Imaginer la vision de la guerre française d’Algérie par un public japonais ne va pas de soi pour moi. Je peux supposer que ce public partira de la connaissance qu’il peut avoir de l’expansion coloniale japonaise en Extrême Orient entre le temps de l’empereur Meiji et la capitulation de l’empereur Hiro-Hito en 1945, qui peut elle-même être considérée comme un essai d’imitation de l’impérialisme colonial européen. Et aussi qu’il sera particulièrement sensible aux ressemblances qu’il pourra trouver avec la guerre française d’Indochine (1946-1954) et avec la guerre américaine du Vietnam et des pays limitrophes (1960-1975), lesquelles apparaissent aujourd’hui comme les dernières tentatives de maintenir des dominations impérialistes non-asiatiques sur des parties de l’Asie. Enfin, je peux aussi supposer, en me fondant sur l’opinion publique française, que les jeunes lecteurs ont plus tendance à culpabiliser la colonisation que ceux appartenant à des générations plus anciennes.
Sans vouloir répondre en détail à toutes ces analogies, il me paraît nécessaire de mettre le lecteur en garde contre des images mentales fondées sur des concepts insuffisamment définis. La mainmise française sur l’Algérie a été fondée sur une conquête militaire, et sur une entreprise d’exploitation ou de mise en valeur économique, mais aussi de peuplement, et ce dernier facteur est aujourd’hui presque oublié par tous ceux qui parlent de colonisation. Les Américains ont l’habitude de se présenter comme les premiers anticolonialistes parce qu’ils auraient eux-mêmes été colonisés par les Anglais avant de se révolter contre eux pour proclamer leur indépendance en 1776. Mais en présentant ainsi leur histoire, ils oublient qu’ils ont en réalité arraché l’Amérique du Nord à ses premiers habitants les Amérindiens, avant et surtout après leur révolte contre la métropole britannique, laquelle avait le tort de vouloir limiter sa colonisation de peuplement à la côte atlantique afin de protéger le territoire des Indiens. Les prétendus anticolonialistes américains furent en réalité, avec le renfort de dizaines de millions d’immigrants européens, les plus grands colonisateurs de l’histoire. Quant aux dirigeants britanniques, tout au moins au XIXème siècle, ils distinguaient très nettement leurs “vraies colonies”, c’est à dire leurs colonies de peuplement blanc majoritaire comme le Canada, l’Australie et la Nouvelle Zélande, et leurs simples dépendances, administrées sans peuplement britannique notable, comme l’Empire des Indes ou les territoires africains. Entre ces deux grands ensembles, l’Empire britannique comprenait aussi quelques exemples de colonies de peuplement blanc minoritaire, dont les principale étaient l’Afrique du Sud et la Rhodésie du Sud. Ce que l’on appelle la “décolonisation” fut d’abord l’accession à la souveraineté politique des colonies de peuplement blanc, puis celle des dépendances aux population de couleur. Mais celle des “colonies mixtes” (Afrique du Sud et Rhodésie du Sud) entraîna un long et dur conflit entre les deux populations rivales.
Ces rappels étaient nécessaires pour faire mieux comprendre l’originalité de la colonisation française, et particulièrement dans le cas de l’Algérie. La France a conquis, entre 1830 et 1930 environ, son deuxième empire colonial qui était considéré comme le deuxième du monde en étendue, juste après l’empire britannique. Mais cette conquête ne fut pas suivie d’un peuplement important (à la seule exception de la Nouvelle Calédonie) parce que la France était le seul Etat d’Europe dont la population avait cessé d’augmenter à partir du milieu du XIXème siècle. Et pourtant, l’Algérie, qui était au coeur de ce nouvel empire colonial, était considérée depuis les années 1840 comme devant être une colonie de peuplement, afin de justifier le coût très important en argent et en vies humaines de cette difficile conquête, en permettant à la nation française, enfermée dans d’étroites frontières depuis 1815, de s’agrandir en peuplant de nouveaux territoires. Mais depuis la fin des années 1850, tous les recensements de la population métropolitaine prouvaient que la France n’avait pas besoin d’une colonie de peuplement et qu’elle ne pouvait pas peupler l’Algérie. Au contraire, la population indigène était censée diminuer comme les Indiens d’Amérique, mais à partir de 1871, tous les recensements faits en Algérie ont montré qu’elle augmentait, et de plus en plus vite. Ainsi, la population française d’Algérie, même en y ajoutant les enfants d’étrangers européens naturalisés et les juifs indigènes, n’a jamais dépassé 14 % de la population totale, et n’en représentait plus que 10 % en 1954. Et pourtant les hommes politiques républicains sont restés attachés à l’idée que l’Algérie n’était pas une “colonie”, mais une nouvelle province française. Après un siècle d’une politique absurde, confronté à la révolte du FLN qui en était la conséquence logique, le général de Gaulle décida qu’il était temps de mettre fin à ce mythe ruineux, qui avait provoqué une deuxième guerre d’Algérie, très coûteuse pour les finances et pour le rôle international de la France. Rappelé au pouvoir en mai 1958 par les partisans de l’Algérie française, il leur imposa son choix. Et la grande majorité du peuple français, qui n’avait pas été consulté lors de la conquête, l’approuva.
Ces paradoxes sont difficiles à comprendre pour tous ceux qui s’imaginent que la politique des Etats capitalistes est toujours fondée sur la logique des intérêts économiques des classes dirigeantes. Les cas de la colonisation française en Algérie, de la coûteuse conquête qui la commença, et de la guerre inutile qui la termina, sont les meilleures preuves que cette idée est fausse. En réalité, la causalité historique ne se réduit jamais à une seule cause simple.
Guy Pervillé.