Historiens et géographes n° 309 (1986)

dimanche 29 juin 2008.
 

Les comptes-rendus de ces trois livres :

-  Michel Lévine, Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961, Paris, Ramsay, 1985, 309 p.,
-  "Des chrétiens dans la guerre d’Algérie", Lettre n° 316-317, Paris, Temps présent, mars 1985,
-  Simon Murray, Légionnaire, Paris, Pygmalion - Gérard Watelet, 1984, 322 p., préface d’Erwan Bergot,

ont été publiés dans Historiens et Géographes n° 309, avril 1986, p. 1312.

- Michel Lévine, Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961, Paris, Ramsay, 1985, 309 pages.

C’est un curieux livre que celui de Michel Lévine, sur la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris. Il se présente comme une chronique de la vie et de la mort des Nord-africains de l’agglomération parisienne tout au long du mois d’octobre 1961, jour par jour et heure par heure. La trame du récit assemble des témoignages très inégaux en longueur et en précision, les uns extraits de sources écrites (tracts, bulletins confidentiels, presse de gauche politique ou syndicale, plaintes au procureur de la République, débats parlementaires ou du Conseil municipal de Paris), les autres directement recueillis par l’auteur auprès de témoins algériens ou français. On serait tenté de qualifier ce livre d’histoire brute, s’il n’était pas ponctué de « points d’histoire » explicatifs, et s’il ne recourait pas à la méthode du dialogue romanesque pour faire comprendre le point de vue des policiers parisiens et de leur chef (sans le justifier). En dépit de cet effort d’interprétation, l’absence de synthèse laisse le lecteur sur sa faim, en proie à des interrogations troublantes que l’auteur a le mérite de provoquer.

Toutes ces accusations contre la police française sont-elles vraies ? Et dans ce cas, comment expliquer un tel déchaînement de violence meurtrière ? À ces questions, Michel Lévine apporte quelques éléments de réponse : à la première, l’incrédulité rencontrée par le bilan officiel, la décision de former une commission parlementaire d’enquête, et l’ouverture sans aboutissement d’une centaine d’informations judiciaires ; et à la seconde, la belle et convaincante intervention du député Claudius-Petit (pages 286-288). Cela ne suffit pas pour expliquer les causes profondes de cette tragédie - résultat de plusieurs années d’escalade du terrorisme et de la répression, encore aggravée en 1961 en dépit ou à cause de l’ouverture et de l’interruption des négociations d’Evian - mais cela suffit à en faire sentir toute l’horreur et l’absurdité.

-   "Des chrétiens dans la guerre d’Algérie", Lettre n° 316-317. Paris, Temps présent, mars 1985.

Trente ans après le début de la guerre d’Algérie, le mensuel catholique progressiste Lettre (héritier de La Quinzaine et du Bulletin) a publié un numéro spécial consacré au rôle des chrétiens de gauche engagés contre la torture et pour l’indépendance du peuple algérien, jusqu’à une solidarité active avec les militants du FLN. L’intention de ses rédacteurs était de témoigner sur des événements dont ils furent partie prenante, et d’apporter leur contribution à l’initiative prise par le gouvernement algérien de susciter un débat entre acteurs, témoins et historiens de toutes nationalités, à l’occasion du colloque organisé à Alger en novembre 1984. Mais des faits plus récents ont redonné à cette entreprise un intérêt d’actualité que soulignent les éditoriaux (à propos de la Nouvelle-Calédonie, et des procès en diffamation intentés par Jean-Marie Le Pen).

Le numéro regroupe des textes et des articles suivant trois axes. D’abord, des témoignages inédits de chrétiens d’Algérie (le docteur Pierre Chaulet, premier militant européen du FLN d’Alger, le père Kerlan, expulsé de Souk-Ahras en 1956) et de France (Elia Perroy, militante du groupe « Coopération » dans le treizième arrondissement de Paris, Pierre Deschaemacker, prêtre lillois). Puis, un rappel, destiné aux plus jeunes, de la lutte des chrétiens contre la torture (avec de beaux textes de Pierre-Henri Simon, de François Mauriac, et une étonnante dissertation thomiste d’un casuiste romain), pour le droit à l’indépendance (prise de position d’André Mandouze, de La Quinzaine, de l’équipe nationale démissionnaire de la Route, et de la Mission de France) ; enfin des exemples de solidarité vécue jusqu’à l’emprisonnement (Robert Barrat, le pasteur Mathiot, les pères Bernard Boudouresque et Robert Davezies - avec les témoignages de Sartre et d’Aragon en sa faveur). En guise de conclusion, trois réflexions d’André Mandouze (« Témoin, acteur et historien »), d’Albert Paul Lentin, et Hervé Harmon, sur ces « hommes frontières », les « chrétiens de gauche ».

L’intérêt des articles et des textes reproduits dans ce numéro spécial est constant, et suffit à en recommander la lecture. On pourra néanmoins regretter qu’il ne soit destiné qu’à un public limité, celui qui pourra s’y reconnaître. En effet, le ton général donné par l’éditorial de Jacques Chatagner : « Nous avions raison » [1], risque de choquer par son triomphalisme apparent ceux qui ont vécu une expérience différente de la même guerre. Bien que les prises de positions citées de la Mission de France condamnent avec une égale vigueur la torture et le terrorisme, l’ensemble du numéro donne l’impression d’occulter presque totalement le deuxième terme. Or, si la torture est bien un défi, d’une ampleur et d’une gravité sans cesse grandissantes, à la conscience chrétienne - et tout simplement humaine - on peut en dire autant du terrorisme. Puisque, selon les déclarations des cardinaux et archevêques de France, « il n’est jamais permis de mettre au service d’une cause, même bonne, des moyens intrinsèquement mauvais », l’engagement de chrétiens au service d’une révolution qui poursuivait son but « par tous les moyens » devait leur poser des cas de conscience, lesquels n’apparaissent pas ici. Pourquoi ? Il serait plus convaincant d’en rendre compte.

-  Simon Murray, Légionnaire, Paris, Pygmalion - Gérard Watelet, 1984, 322 p., préface d’Erwan Bergot.

Un jeune Anglais de bonne famille s’engage à 19 ans, le 22 février 1960, dans la Légion étrangère française, qui l’envoie combattre en Algérie, où son unité restera même après l’indépendance. D’abord poussé par un chagrin d’amour et par l’attrait romanesque de l’aventure, il découvre une réalité bien différente, qu’il assume jusqu’au bout pour se prouver à lui-même de quoi il est capable. Dureté de la discipline, de l’entraînement, des opérations et des combats meurtriers, sous un drapeau étranger et dans un pays inconnu. Rudesse de la vie quotidienne, faite de routine, de beuveries, de bagarres, de punitions, de virées érotiques ou sentimentales, et d’accès de nostalgie qui entraînent plus d’un légionnaire à déserter. Peu convaincus de la solidité de sa motivation - qui ne leur apparaît pas mieux qu’au lecteur - ses chefs attendent le milieu de son engagement pour lui offrir l’occasion de suivre le peloton des élèves caporaux, et de devenir, après de nouvelles épreuves surhumaines, un caporal-chef content de lui et intransigeant envers les « bleus ». Libéré le 12 février 1965, il a la chance extraordinaire de retrouver l’amour perdu de sa Jennifer, séduite par tant de virilité. Il garde de son aventure le souvenir ému d’une « camaraderie que l’on ne peut trouver nulle part ailleurs » et la satisfaction d’avoir quitté les « sentiers battus » de la vie pour aller « escalader les cimes ». A ceux qui ne peuvent s’accommoder de la médiocrité ambiante, l’auteur donne un conseil : « Allez-y, partez, faites le pendant que vous êtes jeunes ! Et, à quarante ans, vous serez heureux ! » Mais, est-ce une raison suffisante de tuer et de risquer de se faire tuer pour une cause étrangère - qui semble lui être indifférente - comme si la guerre n’était qu’un sport dangereux ? Les lecteurs de ce témoignage sans complaisance sur les mercenaires en képi blanc pourront en tirer d’autres leçons...

Guy Pervillé

[1] Cette conviction est - outre leur commune référence au Christ - le seul point commun entre les rédacteurs de la Lettre et ceux d’Itinéraires, mensuel intégriste qui a publié en juin 1982 un numéro spécial (n° 264) sur l’Algérie (cf. Historiens et géographes, n° 294 p 956).



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