Nouveaux comptes rendus parus dans Outre-mers 1er semestre 2018 (2018)

vendredi 21 septembre 2018.
 
Ces comptes rendus ont été publiés dans Outre-mers, revue d’histoire, n° 398-399, 1er semestre 2018, pp 295-303.

Jean Balazuc, Guerre d’Algérie. Une chronologie mensuelle. Mai 1954-décembre 1962 .
Paris, L’Harmattan, novembre 2016, 549 p.

Ce gros livre rentre difficilement dans un cadre préétabli. L’auteur est un Algérois né en 1937, un polytechnicien (X 1956), et fut parachutiste au 3ème RPC (1959-1960). Ces précisions sont utiles pour comprendre la logique de cet ouvrage qui se veut une sorte d’encyclopédie historique de la guerre d’Algérie tout en exprimant la sensibilité engagée de son auteur. On apprécie l’ambition du propos, et la méthode qui le sert. Un plan chronologique, avec un résumé général, puis des titres et des sous titres très explicites, mais aussi des notices encadrées présentent des personnages plus ou moins connus ou des unités militaires, l’ensemble étant suivi de riches annexes sur les dirigeants politiques français, les dirigeants et les généraux en Algérie, les chefs de corps en Algérie, les dirigeants politiques du FLN, les chefs de wilayas, suivies par une rapide bibliographie et une table des matières.

Malheureusement, ce travail ambitieux souffre de l’insuffisance de sa bibliographie, qui ne distingue pas entre les ouvrages d’historiens (trop rares), les livres de journalistes, et les témoignages plus ou moins développés, complétés par des numéros spéciaux de journaux ou de revues, des bulletins d’associations de combattants ou de civils. Seule la Légion étrangère, à laquelle l’auteur a déjà consacré un livre (La Légion étrangère et la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2012) bénéficie d’une rubrique spécialisée. Mais le plus grave est l’absence de toute note indiquant l’origine de telle ou telle information, ce qui ne permet pas toujours d’identifier l’origine de nombreuses affirmations contestables. Pour ne donner qu’un seul exemple parmi beaucoup d’autres, on aimerait savoir d’où proviennent les mentions de deux séjours de Messali Hadj en URSS (de 1924 à 1926 et en 1930-1931) (p 60) qui ne sont pas confirmées par les historiens spécialistes de ce personnage.

Dans ces conditions, cet ouvrage sera surtout utile aux historiens capables de le critiquer pour distinguer le certain du douteux. Ils pourront y trouver un grand nombre de faits utiles à connaître, mais l’auteur aurait sans doute mieux fait de limiter son projet aux aspects proprement militaires de la guerre d’Algérie, qu’il connaît beaucoup mieux que d’autres.

Maia Alonso, Le rêve assassiné .
Editions Atlantis, 2017, Friedberg (Bavière), mai 2017, 252 p (dont 14 pages de documents photographiques en annexes).

Maia Alonso est connue comme romancière, mais son dernier livre, qui a obtenu en octobre 2017 le premier prix de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie, se présente à nous comme un « roman vrai ». En effet, si la forme est romanesque, en particulier dans les premières et les dernières pages de ce livre, l’essentiel de celui-ci est un récit, fondé sur de très nombreux témoignages et documents privés, de la vie et de la mort tragique d’un couple exemplaire, le maire de Thiersville (Oranie) Félix Vallat et son épouse Madeleine, assassinés par le FLN près de leur ferme le 8 avril 1958. La préface due à leurs trois fils, Bernard, Paul et Jean-Félix, rescapés par miracle de cette embuscade, pose clairement l’enjeu, en rappelant les célèbres controverses entre Albert Camus et Jean-Paul Sartre, le premier refusant le terrorisme que le second justifiait par la nécessité de détruire le colonialisme. Ils citent les propos que Maia Alonso attribue à l’organisateur de l’attentat, Mokhtar Boucif, ex-ami de Félix Vallat : les Européens « sont des usurpateurs qui ne sont pas chez eux. Ils devront partir ou mourir ».

Ce récit, de plus en plus captivant, a le mérite de faire comprendre que les « colons » diabolisés par la propagande du FLN algérien étaient des êtres humains qui ne méritaient pas nécessairement la haine qui les a frappés (contrairement à ce que pensaient les émules de Jean-Paul Sartre). Mais le lecteur peut légitimement se demander si la volonté de les réhabiliter ne risque pas d’entraîner son auteur à une glorification sans nuance. En réalité, il n’en est rien. Maia Alonso ne se contente pas de rappeler tous les bienfaits distribués par ses héros malheureux à leurs voisins musulmans : elle s’attache aussi à expliquer la logique impitoyable des chefs du FLN et les motifs de la soumission de la population musulmane, qui laissa faire le meurtre de leurs bienfaiteurs sans qu’un seul de leurs obligés ait le courage de les prévenir ; et elle s’interdit même de cacher les sanglantes représailles qui ont suivi. Dans sa postface, l’éditeur Wolf Albes signale à juste titre que « l’auteur n’a rien caché, même au risque de heurter certaines sensibilités. Mais oui : il y a eu une répression sanglante après l’assassinat de Georges Mauriès (ami de Félix Vallat, victime lui aussi d’une embuscade près de sa ferme le 6 janvier 1957) et celui du couple Vallat, où des dizaines de civils musulmans furent froidement exécutés. Mais nous savons parfaitement que les héros eux-mêmes se seraient opposés à cette folle vengeance ».

Mais surtout il formule très clairement l’enjeu capital de ce livre, en s’adressant à d’éventuels lecteurs algériens : « N’est-il pas grand temps de cesser de pointer éternellement du doigt l’autre, d’exiger encore et encore la repentance, de délirer dans la surenchère jusqu’à parler de crime contre l’humanité ? Ce serait faire preuve d’humanité et de compassion que de reconnaître enfin les souffrances de l’autre, de se recueillir ensemble et de pleurer toutes les victimes de cette terrible tragédie algérienne. Et ne faudrait-il pas arrêter de glorifier tous ces ‘héros de la libération’ qui ne comprennent toujours pas que leurs attentats contres des civils étaient des crimes ? ». Telles est en effet la question que ce livre laisse dans l’esprit de ses lecteurs.

Roger Vétillard, Français d’Algérie et Algériens avant 1962. Témoignages croisés .
Préfaces de Nicole Domenech-Lenzini.
Paris, Editions Hémisphères, juin 2017, 175 p (illustrées de nombreuses photographies dans le texte).

Ce livre apparaît comme le prolongement naturel du précédent. La préfacière Nicole Domenech-Lenzini raconte d’abord comment elle a retrouvé en 1987 un ami algérien longtemps perdu de vue, puis comment à partir de 2011 elle a participé à un programme de recueil de témoignages lancé par le Centre de documentation historique sur l’Algérie (CDHA) d’Aix-en-Provence. Sa participation à ce programme lui a permis de constater que « très souvent, les personnes racontent spontanément que pendant la guerre d’Algérie, elle ou un membre de leur famille, quand ce n’est pas la famille entière, a été sauvée par un musulman. Et parfois, c’était l’inverse, le Pied-noir a sauvé le musulman des griffes de l’OAS ou de l’armée ». Ce qui lui a donné à penser que, « dans cette relation ambiguë qui nous liait aux musulmans », (...) « malgré le fossé culturel, le ressentiment, parfois même une certaine condescendance, on ne pouvait exclure l’amitié ». Pour le démontrer, il fallait tirer un livre de ces entretiens. Roger Vétillard a accepté de le rédiger, en cumulant les 151 témoignages (dont 29 algériens et 122 français) recueillis par le CDHA, ainsi que d’autres recueillis dans diverses publications, livres et sites internet, avec 72 autres témoignages (dont 14 algériens et 58 pieds-noirs) recueillis par l’auteur dans la préparation de ses livres précédents.

Ces nombreux témoignages sont largement cités et utilisés pour vérifier l’hypothèse initiale de Nicole Domench-Lenzini, d’une manière particulièrement convaincante. Il apparaît en effet que - contrairement à la terrible expérience de la famille Vallat à Thiersville, que l’on pourra comparer à celle de la famille Frapolli à Fort-National [1] (pp. 71-72) - les exemples de personnes sauvées par leurs amis de l’autre bord n’ont pas été rares. Même si la plupart de ces témoignages « proviennent de personnes qui habitent dans les villes moyennes et les villages » - alors que les habitants des grandes villes pouvaient avoir des contacts beaucoup plus superficiels, et ceux des campagnes non colonisés ne pas en avoir du tout - Roger Vétillard conclut d’une manière convaincante que le souvenir de vraies amitiés n’était pas nécessairement « une forme de déni qui gomme la réalité des inégalités de statut entre les différentes communautés et qui va créer un mythe du paradis inter-ethnique perdu  », contrairement à l’opinion de la psychanalyste d’origine pied-noire Andrée Herbin ; et il cite en sens contraire l’argumentation d’un autre psychanalyste pied-noir, Denis Kremer, qui conclut que « toute mémoire traumatique est une mémoire recomposée. S’il est une mémoire traumatique, c’est bien celle des Pieds-noirs. Mais l’enfer raciste et abominable que décrivent les détracteurs de la colonisation n’existe pas plus, et encore moins que le paradis inter-ethnique des Pieds-noirs. Les Pieds-noirs ont l’excuse de la mémoire blessée. Quelle excuse pourrait-on avancer pour les détracteurs de cette mémoire ? »

Parmi les témoignages algériens cités par Roger Vétillard, deux méritent particulièrement de retenir notre attention. Le premier est celui de Khaled M., ancien maquisard devenu enseignant en lycée puis à l’Université, qui confie à l’auteur : « Vous, les Pieds-noirs, vous avez été les jouets d’un enjeu politique métropolitain qui vous a dépassés. Des gens guidés par des préjugés ont décidé de faire de vous des personnes infréquentables, nous ont convaincu, nous les Algériens, que vous étiez responsables de tous nos maux. Mais qui faisait les lois ? Qui dirigeait la politique de la France ? Et c’est après que vous ayez quitté notre pays que nous nous sommes rendus compte de tout ce que vous nous avez apporté. Et aujourd’hui, quand nous revenons au temps où nous cohabitions, nous nous apercevons que vous avez respecté nos coutumes, notre personnalité. Certes il y avait parfois de la condescendance, du paternalisme, et certains laissaient apparaître leur racisme, mais personne ne vous en veut.  » (Vétillard, op. cit, p 66).

Le deuxième est celui de l’historien algérien Daho Djerbal, dans une interview accordée au journaliste Yassine Temlali le 3 janvier 2006 : « Il faut être aussi clairs sur nous-mêmes, nous autres Algériens, que sur la société française. Le discours officiel algérien a toujours voulu faire croire aux jeunes générations que, le 1er novembre 1954, le peuple algérien s’est levé comme un seul homme contre le colonialisme. Ce n’est pas du tout vrai. Les Algériens qui ont pris le parti de la séparation de la France, le parti de l’indépendance totale de l’Algérie, étaient une infime minorité. Une autre partie de la population algérienne n’était pas indifférente à une certaine présence française en Algérie. Le courant qu’elle a pu représenter existe encore aujourd’hui dans la société algérienne  ». Estimant que « le parti de l’indépendance totale de l’Algérie et de la souveraineté nationale complète est aujourd’hui vaincu. On est revenu sur l’essentiel de ce qui a été acquis par la guerre de libération et par le mouvement national dans son ensemble (...) », il aboutit à la conclusion suivante : « Le parti de l’indépendance totale est aussi défait au niveau idéologique. Le courant qui, à l’époque coloniale, n’était pas indifférent à la continuité de la présence française en Algérie, a idéologiquement repris le dessus. Comme il existe un ’problème algérien’ dans la conscience française, il y a un ‘problème français’ dans la conscience algérienne. Beaucoup d’Algériens n’ont pas fait leur deuil du départ des Français de leur pays » [2]. Si cela est vrai, l’Etat algérien ne ferait-il pas mieux d’autoriser la libre expression de toutes les opinions au lieu de maintenir le monopole de l’idéologie officielle ?

Rémi Dalisson, Guerre d’Algérie, l’impossible commémoration .
Paris, Armand Colin, janvier 2018, 318 p.

Rémi Dalisson, professeur à l’Université de Rouen, est un spécialiste reconnu des rapports entre histoire et mémoire. C’est pourquoi son nouveau livre consacré à la mémoire française de la guerre d’Algérie mérite d’être lu avec la plus grande attention. Il s’agit en effet d’une étude particulièrement minutieuse de la commémoration de la guerre d’Algérie en France de 1962 à nos jours, qui suit de près « les racines du problème commémoratif (1945-1999) » avant d’examiner encore plus finement « les enjeux de la commémoration » de 1999 à nos jours. Ces chapitres très riches sont illustrés par plusieurs graphiques dans le texte, et par plusieurs documents très utiles hors texte, ainsi que par une bibliographie bien informée. La lecture de ce livre s’impose donc à tous les spécialistes de la guerre d’Algérie.

C’est surtout le cas de la deuxième partie, qui apporte des informations particulièrement neuves et des idées qui méritent une discussion. La plus importante est, dans le chapitre 6, la démonstration de l’existence d’une « demande sociale de 19 mars » (pp. 213 sq.), appuyée sur une série de sondages d’opinion qui montrent que « depuis 1984, le nombre de partisans du 19 mars n’est jamais inférieur à la moitié de la population, puisqu’il est de 53 % en moyenne pour 1984 et 1987. Surtout, la hausse de ses partisans s’accélère à partir des années 1990-2000 pour se stabiliser à 75 % pendant les années des procès pour mémoire, des querelles mémorielles et de l’intégration de la question algérienne dans les programmes scolaires, sans oublier l’effet générationnel. C’est le moment où la question du 19 mars semble concerner la quasi-totalité de la population : à la veille du vote de la loi instituant le 5 décembre, les trois quarts des Français plébiscitent le mois de mars ». Et cette évolution continue dans le même sens : « Dès lors, la proportion de Français favorables à la date du 19 mars se stabilise autour de 85 % jusqu’à nos jours, manière d’avaliser le choix fait par le président Hollande en 2012. Qu’on le veuille ou non, que certaines mémoires particulières s’en offusquent ou non, c’est bien cette date qui apparaît aux yeux des Français comme la mieux à même de bien commémorer ». Ainsi, l’auteur croit pouvoir affirmer que « la position ultra-majoritaire de ceux qui choisissent, selon la terminologie de l’IFOP, ‘le 19 mars en référence au 19 mars 1962, date du cessez-le-feu ayant mis fin officiellement à la guerre d’Algérie’, montre en outre une réelle connaissance de la question dans la population » ; et il en déduit qu’il doit prendre parti pour la reconnaissance de cette date, ou pour celle du référendum du 8 avril 1962 par lequel la très grande majorité des électeurs métropolitains a ratifié les accords d’Evian.

Sans contester à Rémi Dalisson le droit de prendre une position de nature politique sur un problème historique, - distinction qu’il reconnaît lui-même très clairement - je dois néanmoins formuler les objections qui m’empêchent d’approuver toutes ses conclusions. En effet, le constat suivant lequel 85 % des Français préfèrent le 19 mars 1962 à des dates arbitraires telles que le 16 octobre 1977 (transfert des restes d’un soldat inconnu de la guerre d’Algérie dans la nécropole de Notre-Dame de Lorette) ou le 5 décembre 2003 (inauguration du Mémorial du Quai Branly par le président Chirac) ne prouve pas que les historiens doivent se soumettre à leur volonté. Il y a sans aucun doute en France une opinion largement majoritaire en faveur du 19 mars comme fin désirée de la guerre d’Algérie, et une opinion minoritaire irréconciliable avec cette date considérée comme celle d’un honteux abandon. L’évolution qui renforce inévitablement cette majorité est appelée à s’accentuer encore par la disparition progressive de la génération de ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie, remplacée par ceux qui ne l’ont pas connue puisqu’ils sont nés après sa fin comme le président Macron. Mais cela ne démontre pas que le choix du 19 mars puisse être approuvé par tous les Français avant la disparition du dernier témoin.

Contrairement à ce que disent ses partisans, le 19 mars n’est pas l’équivalent du 11 novembre ni celui du 8 mai, mais leur contraire. En effet, le 11 novembre 1918 et le 8 mai 1945 sont des dates propres à rassembler tous ou presque tous les Français parce qu’elles commémorent indissolublement la paix et la victoire, par une féconde équivoque permettant de rassembler à la fois les patriotes et les pacifistes. Au contraire, le 19 mars 1962 n’a pas été la date d’une véritable fin de la violence en Algérie, puisqu’il est impossible d’en indiquer une date incontestable ; mais surtout il ne commémore pas pour les Français une fin victorieuse de la guerre d’Algérie, mais une défaite politique sans défaite militaire, qui ne peut rassembler que dans la honte. Le texte de la loi du 7 décembre 2012 reproduit en annexe par Rémi Dalisson institue par son article 1er « une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie », qui est plus proche d’un jour de deuil que d’un jour de fête. Comme Robert Frank l’avait très bien dit en 1988 : « Les partisans du 8 mai fêtent au moins une victoire qui donne un sens à leur guerre. Ceux du 19 mars veulent une célébration qui fasse remarquer que la guerre d’Algérie n’en avait pas. Les survivants peuvent célébrer le fait de n’être pas morts pour rien. Mais en honorant la mémoire de leurs camarades tués, ils posent implicitement l’affreuse question : pourquoi sont-ils morts ? C’est parce que cette question est au fond insoutenable que cette guerre est incommémorable » [3].

De plus, la guerre d’Algérie s’est terminée par une guerre civile inégale entre Français, conséquence inévitable du revirement du général de Gaulle qui a renié ses promesses de mai-juin 1958 en livrant l’Algérie au FLN moins de quatre ans plus tard. Pour ceux qui les avaient crues, le 19 mars ne peut pas être considéré comme une date commémorable.

Enfin et surtout, la prise de position de Rémi Dalisson ne tient pas assez compte de la dimension algérienne du problème. En effet, le Conseil National de la Révolution Algérienne réuni à Tripoli le 20 mai 1962 a refusé de ratifier les accords d’Evian puisqu’il a adopté à l’unanimité le « programme de Tripoli » qui les désavouait en tant que « plate-forme néo-colonialiste ». Le GPRA a donc trompé le gouvernement français en lui cachant ce désaveu pendant trois mois. Il a également trompé le peuple français qui avait ratifié ces accords le 8 avril 1962, mais aussi le peuple algérien qui les a ratifiés le 1er juillet 1962. L’Algérie commémore depuis 1992 le 19 mars comme « jour de la victoire », mais sans reconnaître la validité des accords d’Evian, et elle demande à la France depuis mai 1995 une déclaration de repentance pour tous les crimes qu’elle a ou aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962.

Heureusement, les dernières pages et la conclusion du livre insistent sur la différence entre histoire et mémoire : « La mémoire de la guerre, subjective, irrationnelle, devient sans qu’on l’explique l’équivalent de son histoire alors qu’elle est son rigoureux contraire. Et cette confusion s’aggrave avec ce fameux ’devoir de mémoire’ qui s’impose depuis la Seconde Guerre mondiale pour tirer les leçons de tous les conflits, guerre d’Algérie comprise ». Elles renforcent ainsi la validité du titre : « Guerre d’Algérie : l’impossible commémoration ».

Ardavan Amir-Aslani, L’âge d’or de la diplomatie algérienne .
Paris, Editions du moment, septembre 2015, 239 p.

L’avocat français d’origine iranienne Ardavan Amir-Aslani est devenu depuis peu célèbre comme défenseur des intérêts de la veuve de Johnny Hallyday ; mais il s’était fait connaître auparavant par plusieurs livres de géo-politique concernant le monde musulman. Celui qu’il a consacré à « l’âge d’or de la diplomatie algérienne » est fondé sur les archives du ministère français des affaires étrangères et sur celles de plusieurs personnalités algériennes, et il vise à « apporter un éclairage nouveau, des informations inédites, à tous ceux qui s’intéressent (...) à la place de l’Algérie dans le monde ». Il y réussit largement en fournissant aux lecteurs des citations abondantes et bien choisies, et en s’appuyant sur l’ouvrage fondamental de Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie (publié en 1984 à Paris par les éditions Karthala). Il s’agit d’une synthèse très claire qui met en scène trois principaux acteurs : Ahmed Ben Bella, Houari Boumedienne, et leur jeune ministre des affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika, sans oublier l’émergence de la diplomatie du FLN entre 1954 et 1962, et les derniers efforts du ministre Mohammed Benyahia pour tenter de mettre fin au conflit Iran-Irak après la révolution iranienne de 1979. Le principal regret que peut avoir un historien en lisant ce livre est la rareté et l’imprécision des notes, ainsi que l’absence d’un inventaire des sources et de la bibliographie.

Naoufel Brahimi El Mili, France-Algérie. 50 ans d’histoires secrètes. Tome 1 (1962-1992). Tout ce qu’on n’avait pas osé écrire .
Paris, Fayard, mars 2017, 409 p.

L’ouvrage de Naoufel Brahimi El Mili se veut plus audacieux en apportant du neuf sur les tumultueuses relations franco-algériennes, et semble pouvoir démontrer en quoi ces relations ont été conditionnées par la mémoire conflictuelle de la guerre d’Indépendance. L’auteur est un docteur en sciences politiques enseignant à Science-Po Paris. La consultation du livre d’Achour Cheurfi, La classe politique algérienne de 1900 à nos jours, dictionnaire biographique (Casbah Editions, 2006) permet de l’identifier comme étant un petit-fils du cheikh Mohammed Brahimi El Mili, important dirigeant de l’Association des Oulémas, un fils de Mohammed Brahimi El Mili (né en 1929), qui fut membre de l’équipe de rédaction d’El Moudjahid (1957-1962) et ministre de l’éducation du gouvernement Hamrouche en 1989-1990, mais aussi un neveu de Abdelhamid Brahimi (né en 1936), qui fut Premier ministre de 1984 à 1988. Tout cela fait attendre un livre profondément novateur, mais l’attente du lecteur est vite déçue.

En effet, le premier motif de déception est la forme, qui se veut très journalistique, au détriment de la précision des analyses. Mais c’est surtout le contenu du livre qui apparaît vite comme très discutable. Dès le premier chapitre, la présentation de l’OAS relève de la propagande manichéenne, et ne témoigne d’aucune connaissance réelle du sujet. Le récit de la session du Conseil National de la Révolution Algérienne à Tripoli (27 mai-7 juin 1962) ne permet pas de comprendre que celui-ci a unanimement rejeté les accords d’Evian en tant que « plate-forme néo-colonialiste » et a caché cette décision capitale au peuple français et au peuple algérien. Le chapitre suivant reconnaît que « la guerre n’est pas vraiment finie » et donne en exemple le massacre du 5 juillet 1962 à Oran, mais il me paraît surestimer la précocité de l’option de l’ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney pour le candidat au pouvoir suprême Ben Bella, et surtout le rôle de frein du ministre des finances français Valéry Giscard d’Estaing, en oubliant que la décision française de séparer les trésors français et algérien a été prise au plus haut niveau, par le président de la République Charles de Gaulle. La conclusion de ce chapitre attribue à la France une supériorité sur l’Algérie (« Il est clair que la France, dans le contexte postcolonial, est en position de force, mais il ne faut pas le dire au grand jour ») qui ne va pas de soi pour la plupart des lecteurs français.

De même le chapitre suivant surprend en présentant l’Algérie de Ben Bella comme infiltrée par des DAF (déserteurs de l’armée française) qui seraient en réalité des agents de la France, et en prétendant que Ben Bella lui-même aurait chuté parce qu’il aurait oublié qu’il lui devait son pouvoir. Selon l’auteur, le président français Charles de Gaulle n’aurait « jamais eu d’interlocuteur algérien aussi sérieux et aussi fiable » que le colonel Boumedienne, même si celui-ci a mené avec succès « la guerre de l’indépendance économique » jusqu’à nationaliser le pétrole et le gaz du Sahara en 1971. Par contre, le président Giscard d’Estaing apparaît comme le plus grand ennemi de l’Algérie, à laquelle il aurait préféré le Maroc du roi Hassan II. L’auteur retrace les origines du conflit algéro-marocain sur le Sahara ex-espagnol, qui aboutit à une véritable guerre froide franco-algérienne de 1976 à 1978, sans jamais rappeler que le ministre algérien des affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika avait reconnu en 1975 le droit du Maroc à hériter de ce territoire (comme l’indique Ardavan Amir-Aslani à la page 202 de son livre cité plus haut).

Plus le récit avance, plus le lecteur se demande dans quelle mesure il peut faire confiance à des analyses très subjectives et quelque peu partiales. Les derniers chapitres montrent le successeur de Boumedienne, Chadli Bendjedid, réconcilié avec la France et promouvant aux plus hauts postes des officiers DAF tels que Larbi Belkheir et Khaled Nezzar aux dépens des vrais patriotes, alors que le Front islamique du Salut récupère le nationalisme populaire sous la bannière de l’islam. L’auteur semble donc suivre les analyses de son oncle Abdelhamid Brahimi, qui a dénoncé dans un livre publié en Suisse Hizb França [4] (le parti de la France) comme la véritable cause de la guerre civile des années 1990. Mais cette hypothèse vraisemblable paraît démentie par l’optimisme de l’introduction et de la conclusion : « Alger et Paris finalement s’entendent très bien, mais il ne faut pas que cela se sache trop ».

Guy Pervillé

[1] Le maire de Fort-National, Marcel Frapolli, fut assassiné par le FLN le 22 août 1955 (cf le Journal de Mouloud Feraoun, Paris, Le Seuil, 1962, p 28. Son épouse, sage-femme très aimée de la population kakyle, fut obligée de quitter la ville.

[2] Interview de Daho Djerbal par Yassine Temlali, reproduit par ce dernier dans son recueil d’articles Algérie, chroniques ciné-littéraires de deux guerres, Barzakh, 2011, p 190. Roger Vétillard (op.cit. pp 165-166) n’a pas cité le nom de Daho Djerbal parce qu’il n’a pas trouvé la citation directe du livre de Yassine Temlali.

[3] Robert Frank, « Les troubles de la mémoire française », dans La guerre d ‘Algérie et les Français, s. dir. Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1990, p 607.

[4] 4 Abdelhamid Brahimi, Aux origines de la tragédie algérienne, témoignage sur Hizb França, Genève, Hoggar, et Londres, The center for Maghreb Studies, 2000.



Forum