Rappel global des problèmes des "harkis" et de leurs descendants (2010)

mardi 19 février 2013.
 

Cette intervention a été présentée oralement au colloque de l’APSECT - association présidée par le regretté Ali Tebib - « Paroles et réalité de femmes et enfants de harkis » , Gaillac, 16 et 17 octobre 2010.

Il m’a été demandé de présenter un « rappel global » pour aider à situer le sujet particulier de ces deux journées. Je le ferai en deux parties. D’abord, une rapide présentation des faits qui sont à l’origine de la notion actuelle de « harkis », et qui se sont passés en Algérie entre 1954 et 1962. Elle sera relativement brève, parce que je l’ai déjà traitée plus en détail dans un article qui vient de paraître dans la revue Historia [1]. Puis une analyse un peu plus développée de la situation des anciens « harkis » et de leurs descendants en France, de 1962 à nos jours.

Les « harkis » en Algérie

On appelle aujourd’hui « harkis », en un sens très élargi, les membres de plusieurs catégories d’Algériens musulmans recrutés par la France entre 1954 et 1962 pour l’aider à combattre les « rebelles » du FLN-ALN. Ces catégories regroupaient des militaires (soldats de métiers engagés dans les régiments de spahis et de tirailleurs, et appelés au titre du service militaire obligatoire), mais aussi des auxiliaires ou « supplétifs », répartis entre plusieurs catégories (Groupes mobiles de sécurité, moghaznis des Sections administratives spécialisées, Groupes d’auto-défense...) dont les « harkis » sont devenus de très loin la plus nombreuse durant le plan Challe en 1959-1960. Ces harkis n’étaient pourtant que des « journaliers » qui pouvaient être engagés et renvoyés à tout moment ; et c’est seulement à la fin de 1961 que le gouvernement les dota d’un statut un peu moins précaire, au moment où ils se préparait à les licencier. Mais c’est à partir de 1962 que le mot est devenu célèbre, pour désigner désormais tous les Algériens musulmans menacés ou victimes de représailles dans l’Algérie indépendante du fait de leur engagement dans le camp français.

Quant aux raisons de leur engagement, elles ont été longtemps présentées de deux manières polémiques. D’un côté, les Algériens considéraient et considèrent encore les « harkis » comme des traîtres impardonnables, ce qui justifierait leur châtiment tout en minimisant leur représentativité. De l’autre, les partisans de l’Algérie française les considèrent comme des Français exemplaires, victimes de leur dévouement à la patrie et méritant d’être défendus et glorifiés pour cette raison contre ceux qui ont préféré les abandonner afin de s’entendre avec les « rebelles ». Entre les deux, l’examen des récits individuels suggère une infinité de motivations diverses, combinant les contraintes des deux camps et des choix plus ou moins libres dans une situation très difficile [2]. Les « harkis » furent utilisés en complément des troupes régulières françaises pour mettre de leur côté leur connaissance approfondie du terrain et de la population. Leur degré d’engagement dans les combats et dans la recherche du renseignement fut très inégal suivant les cas.

Enfin, le sort des « harkis » après les accords d’Evian doit être clairement expliqué. A première vue, ces accords négociés entre le gouvernement français et la direction extérieure du FLN n’ont considéré en Algérie que les « citoyens de droit local » et des citoyens français à part entière, sans dire un mot des « harkis ». Mais en réalité, l’existence même de 180.000 ou 210.000 musulmans algériens armés par la France était la principale difficulté à surmonter pour les négociateurs. L’ancien président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda [3], et l’ancien porte-parole de sa délégation à Evian, Redha Malek, ont reconnu l’un et l’autre dans leurs Mémoires que la négociation ne s’est débloquée qu’après un accord sur le principe de l’amnistie. Le 28 octobre 1961, dans la première rencontre secrète de Bâle, les délégués français ont demandé que « la partie algérienne s’engage à n’exercer de représailles contre aucune personne pour son attitude depuis le 1er novembre 1954 ». Et le 9 novembre, dans la deuxième rencontre de Bâle, « les délégués français, pour la première fois depuis dix mois, ne cachent pas leur soulagement. Notre réponse positive sur le principe de non-représailles contre les personnes visées pour leur collaboration avec la France a été enregistrée comme le début d’un véritable dégel de notre part », raconte Redha Malek [4]. Le texte des accords d’Evian signé le 18 mars 1962 a confirmé cet accord initial, aussi bien dans la déclaration générale (« Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison d’opinions élises à l’occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination, ou encore d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez le feu. Aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir »), que dans la déclaration des garanties, encore plus précise. Il est donc impossible de prétendre que les accords d’Evian ont oublié les « harkis ».

Mais le problème était de savoir dans quelle mesure les chefs du FLN avaient ou non l’intention de tenir leurs engagements. D’un côté, il faut souligner que le chef de la délégation algérienne, le vice-président du GPRA Belkacem Krim, avait tenu à parapher lui-même chaque page des accords, au lieu de se contenter d’une signature finale comme les trois délégués français. On ne peut donc pas prétendre que le GPRA ne s’était pas engagé. Mais lors de la session du Conseil nationale de la révolution algérienne (CNRA) réuni à Tripoli entre la conférence préparatoire des Rousses et celle d’Evian, tous les participants avaient ratifié à l’avance les futurs accords, sauf le colonel de la wilaya V (Oranie) et les trois représentants de l’Etat-major général de l’ALN, qui avaient voté contre. Lors de la session suivante du CNRA, en mai 1962, tous les membres présents ont approuvé sans débat le « programme de Tripoli » qui condamnait les accords d’Evian en tant que « plateforme néo-colonialiste ». Ce qui n’a pas empêché le GPRA de faire campagne pour le « Oui » au référendum du 1er juillet 1962 qui ratifia massivement les accords d’Evian au nom du peuple algérien.

D’autre part, une directive du chef de la wilaya V, datée du 10 avril 1962, avait été interceptée par l’armée française et fut diffusée par l’OAS : elle recommandait d’user de tact et d’agir avec souplesse avec les « harkis, goumiers et ralliés servant dans les rangs ennemis », mais elle précisait que « leur jugement final aura lieu dans une Algérie libre et indépendante devant Dieu et le peuple qui sera alors seul responsable de leur sort ». En attendant, « ces égarés doivent être surveillés dans leurs moindres gestes et activités et seront inscrits sur une liste noire qu’il faudra conserver minutieusement » [5]. Un autre texte, semblant émaner du GPRA, donnait des consignes analogues : « Ce n’est qu’après cette date (de l’indépendance) que nous nous occuperons, effectivement, des harkis. Afin de préparer cette opération ultérieure, on s’attachera, à tous les échelons, à établir la liste complète des harkis, à grouper la maximum de renseignements les concernant, eux et leurs familles, et à suivre leurs déplacements de façon très précise » [6]. On pouvait donc avoir des doutes sur les intentions véritables des chefs du FLN-ALN. Si les violences contre les harkis furent relativement rares jusqu’aux 1er juillet 1962, elles se multiplièrent ensuite très vite dans tout le pays, et même la wilaya III (Kabylie) qui avait semble-t-il essayé de rester fidèle à la signature de son ancien chef Belkacem Krim, céda à la contagion quand elle fut entraînée dans la lutte généralisée pour le pouvoir à partir du 27 juillet. Enlèvements, détention dans des camps, tortures, massacres, se succédèrent en plusieurs vagues, qui dépassèrent la durée de la lutte pour le pouvoir (été 1962) et se prolongèrent pendant près d’un an, jusqu’à ce que le président Ben Bella se décide à interdire les meurtres de « harkis » au printemps 1963. Mais un certain nombre d’entre eux resta emprisonné pendant près d’une dizaine d’années.

Face à ces violations de plus en plus nombreuses et graves des clauses fondamentales des accords d’Evian, les autorités françaises ont eu une attitude ambiguë, qui a donné lieu aux pires soupçons. En effet, le « rapatriement » en métropole d’un grand nombre d’anciens « harkis », recommandé à titre de sage précaution par plusieurs conseillers du gouvernement de Michel Debré, fut délibérément écarté par celui de Georges Pompidou. Les initiatives prises par l’anciens officiers de SAS, réunis dans l’Association des anciens des Affaires algériennes, furent dénoncées en mai 1962 comme tendant à favoriser le renforcement de l’OAS en métropole par le ministre des Affaires algériennes, Louis Joxe, et par celui des forces armées, Pierre Messmer : ceux-ci interdirent tout transfert vers la France de musulmans en dehors du plan général gouvernemental, conçu pour un effectif très limité. Mais après l’indépendance de l’Algérie (3 juillet 1962), la multiplication des massacres, des violences et des arrestations visant les anciens « harkis » en tant que traîtres à leur patrie obligea le gouvernement à autoriser leur accueil dans les camps militaires et leur transfert en territoire français, non sans tentatives d’interrompre le mouvement sous prétexte de saturation des camps. La crainte majeure, qui dissuada le gouvernement d’autoriser toute opération militaire de secours actif, était de reprendre les hostilités contre le FLN, ce qui aurait justifié après coup la résistance de l’OAS contre les accords d’Evian. Mais aussi de faciliter l’entrée en France d’un trop grand nombre d’Algériens, qui aurait été contraire au but essentiel de ces accords, à savoir de séparer les deux pays et leurs deux populations. Comme le dit le général de Gaulle en septembre 1962, s’il fallait les accueillir des anciens « harkis » en France parce qu’ils couraient des dangers, ils n’étaient pas des rapatriés, mais des « réfugiés ». Mais jamais le gouvernement français n’avait eu la volonté de les anéantir : pour lui, leur vraie place était en Algérie [7].

Les ancien « harkis » et leurs descendants en France

Le sort réservé aux anciens « harkis » réfugiés en France, puis leur évolution et celui de leurs descendants durant le demi-siècle qui a suivi, doivent maintenant être retracés dans leurs très grandes lignes. Distinguons d’abord le traitement qui leur fut réservé par les gouvernements gaullistes sous les présidences de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, de 1962 à 1974. Puis les changements qui se sont manifestés à partir des premières révoltes des enfants de « harkis », de 1975 à nos jours.

Comme on l’a dit, le transfert en France d’un nombre important de « Français musulmans » n’avait pas été voulu par le gouvernement français après les accords d’Evian. Il lui fut imposé, d’abord par les initiatives d’anciens officiers de SAS qui n’avaient aucune confiance dans les promesses d’amnistie du FLN, puis par la multiplication des violences commises par des Algériens contre des anciens « harkis » durant la période d’anarchie et de lutte pour le pouvoir des trois premiers mois de l’indépendance, et enfin durant l’établissement du nouveau pouvoir par le gouvernement Ben Bella et la nouvelle Armée nationale populaire du colonel Boumedienne [8]. Rien ne permet d’accuser le gouvernement français d’avoir voulu toutes ces violences absolument contraires aux accords d’Evian, même si l’on peut lui reprocher de ne pas avoir voulu les prévenir, et surtout les empêcher par des moyens qui auraient signifié la reconnaissance de la faillite totale de ces accords.

D’autre part, l’accueil fait à ces réfugiés que l’on ne voulait pas considérer en France comme des « rapatriés » à part entière a donné l’impression justifiée d’une volonté de les tenir à l’écart, aussi bien des Français de France (auxquels on ne voulait pas faire prendre conscience de la gravité des violations des accords d’Evian), que des Algériens en France (toujours encadrés par l’ancienne Fédération de France du FLN transformée en « Amicale »), auxquels on voulait dissimuler leur présence afin d’éviter de nouvelles violences. Il en résulta une tendance très nette à la ségrégation de ces réfugiés, manifestée par leur accueil prolongé dans des camps militaires fermés [9] dont les plus durables furent ceux de Saint- Maurice-l’Ardoise (Gard) et de Bias (Lot et Garonne), ou de hameaux de forestage situés dans des régions sous peuplées du Midi. Ceux qui y restèrent durant plus de douze ans purent avoir l’impression d’être à leur tour des « internés », tenus à l’écart des vrais Français.

Il faut pourtant souligner que ces « internés » n’ont jamais été la totalité des anciens « harkis » réfugiés en France et de leurs familles ; non seulement parce que ceux qui y ont été transférés par leurs anciens officiers n’ont pas été enfermés dans des camps, mais aussi parce que la plupart des « internés » dans ces camps en ont été plus ou moins rapidement libérés dès que s’est présenté une possibilité de travail leur permettant de vivre une vie normale avec leurs familles. C’est ce que montre, par exemple, la thèse de Nordine Boulhaïs [10] consacrée à l’installation de familles d’anciens « harkis » de l’Aurès dans la région industrielle du Nord-Pas-de-Calais. En fin de compte, ne restèrent dans ces camps supposés d’internement que ceux qui étaient jugés incapables d’entretenir leurs familles par leurs propres moyens. D’autre part, il a été reproché à leurs chef de priver injustement leurs pensionnaires des allocations auxquelles ils avaient droit en tant que bénéficiaires de la loi Boulin d’aide aux « rapatriés » ; mais en fait c’était le secrétaire d’Etat aux rapatriés Robert Boulin lui-même qui avait pris la décision de transférer ces allocations aux chefs de centres d’hébergement avec l’accord du Premier ministre Georges Pompidou et du président de la République Charles de Gaulle : « Ces musulmans n’étant pas adaptés à la vie européenne, il serait inopportun de leur attribuer l’aide prévue en faveur des rapatriés sous forme individuelle. Les intéressés devront au contraire continuer à bénéficier d’un certain encadrement dans leur travail et dans leur hébergement. C’est pourquoi, en ce qui les concerne, il est indispensable de bloquer les différentes formes d’aide (prestations de retour, subventions d’installation, etc...) de manière à constituer un fonds permettant de les prendre collectivement en charge et de financer leur réinstallation. L’article 43 du décret du 10 mars 1962 sur l’aide aux rapatriés autorise cette façon de procéder » [11]. Cette décision était évidemment très critiquable car elle créait de ce fait une catégorie de Français entièrement à part, jugés incapables d’être des citoyens français à part entière. Mais on doit aussi rappeler que le gouvernement avait pris une décision très importante allant en sens contraire par l’ordonnance du 21 juillet 1962 : la possibilité de réintégration dans la citoyenneté française à part entière pour tous les ancien « Français musulmans », âgés de plus de 18 ans, qui signeraient une déclaration recognitive de nationalité française, impliquant l’acceptation de toutes les lois françaises y compris le Code civil [12]. Contrairement à la pratique des camps, cette décision capitale créait la possibilité d’un accès à une vraie citoyenneté française à part entière : ils ne devaient plus être, en droit, des Français de seconde zone.

Enfin, il faut remarquer que, durant cette première période, les réfugiés français musulmans dont la plupart ignoraient le français écrit, voire parlé, étaient représentés par des porte-parole et des défenseurs qui n’appartenaient pas à leur milieu : chefs de centres d’hébergement, anciens militaires ou rapatriés français d’Algérie bénévoles, ou enfin notables français musulmans dont le plus célèbre était le bachaga Boualem, ancien militaire de carrière, ancien chef de harka et ancien vice-président de l’Assemblée nationale française. Mais la population en question, encore traumatisée par toutes les épreuves subies, n’avait guère la possibilité de s’exprimer directement par elle-même.

Or depuis la première révolte des camps de Saint-Maurice l’Ardoise et Bias, en 1975, la situation des anciens « harkis » et de leurs familles a connu une évolution en profondeur, dont je voudrais maintenant indiquer les grandes lignes.

La perception du problème des anciens « harkis », tout au moins en France, a profondément changé, tout d’abord à cause du renouvellement des générations. Ce sont désormais les enfants de ces anciens « harkis » exilés qui se sont révoltés contre l’injustice de leur sort et qui se sont exprimés à leur place, en tirant parti de l’instruction minimale qu’ils avaient reçue. On doit particulièrement signaler l’activisme de leurs filles, dont les mères étaient encore moins alphabétisées et encore moins nombreuses à pouvoir s’exprimer en français que leurs maris, mais qui ont été particulièrement nombreuses à écrire au nom de leurs parents, comme Fatima Besnaci-Lancou, Dalila Kherchouche, Zahia Rahmani, Hadjila Kemoun...

En conséquence, on a vu fleurir un très grand nombre d’organisations, très difficiles à recenser exhaustivement, dont on peut aujourd’hui rechercher les traces sur Internet sans savoir quelle est la représentativité de chacune. Il y a quelques années, un regroupement a été tenté sous le sigle « AJIR pour les harkis », à l’initiative du sociologue Mohand Hamoumou, auteur d’une thèse remarquée sur les Français musulmans rapatriés. [13] Aujourd’hui, l’organisation la plus dynamique paraît être « Harkis et Droits de l’homme », animée par Fatima Besnaci-Lancou et par le vice-président de la Ligue des droits de l’homme Gilles Manceron.

Il est très difficile de dresser un bilan de l’action de ces organisations sans les avoir toutes recensées. Certaines semblent rester très proches des associations de rapatriés d’Algérie les plus radicales, comme par exemple le bulletin Le clin d’œil d’Ahmed Kaberseli. Mais d’autres s’en écartent très sensiblement. En voici donc une esquisse très subjective.

D’un côté, on constate une radicalisation de la dénonciation des décisions prises contre les intérêts des « harkis » par les gouvernements français nommés par le président Charles de Gaulle en 1962. Cette tendance s’est exprimée avec éclat dans la plainte pour « crime contre l’humanité » déposée contre le gouvernement français en 2001 par un groupe de plaignants dont le plus connu est Boussad Azni, fils de harkis ayant grandi au camp de Bias, lequel a publié l’année suivante un livre intitulé intitulé Harkis, crime d’Etat, généalogie d’un abandon. Ce livre est remarquable par la confusion totale qu’il opère entre les responsabilités des auteurs algériens de massacres de harkis et celles des dirigeants français qui n’ont pas pris les mesures susceptibles de les sauver : « L’Algérie a été le bourreau d’une sentence prononcée par la France. La France coupable de non-assistance à personne en danger. La France qui a achevé, dans le mouroir des camps de Rivesaltes et d’ailleurs, la sinistre besogne commencée par les tireurs du FLN » [14].

D’autre part, on observe une tendance à identifier les conditions d’enfermement imposées à une partie des anciens « harkis » dans les camps de Saint-Maurice l’Ardoise et de Bias à celles imposées pendant la guerre d’Algérie aux populations enfermées dans les camps de regroupement par l’armée française, utilisant le fait que les responsables de ces camps d’hébergement en métropole avaient souvent une expérience antérieure d’encadrement des populations regroupées, en tant qu’ancien officiers de l’armée française ou que « pieds-noirs ». Cette identification est particulièrement nette dans le livre de Michel Roux, professeur de sciences sociales qui a milité aux côtés des fils de « harkis » du camp de Bias [15].

Enfin, les positions les plus originales sont celles de l’association Harkis et droits de l’homme, qui coopère étroitement avec la Ligue des droits de l’homme et se veut résolument à gauche. Elle a manifesté son refus de l’identification entre la cause des anciens « harkis » et celle de l’Algérie française en condamnant la loi mémorielle du 23 février 2005. Elle a aussi obtenu l’appui de quelques anciens militants et anciens dirigeants de la Fédération de France du FLN, tels que Mohammed Harbi [16] et Ali Haroun [17]. On pourrait donc avoir l’impression d’un retournement des alliances par rapport aux associations d’anciens « harkis » restées proches des associations de « rapatriés » d’Algérie. Mais en réalité, cette tendance est loin d’avoir achevé son évolution, qui reste entravée par des signes contraires. Par exemple, dans le livre intitulé Les harkis dans la colonisation et ses suites [18], publié en 2008, on constate sous la plume de Fatima Besnaci-Lancou et de Gilles Manceron une analyse très critique envers la politique algérienne du général de Gaulle, allant jusqu’à reprendre à son compte le concept de « crime d’Etat » emprunté à Boussad Azni, et le reproche fait au Général d’avoir retiré la nationalité française aux Algériens musulmans ; ce qui les conduit à désavouer la contribution de Sylvie Thénault, qui avait exprimé dans le même ouvrage le même souci de limiter les reproches adressés à la politique gaullienne que naguère Charles-Robert Ageron. Le lecteur a presque l’impression de relire les livres du bachaga Boualem... Et de même quand il trouve dans le même volume la contribution de Smaïl Bouffal, dirigeant de l’Association « Génération mémoire harkis », rendant compte des actions judiciaires qu’il a menées contre plusieurs auteurs de propos injurieux à leur égard, tels que le président algérien Abdelaziz Bouteflika, l’ancien premier ministre français Raymond Barre ou l’ancien ministre de la défense Pierre Messmer (bien que celui-ci ait exprimé un certain repentir par rapport aux positions qu’il avait prises à l’époque) [19].

En réalité, l’association Harkis et droits de l’homme est parfaitement consciente de la persistance d’une attitude officielle algérienne continuant à diaboliser les « harkis » pour exalter la vertu des « patriotes » sur laquelle est fondée la légitimité de l’Etat algérien, et sa présidente a déjà éloquemment exprimé le désespoir que lui inspire cette attitude intransigeante [20]. Cela n’empêche pas les dirigeants de cette association d’exprimer aussi leur mauvaise humeur contre les critiques que leur adresse le général Maurice Faivre, auteur d’ouvrages importants qui défendent les anciens « harkis » sans condamner ceux qui se sont occupés de leur accueil en métropole [21]. Or ces critiques ne doivent pas être ignorées de ceux qui s’intéressent à la question, et qui ne doivent pas confondre l’histoire des « harkis » avec une seule tendance mémorielle. Ajoutons pour finir que l’on peut trouver de tous les côtés les résultats de très utiles recherches historiques, par exemple les articles de Abderahmen Moumen (ici présent) qui se trouvent dans les publications citées de Harkis et droits de l’homme [22] aussi bien qu’ailleurs.

Guy Pervillé

[1] « Des lendemains qui déchantent », Historia n° 766, octobre 2010, pp. 43-45 et 48, article publié dans le dossier « Harkis, pour en finir avec les tabous » (malheureusement sans notes).

[2] Le colonel Schoen, qui participa à l’accueil des anciens « harkis » en métropole, m’a résumé les principales motivations de leur engagement en les rangeant par ordre d’importance décroissante : - la solde, vitale pour une population très pauvre et encore appauvrie par la guerre ; - le désir de protection ou de vengeance contre les injustices du FLN ; - le dévouement envers des Français ou envers la France.

[3] Ben Youssef Ben Khedda, Les accords d’Evian, Publisud-OPU, 1986, pp. 27-30.

[4] Redha Malek, L’Algérie à Evian, histoire des négociations secrètes, 1956-1962, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 184- 187.

[5] Texte reproduit par Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 164-165 (texte et fac simile).

[6] Texte reproduit par Maurice Faivre, Un village de harkis, des Babors au pays drouais, L’Harmattan, 1994, p. 182, commenté dans Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 156. Ce document a été reproduit de mémoire par l’officier qui l’a saisi. Le nom de l’organisme émetteur, « Commandement provisoire de la révolution algérienne », pose problème.

[7] Voir notamment la citation faite par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Paris Fayard, 1994, p. 196 (cité sur mon cite http://guy.perville.free.fr, dans ma communication sur « Les conditions du départ d’Algérie », 1995).

[8] Abderahmen Moumen distingue quatre phases dans son article « Les massacres de harkis lors de l’indépendance de l’Algérie », publié dans Les harkis, histoire, mémoire et transmission, s.dir. Fatima Besbaci-Lancou, Benoît Falaize et Gilles Manceron, Paris, Les Editions de l’Atelier, 2010, p. 65 : « « des accords d’Evian le 18 mars 1962 au scrutin d’indépendance le 3 juillet 1962 ; de juillet à septembre 1962 durant la vacance du pouvoir et la guerre civile marquée par l’éclatement du FLN et de l’ALN en deux coalitions rivales ; du mois d’octobre 1962 où s’installe le premier gouvernement algérien jusqu’au premier trimestre 1963 (phase marquée par une violente reprise des massacres) ; et enfin, jusqu’en 1964, une quatrième phase marquée par des massacres sporadiques et circonscrits ».

[9] Dont plusieurs avaient servis auparavant à l’internement d’étrangers jugés plus ou moins indésirables, et tout récemment à des internés algériens.

[10] Des harkis berbères, de l’Aurès au Nord de la France, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2002.

[11] Cité par F. X. Hautreux, « Au-delà de la victimisation et de l’opprobre : les harkis », http://colloque-algerie.ens-lsh.fr/communication.php3 ?id_article. qui donne la référence : CAOM 81F 1040, 23 mai 1962. Comité des affaires algériennes du mercredi 23 mai 1962. Objet : « Personnes rentrant d’Algérie »

[12] Contrairement à la « citoyenneté dans le statut » qui permettait aux Algériens à « statut personnel de droit local » d’exercer tous les droits du citoyen français tout en conservant le bénéfice du statut personnel musulman ou des coutumes berbères jusqu’au référendum du 1er juillet 1962..

[13] Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard, 1993.

[14] Boussad Azni, Harkis, crime d’Etat, généalogie d’un abandon, Paris, Ramsay, 2002, p. 165.

[15] Michel Roux, Les harkis, les oubliés de l’histoire, Paris, La Découverte, 1991.

[16] Le plus important des historiens algériens, qui a choisi de vivre et de travailler en France, où il a publié plusieurs ouvrages fondamentaux depuis 1975.

[17] Ancien dirigeant de la Fédération de France du FLN, auteur de La Vème wilaya, la guerre du FLN en France, Paris, Le Seuil, 1986,

[18] Les harkis dans la colonisation et ses suites, s.dir. Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron,pp. 23-24. Cf. mon compte rendu, « Note de lecture : un ouvrage collectif sur les harkis », paru dans le n° 362-363 de Outre mers, revue d’histoire, 1er semestre 2009, pp. 341-349.

[19] Besnaci-Lancou et Manceron, op. cit., pp. 197-198. Voir ma réponse dans ce même compte rendu.

[20] Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harkis. Le bouleversant témoignage d’une enfant de la guerre d’Algérie, préface de Jean Daniel et de Jean Lacouture, Paris, Editions de l’Atelier, 2003, pp. 120-121.

[21] Maurice Faivre, op. cit. note 6 ; Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962, Paris, L’Harmattan, 2000, L’action sociale de l’armée en faveur des musulmans, 1830-2006, L’Harmattan, 2007.

[22] Voir ses articles dans Les harkis dans la décolonisation et ses suites, Paris, Editions de l’Atelier, 2008 (« « Du camp de transit à la cité d’accueil de Saint-Maurice-l’Ardoise, 1962-1976 », pp. 131-145), et dans Les harkis, histoire, mémoire, et transmission, Paris, Editions de l’Atelier, 2010 (« La notion d’abandon des harkis par les autorités française », pp.47-62 ; « Les massacres de harkis lors de l’indépendance de l’Algérie », pp. 63-77, et « Les lieux de mémoire du groupe social « harkis » : inventaire, enjeux et évolution », pp. 135-146).



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