Abla Gheziel, L’éveil politique de la société algérienne (2018)

jeudi 15 novembre 2018.
 
Voici ma préface au livre qu’Abla Gheziel vient de publier aux éditions L’Harmattan : L’éveil politique de la société algérienne. Révoltes, soumission, assimilation et nationalisme, 1830-1936, septembre 2018, 336 p.

Préface

Abla Gheziel publie aujourd’hui un livre tiré de la thèse de doctorat d’histoire qu’elle a soutenue à l’Université de Toulouse-Le Mirail le 30 septembre 2015 sur le sujet suivant : « L’éveil politique de la société algérienne à travers révoltes, soumission, assimilation et nationalisme, 1830-1936 ». Un sujet qui a pu sembler un choix trop ambitieux pour le premier travail de recherche d’une jeune historienne, mais qui répondait de sa part à un besoin profondément ressenti. En effet, elle avait éprouvé les limites d’une histoire officielle fortement encadrée par l’Etat algérien en tant qu’élève, puis étudiante et enfin enseignante d’histoire dans son pays natal.

Une fois venue en France, elle a logiquement cherché les premières réponses aux questions qu’elle s’était posées à travers les cours du Master arabe-histoire de l’Université du Mirail, puis entrepris de les approfondir par elle-même, d’abord dans le cadre d’un mémoire de Master II dirigé par Monsieur le professeur Dominique Urvoy sur « Le pouvoir central d’Alger et le beylik de Constantine à la veille de l’occupation française (1770-1830) », puis en élargissant le champ géographique et chronologique à toute l’Algérie de 1830 à 1936. Pour soutenir cet ambitieux projet, elle avait deux atouts. D’abord son expérience de l’enseignement de l’histoire de l’Algérie dans les deux pays concernés. Mais aussi et surtout sa maîtrise des deux langues (arabe et français) qui lui permettait d’utiliser des documents d’archives rédigés dans ces deux langues, et même de les traduire de l’une dans l’autre.

L’enjeu de cette thèse est donc le suivant : l’idée de nation algérienne musulmane existait-elle déjà en 1830, comme l’affirme l’historiographie officielle algérienne, ou bien est-ce une construction progressive qui s’est faite en fonction de la situation coloniale imposée à l’Algérie ? Abla Gheziel penche très nettement de ce dernier côté, comme le prouvent ses analyses. Si elle admet que l’Algérie était avant 1830 un Etat autonome, elle ne lui reconnaît pas le caractère d’une nation, en dépit de ce que semblait affirmer dès 1833 le livre publié à Paris et en français par Si Hamdan Khodja. Elle utilise très pertinemment les écrits de celui-ci et ceux de son rival Ahmed Bouderba, ainsi que ceux d’un troisième personnage beaucoup plus mystérieux (Hadj Ali Sidi Saadi), pour éclairer la signification des deux principaux mouvements de résistance à la conquête française. Le premier, incarné par Ahmed Bey de Constantine et soutenu par Si Hamdan Khodja, défendant l’identité ottomane de l’Algérie, et le second, incarné par l’émir Abdelkader, qui tentait de construire en Etat musulman rejetant la souveraineté ottomane et s’appuyant sur le sultan du Maroc, et qu’Ahmed Bouderba finit par soutenir.

Quand ces deux grands chefs rivaux finirent par se rendre aux Français en 1847-1848, les résistances et les révoltes ne cessèrent pas pour autant, mais il devint beaucoup plus difficile de leur attribuer un programme politique en dehors du djihad contre la domination des infidèles. Tous les principaux soulèvements armés sont passés en revue, et notamment celui de 1871 qui est analysé en détail, mais il faut bien constater qu’après cette dernière grande insurrection, à laquelle aurait participé un fils de l’émir Abd-el-Kader, et à la seule exception de la longue résistance menée par le cheikh Bouamama dans les confins algéro-marocains, ces mouvements sont de plus en plus locaux, éphémères, et de plus en plus rares à partir des années 1880. Au lieu d’une résistance nationale continue, que postule l’histoire nationaliste algérienne, il faut bien constater l’affaiblissement et la quasi-disparition de la lutte armée.

L’apparition d’un mouvement politique nationaliste musulman est un autre phénomène que l’on constate à partir de 1907, au moment où la France, commençant sa pénétration militaire au Maroc et inquiète de la menace allemande, décide d’imposer le service militaire aux Algériens musulmans. La date précise de son apparition, avant ou durant la Première guerre mondiale, ou après celle-ci, a fait l’objet de controverses politiques, puis de débats entre historiens (Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Gilbert Meynier, Mahfoud Kaddache) dont sont sortis peu à peu des analyses plus fines qu’Abla Gheziel restitue avec exactitude. Elle montre ainsi comment le nationalisme algérien s’est formé et diffusé entre 1926 et 1936 par l’action de plusieurs personnages dont Messali Hadj ne fut que le plus connu, et en confrontation avec d’autres tendances incarnées par le cheikh Ben Badis et par Ferhat Abbas. Cette dernière partie est bien informée et convaincante. Elle s’arrête sagement au moment à partir duquel le rapide essor du nationalisme algérien et le début du conflit avec le pouvoir colonial ont suscité de très nombreuses recherches et publications.

Ainsi, Abla Gheziel a réussi à couvrir un siècle d’histoire algérienne pour éclairer l’évolution qui a conduit les Algériens musulmans d’une opposition à la conquête encore très peu organisée à l’apparition d’un véritable mouvement nationaliste.

Guy Pervillé



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