Préface au nouveau livre de Roger Vétillard : La guerre d’Algérie, une guerre sainte ? (2020)

dimanche 7 juin 2020.
 
J’ai écrit cette préface pour le nouveau livre de Roger Vétillard, "La guerre d’Algérie, une guerre sainte ?", qui a été publié par les Editions Atlantis, Friedberg (Bavière, RFA) en avril 2020 (300 p, 24 euros). La version publiée de cette préface a été légèrement condensée pour des raisons de calibrage par l’éditeur, Wolf Albes, que je remercie pour le soin extrême qu’il a apporté à l’édition de ce livre. Il a néanmoins rajouté quelques passages que je reproduis ici.

Roger Vétillard, déjà auteur de deux livres importants consacrés à des événements majeurs de la guerre d’Algérie [1], avait abordé un aspect thématique de cette guerre trop longtemps négligé dans un livre publié en juin 2018 : La dimension religieuse de la guerre d’Algérie, 1954-1962, prémices et conséquences, avec une préface de l’historien Grégor Mathias et une postface de l’éditeur Wolf Albes [2]. Ayant continué à creuser ce sujet, il publie deux ans plus tard chez le même éditeur une nouvelle étude encore plus vaste et pertinente, enrichie par de nouveaux aspects, témoignages, références, et précisions et de nouveaux documents inédits, tellement enrichie et approfondie qu’elle mérite de porter un nouveau titre. Entre temps, Gérard Crespo avait publié avec Jean-Pierre Simon, en décembre 2019, un livre consacré à un sujet très proche : L’islam aux sources du nationalisme algérien [3]. Que plusieurs auteurs marqués par la guerre d’Algérie (1954-1962) aient cherché à éclairer le rôle qu’avait pu jouer dans cette guerre la religion de la grande majorité des Algériens, cela est naturel, mais le problème dépasse largement son aspect proprement algérien, étant donné l’importance nouvelle et sans cesse accrue que l’islam a prise dans l’histoire du monde entier à partir de la fin des années 1970. Or ce rôle clé de l’islam dans la guerre d’Algérie avait été longtemps sous-estimé, avant d’être de plus en plus réévalué à la lumière des événements récents, lesquels ont mis en lumière l’étroitesse des liens qui unissent religion et politique dans ce cas plus que dans tout autre.

Depuis 1979, année marquée par trois épisodes retentissants en Iran (prise du pouvoir par l’ayatollah Khomeini), en Afghanistan (résistance islamiste au pouvoir communiste protégé par l’armée soviétique) et à Le Mecque [4], l’islam s’est imposé non plus comme une religion comparable aux autres mais comme un phénomène politique majeur. Depuis lors, d’autres épisodes non moins dramatiques ont renforcé cette impression, notamment la guerre civile algérienne des années 1990 (qui n’est pas tout à fait terminée), les attaques terrifiantes du 11 septembre 2001 ordonnées par Mohammed Ben Laden contre les Etats-Unis, et la vague d’attentats sanglants organisés par Daesh contre la France à partir de 2015. En conséquence, l’islam a été de plus en plus souvent mis en cause comme étant une religion fanatique et sanguinaire incompatible avec la civilisation occidentale, et des groupes extrémistes en sont venus à réclamer son interdiction et celle de son livre saint le Coran en France, alors que des organisations musulmanes dénoncent au contraire la menace de ce qu’elles appellent « islamophobie ». La France et l’Occident tout entier, identifiés par les islamistes aux Croisés et aux juifs, sont accusés d’avoir toujours été les pires ennemis de l’islam.

Et pourtant, il est faux que la chrétienté médiévale puis l’Europe soient toujours restés figées dans leur hostilité à cette nouvelle religion qui prétendait accomplir le judaïsme et le christianisme en les dépassant. A travers plusieurs siècles, une longue évolution a conduit des Européens à dépasser leur ignorance initiale de l’islam en étudiant ses langues, ses textes religieux, littéraires et scientifiques, et ses arts, produisant ainsi un ensemble de savoirs appelés « orientalisme » qui ne fut pas un simple alibi de la domination de l’Occident sur l’Orient. On a trop oublié que la domination française sur l’Algérie, de 1830 à 1962, ne fut pas seulement caractérisée par le mépris des vainqueurs sur les vaincus. Qui se souvient que le chef de la résistance arabe et musulmane contre la conquête française, l’émir Abdelkader, fut considéré comme un ami de la France après sa libération par l’empereur Napoléon III, et après son intervention au secours des chrétiens de Damas massacrés par des musulmans en 1860 ? Sait-on que les autorités françaises d’Algérie se sont employées à domestiquer les confréries religieuses musulmanes qui avaient longtemps été les principales inspiratrices de révoltes ? Au point que le cheikh Al ‘Alaoui, fondateur de la confrérie ‘Alawiyya de Mostaganem, séduisit dans les années 1920 et 1930 de nombreux intellectuels français en Algérie, parmi lesquels le futur directeur des affaires musulmanes au Gouvernement général Augustin Berque (à ce poste de 1941 à 1945) qui le compara au Christ. La même confrérie avait participé au début des années 1950 à la création de l’association « Les amis de l’islam » avec des personnalités françaises d’Algérie telles que le professeur de médecine Pierre Goinard [5]. Le grand intellectuel Louis Massignon, mort en 1962, s’était fait l’apôtre de la réconciliation entre les religions monothéistes favorisée par l’étude du soufisme, conception mystique de l’islam.

Mais - comme le montre Roger Vétillard - c’est bien la guerre d’indépendance de l’Algérie qui a consacré l’alliance entre le nationalisme politique - créé à partir de 1927 par Messali Hadj mais incarné pour l’essentiel par les chefs du FLN à partir du 1er novembre 1954 - et l’islam représenté par l’Association des Oulémas (fondée en 1931 par le cheikh Benbadis), qui put à partir de 1962 en faire la religion de l’Etat algérien - avant que le FIS et d’autres mouvements islamistes créés en 1989 accusent l’Etat-FLN de ne pas lui avoir été assez fidèle. L’adjonction du statut officiel de l’islam dans le programme de Tripoli présenté par Ben Bella en mai 1962, puis sa reconnaissance comme religion de l’Etat dans la Constitution de 1963, ont été des étapes décisives dans cette alliance sur laquelle aucune des constitutions suivantes n’est jamais revenue.

Et pourtant, cette alliance étroite entre le nationalisme algérien et l’islam, qui fit du premier un islamo-nationalisme, a été pendant très longtemps largement sous-estimée en France. Parce que les textes du FLN écrits en français évitaient délibérément de la mettre en valeur - contrairement aux textes rédigés en arabe. Mais aussi parce les rédacteurs de l’organe officiel du FLN créé en juin 1956 à Alger, El Moudjahid, sous-titré « Le combattant », avaient cru bon de justifier son titre en en camouflant le véritable sens :

« D’aucuns s’étonneront, sans doute, du choix du titre qu’ils pourraient croire inspiré par un quelconque sectarisme politique ou par un quelconque rigorisme religieux, alors que notre but est de nous libérer d’un carcan colonialiste dénationalisant, pour une démocratie et une égalité entre tous les Algériens sans distinction de race ou de religion.

Il faut répondre. Le mot « djihad » (guerre sainte) duquel dérive « el moudjahid » (combattant de la foi) a toujours été, en raison d’un préjugé anti-islamique datant des croisades, pris en Occident chrétien dans un sens borné et restrictif. Il serait symbole d’agressivité religieuse. Cette interprétation est déjà rendue absurde par le fait même que l’islam est tolérant et que le respect des religions, en particulier le christianisme et le judaïsme est une de ses prescriptions fondamentales, d’ailleurs mise en pratique au cours des siècles.

Le « djihad » réduit à l’essentiel est tout simplement une manifestation dynamique d’auto-défense pour la préservation ou le recouvrement d’un patrimoine de valeurs supérieures et indispensables à l’individu et à la cité. Il est aussi la volonté de se parfaire continuellement dans tous les domaines.

Il se trouve que l’Islam fut précisément en Algérie le dernier refuge de ces valeurs pourchassées et profanées par un colonialisme outrancier. Est-il étonnant dès lors que, se recouvrant d’une conscience nationale, il vienne contribuer au triomphe d’une juste cause ?  ».

Cette étude démontre qu’effectivement, dans toutes les wilayas du FLN-ALN y compris la Kabylie, l’islam s’était imposé très vite comme la seule idéologie capable d’entraîner un peuple en grande majorité analphabète et ignorant la langue française, à soutenir la lutte armée contre un conquérant non musulman. Ce qui justifiait l’obligation de châtier les réfractaires et les traitres comme des renégats de l’islam. Faits majeurs que l’éditorial de ce premier numéro s’employait à dissimuler de son mieux : « En s’intitulant El Moudjahid, cette brochure ne fait que consacrer ce nom glorieux que le bon sens de notre peuple a, dès le 1er novembre 1954, attribué aux patriotes qui ont pris les armes pour une Algérie libre, indépendante et démocratique » [6].

Roger Vétillard démontre que ce recours à l’islam fut très fortement sous-estimé par les militants et intellectuels de gauche engagés du côté du FLN durant toute la guerre. Quelques-uns des coopérants qui vinrent ou revinrent se mettre au service de l’Algérie indépendante en prirent alors conscience, mais ils ne furent pas entendus [7]. C’est la guerre civile opposant les islamistes du FIS et du GIA à l’Etat algérien à partir de 1992 qui leur imposa une prise de conscience très tardive, comme le reconnut Pierre Vidal-Naquet [8].

Mais du côté des partisans de l’Algérie française et des autorités civiles et militaires engagées dans la lutte contre le FLN, il n’y eut pas davantage de prise de conscience du rôle central de l’islam dans son idéologie, pour deux raisons principales. Parce que mettre en accusation la religion de la grande majorité des Algériens aurait été suicidaire, la propagande française justifia la lutte contre le FLN par la défense de la fraternité entre tous les habitants de l’Algérie et encouragea l’ « union des croyants monothéistes » contre le fanatisme du FLN. Mais de plus, l’engagement du Parti communiste algérien au côté de celui-ci à partir de 1955 fut utilisé pour tenter de retourner les sentiments religieux des Algériens contre le FLN en l’accusant de trahir l’islam au profit du communisme athée. Là aussi, il fallut attendre l’effondrement du communisme soviétique en 1991 et la guerre civile algérienne des années 1990 pour voir une réévaluation du rôle de l’islam dans la guerre d’Algérie.

Dès lors, fallait-il donner rétrospectivement raison au FLN en reconnaissant que l’islam authentique avait été de son côté parce qu’il n’avait jamais pu et ne pourrait jamais accepter l’intégration des Musulmans dans un Etat non-musulman ? Ou bien au contraire faut-il maintenir une distinction entre l’islam véritable, compatible avec la démocratie comme les autres religions [9], et l’islamisme, défini comme l’exploitation politique de l’islam ?

Telle est la question fondamentale à laquelle ceux qui se réclament de l’islam donnent des réponses contradictoires. D’un côté, tous les Etats dont l’islam est la religion officielle enseignent qu’il n’y a qu’un seul islam, fondé sur le contenu du Coran. Ce livre saint considéré comme la parole authentique de Dieu est donc éternellement valable ; et même s’il contient des contradictions entre ses versets, la règle établie prétend les résoudre en postulant que les versets les plus anciens (généralement les plus tolérants) sont abrogés par les plus récents (appelant à répandre la vraie religion par le Djihad). C’est l’interprétation traditionnelle fondée sur l’expérience des compagnons du prophète qui l’ont accompagné depuis sa prédication désarmée de La Mecque (610-622 de l’ère chrétienne) jusqu’à sa prédication armée de Médine (622-632), et réaffirmée depuis plus d’un siècle par le courant réformiste incarné par les Frères musulmans d’Egypte et par l’association des Oulémas en Algérie. Il existe pourtant des courants minoritaires qui prétendent réconcilier l’islam et les idées modernes en recherchant l’inspiration la plus authentique du Coran dans ses plus anciens versets, mais ils ne peuvent s’exprimer librement que dans les pays non musulmans. Le plus audacieux d’entre eux, le Soudanais Mahmoud Mohammed Taha, a été pendu à Khartoum en 1985. Comme l’a reconnu l’islamologue Jean-Paul Charnay, il n’existe aujourd’hui aucun consensus parmi les musulmans de France pour savoir ce qu’est le véritable islam.

En tout cas, de nombreux témoins français de la guerre d’Algérie ont rapporté avec effroi des actes de cruauté visant spécifiquement les non-musulmans - et des musulmans jugés traîtres à la cause de l’islam - que la propagande française a tenté de faire connaître, mais que le FLN et ses défenseurs se sont bien gardés de rapporter. Les massacres du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, étudiés par Roger Vétillard, furent les premiers à retenir l’attention de la métropole, mais bien d’autres suivirent. Un mois plus tard, le 17 octobre 1955, le policier des renseignements généraux Roger Le Doussal eut le choc de découvrir un autocar tombé dans une embuscade sur la route de Bône à Herbillon, dans lequel le conducteur et tous les passagers non-musulmans avaient été massacrés :

« Etions-nous dans le cadre proclamé par le FLN le 1er novembre d’une lutte pour une nation algérienne démocratique égale pour tous, ou étions-nous bel et bien dans le cadre d’une guerre sainte pour une nation musulmane dont les mécréants devaient être exclus ? Car qu’avaient fait ces gens pour mériter d’être tués ? Ne pas être musulmans ! Comment leurs assassins les considéraient-ils donc, pour les abattre ainsi, de sang froid, à la chaîne, pire que du bétail ? Etait-ce cela la “lutte armée” contre le colonialisme ? [10]

Roger Vétillard cite également le témoignage d’un légionnaire allemand d’à peine 18 ans qui fut traumatisé à vie par un massacre perpétré par le FLN au début de 1958 contre les voyageurs d’un car sur la route de Saïda à Aïn-Sefra, tous musulmans, mutilés et défigurés :

"Ils les ont tous tués, même un bébé ! Tous les enfants, les femmes et bien sûr tous les hommes. Pourtant, c’étaient bien des musulmans et donc leurs compatriotes" [11].

De tels actes, souvent accompagnés d’égorgement et d’émasculation ou de viol, ont été rapportés par de nombreux témoignages, non seulement durant la guerre d’indépendance, mais aussi durant la guerre civile des années 1990, et durant la conquête française. Plutôt que d’en chercher l’origine dans le Coran, il vaut mieux en proposer une explication anthropologique plus profonde. Ces actes effroyables ne traduisent pas une obsession recherchant le plaisir individuel au prix de la souffrance d’autrui, comme chez nos maniaques sexuels. Ils expriment avec outrance la mentalité archaïque d’une société patriarcale qui ne considère les individus que comme de simples maillons d’un lignage [12]. C’est pourquoi il ne suffit pas de tuer son ennemi : encore faut-il anéantir symboliquement et réellement sa descendance, en s’acharnant sur les organes de la génération. Mohammed Harbi a eu le mérite de le reconnaître : « en occultant l’existence de pratiques cruelles enracinées dans une culture paysanne archaïque dominée par un code particulier de l’honneur et de la blessure symbolique à imposer au corps de l’ennemi, on s’interdit de voir dans la cruauté actuelle des actions des terroristes islamistes un ‘retour’ qui en vérité traduisait une permanence culturelle » [13].

Guy Pervillé.

[1] Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai 1945. Massacres en Algérie. Préface de Guy Pervillé. Versailles, Editions de Paris, 2008, 589 p, et 2011, 605 p ; Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. Un tournant dans la guerre d’Algérie ? Préface de Guy Pervillé. Paris, Riveneuve, 2012, 351 p, et 2013, 366 p.

[2] Roger Vétillard, La dimension religieuse de la guerre d’Algérie, 1954-1962, prémices et conséquences, Préface de Grégor Mathias et postface de l’éditeur, Wolf Albes. Editions Atlantis, Friedberg (RFA), juin 2018, 185 p. Voir mon compte rendu dans Outre-mers, revue d’histoire, n° 402-403, 1er semestre 2019, pp 249-250, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=445 .

[3] Gérard Crespo et Jean-Pierre Simon, L’islam aux sources du nationalisme algérien, Editions Edilivre, 2019, 210 p.

[4] Voir l’article de Robert Ilbert, « Le quinzième siècle de l’Hégire », dans XXème siècle, revue d’histoire, n° 17, janvier 1991, pp. 3-19.

[5] Qui plus tard écrivit un livre intitulé Algérie, l’oeuvre française, préface de Xavier Yacono, Paris, Robert Laffont, 1984, pour la défendre contre la propagande anticoloniale et la réhabiliter.

[6] « Bulletin de naissance », dans El Moujdjahid n° 1, juillet 1956, réédition de Belgrade, 1962, t 1, pp 8-9.

[7] Voir le témoignage de l’Algérois Pierre Maillot, « Algériens, si vous saviez... », dans Panoramiques n°62, 1er semestre 2003, « Algériens-Français, bientôt finis les enfantillages ? » pp 74-92.

[8] Voir « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence », entretien de Pierre Vidal-Naquet avec Paul Thibaud publié dans Esprit en janvier 1995 et repris dans Les violences en Algérie, Paris, Editions Odile Jacob, 1998, pp 155-176.

[9] Guy Pervillé, « Islam et démocratie », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=82 .

[10] Voir mon compte rendu de ce livre : Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie, 1952-1962, Paris, Riveneuve, 2011, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=279.

[11] Roger Vétillard, La guerre d’Algérie, une guerre sainte ? Friedberg (RFA) Editions Atlantis 2020, pp 77-79.

[12] Guy Pervillé, « Albert Camus était-il raciste ? Le témoignage du Premier homme », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=33 .

[13] Mohammed Harbi, « La tragédie d’une démocratie sans démocrates », in Le Monde, 13 avril 1994.



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