases surchargées d’incises qui n’en facilitent pas la lecture. Ainsi entend-elle démontrer que les États-Unis, contrairement à ce qu’affirmait l’historien américain Stephen Ambrose, ne se sont pas bornés au rôle de « spectateur amical » de l’accession des pays nord-africains à l’indépendance, mais qu’ils ont constamment agi, à partir de leur débarquement du 8 novembre 1942, de façon à substituer leur influence et leurs intérêts (économiques et stratégiques) à ceux de la France ; seuls les impératifs de la guerre froids, inhibant le soi-disant anticolonialisme américain, ayant imposé un « sursis » dont ses gouvernements tirèrent parti pour reculer la date de leur éviction en exploitant à fond le thème de la collusion entre nationalisme et communisme.
La réfutation de l’opinion de Stephen Ambrose est convaincante. Mais on peut se demander si la thèse de l’auteur n’en prend pas trop systématiquement le contrepied. Elle s’inscrit dans le cadre conceptuel de la théorie marxiste-léniniste de l’impérialisme, en soulignant la « continuité des ambitions américaines depuis le début du XXème siècle » en Afrique du Nord comme dans d’autres parties du monde « sujettes aux prétentions universelles du capitalisme américain en quête de marchés pour écouler des excédents permanents », et de réserves de matières premières stratégiques. Cette opinion est corroborée par la lecture des archives françaises, qui expriment une hantise constante, et jamais totalement apaisée, des mauvaises intentions de l’allié-rival. Mais l’auteur doit reconnaître que les États-Unis ont plus d’une fois déçu les espoirs qu’ils avaient fait naître chez les nationalistes maghrébins en s’abstenant de les soutenir à l’ONU pour ne pas trop mécontenter leurs partenaires français.
Ne peut-on donc penser que la politique de Washington était moins univoque, au moins à partir de 1947, et qu’elle visait à concilier les impératifs contradictoires de l’alliance atlantique et de la décolonisation ? C’est ce que suggère un rapport du Département d’Etat au Conseil National de Sécurité daté du 28 mai 1948, cité par Juliette Bessis dans sa contribution au colloque de l’IHTP : Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français (Paris, Editions du CNRS, 1986, pp. 341-356), selon lequel les États-Unis devaient « persuader les Français de la nécessité de résoudre le conflit entre les aspirations politiques nationalistes et l’attitude coloniale française » en annonçant l’objectif final d’autonomie et un calendrier, puis « exercer une influence sur les leaders musulmans pour qu’ils acceptent le concept d’évolution graduelle au lieu de l’indépendance immédiate ». Ainsi, la politique américaine a-t-elle pu inquiéter les uns sans satisfaire les autres.
Ces remarques ne diminuent pas l’intérêt de ce livre, qui prête à d’autres débats en contestant également la thèse couramment admise de l’insubordination des résidents généraux envers leurs ministres (accréditée par l’un d’eux, Robert Schuman, dès 1953), et celle d’un abandon volontaire des protectorats pour cause de non-rentabilité économique (avancée pour l’ensemble de l’Empire par Jacques Marseille dans son livre : Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel 1984).
Guy Pervillé